Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl
[
i^
yV
y .y
^ r\ >
Ky ^^
H'
^^^ ^/
/^
ii^
(V
\1
t^
i^.^
-5/
.i
i
I ■
■ *l
;i
•i
.1
SOUVENIRS D'ÉGOTISME
G. CHARPENTIER et B. FASQUELLE, èm
\ 11, BDB DB GnBHELLB, 11
Extraits da Catalogne de la Bibliothèque-Charpaj
à 3 fr. M cliaLiUB voluiue, '
Journal de Stendluil, publié piir CAsmiit SiitYiEN^
et François de Nion (1888)
Stendhal : Viede HeniiBruiard, autobiographfl
publiée par Casimir STliïlE^slil (ISJO). . .
Lamiel) roman inédit de StcndliEil, publié pi
Casimir Strïienski iQuanlin), 1S80
EN PRÉPARATION :
Casimir St^^ienski : Henri Eeyle, étude biogra
littéraire, d'après des documents inédits.
C. IB36. — Parla. Imp. F. Im
STENDHAL
(HENRI BEYLE)
lUVENIRS D'EGOTISME
AUTOBIOGRAPHIE
ET
LETTRES INÉDITES
PUBLIÉS PAR
CASIMIR STRYIENSKI
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
6. CHARPENTIER kt E. FASQUEUE, Cditeurs
il, RUE DE GRENELLE» 11
1892
Tous droits réservés.
A P.-A. CHERAMY
En souvenir du
Cinquantième
Anniversaire
DE LA MORT
DE
Stendhal
G. S.
â
r
I
t •' .
is
r>" '
r. j
1- "^
r.
»^
■i
'•»■
■y
y
I
«
AVANT-PROPOS
Le manuscrit autographe des Souvenirs d'Égo-
tisnle se trouve à la Bibliothèque de Grenoble. Ces
pages complètent les Mémoires de Stendhal^ qui
forment ainsi trois volumes : Vie de Henri Çrulard
(i788-1800) — Journal (1801-1814) — Soivenirs
d'Égotisme (1821-1830) — et représentent h, ut ce
que Beyle a laissé de documents autobiogra-
phiques.
Les Lettres inédites sont empruntées à diverses
collections; f adresse mes remerciments à MM.
P.- A. Cheramyy Ed, Maignien, conservateur de la
Bibliothèque de Grenoble, Charles de Spoelberch
de Lovenjouly Auguste Cordier, Henri Cordier,
F. Corréard et Julien Lemer, qui ont bien voulu
me permettre de réunir cette précieuse correspon-
dance.
.•' /
l^■■
i
fLîJ?f - .1
STENDHAL
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION
I
Henri Beyle fut un homme d'esprit — c'est en somme le
plus clair de sa réputation auprès des gens qui, de son œuvre
si variée, si neuve, si personnelle n'ont rien lu. Trouver la
preuve de cette affirmation dans les livres de Stendhal
ne serait pas difficile — on pourrait ouvrir, presque au
hasard, l'un ou l'autre des volumes qu'il publia de 1814
à 1839 et on lirait ces jolis mots à l'allure paradoxale ou
ironique, ces aperçus fins et profonds, ces traits sugges-
tifs qui sont comme l'écho des conversations de ce bril-
lant causeur. Mais on ne se donne pas tant de peine —
on croit sur parole la renommée et l'on déclare, après
tant d'autres, que Beyle fut un homme d'esprit — la
phrase est toute faite et très commode, et se répétera
encore longtemps.
Aussi bien serait-il peut-être à propos — avant de pla-
cer Fauteur (Je Rouge et Noir dans le milieu intellectuel
et littéraire où, vers la quarantième année, il conquit ce
titre, — de citer quelques unes des formules qui sont la
marque de son individualité.
Nous connaîtrons ainsi Stendhal plus intimement, —
♦1
U
t
m
II STENDHAL
ce sera un moyen de nous intéresser davantage à fies suc-
cès mondains.
Son esprit a bien des faces et se manifeste très diver-
sement. Le mot,chezlui, est souvent sarcastique, souvent
aussi plus doux, — mélancolique et rêveur. Beyle est
tout à la fois le disciple de Tulilitaire llelvétius, au ten-
dre Cabanis, du sec l)u«los, et peut-être, — iaconsciem-
nient — de ce gentilhomme lettré, le prince de Ligne, cet
autre homme d'esprit qui, avant Stendhal, avait tenté
une classification des dillerentes phases de la passion
amoureuse.
Les préfaces de Beyle surtout sont pleines de ces fa-
çons ingénieuses et satiriques au moyen desquelles il
laisse entrevoir sa pensée plutôt qu'il ne l'exprime — et
notons que c'est le caractère de son esprit et que cette
discrétion dans la formé, sinon dans l'intention, en fait
tout le charme.
A-t-il, par exemple, à dire comment il comprend l'a-
mour ? Il ne donnera pas une délinition, mais " il
débitera sans emphase, sans élever la voix, ce brillant
couplet : <( Uongir tout à coup, lorsqu'on vient à, songer à.
certaines actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises
par tendresse d'àme et s'en affliger, non pas parce qu'on
fut ridicule aux yeux du salon, mais J)ien aux yeux d'une
certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans être
amoureux de bonne foi d'une femme qui en aime un
autre, ou bien encore .'mais la chose est si rare qu'on
ose à peine l'écrire, de peur de retomber dans les inin-
telligibles...) on bien encore, en entrant dans le salon
où est la femme que l'on croit aimer, ne songer qu'à
lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous pn cet inf^
tant, et n'avoir nulle idée de mettre Varnouy' dan^nos
pro])res regards : voilà les antécédents que je deman-
derai à mon lecteur. C'est la description de beaucoup
de ces sentiments tins et rares qui a semblé obscure aux
hommes à idées positives. Comment fî<ire pour être
clair à leurs yeux ? Leur annoncer une hausse de cin-
quante centimes, ou un changement dans le tarif des
douanes de la Colombie. »
La citation est un peu longue, mais on est. entraîné
j..- \\
l fiT LES SALONS DE LA RESTAURATION IH
I une fois qu'on a commencé, et n'eût-il pas été dommage
1 de laisser dans le livre ce dernier trait satirique?
Quelquefois l'ironie va plus loin ; « L'empire des
^ convenances, qui s'accroît tous les jours plus encore
par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la
i pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à
I cet ouvrage' (1) une parole qu'on évite de prononcer toute
seule, et qui peut même sembler choquante. »
Voici une courte ajppréciation littéraire : « Les
vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on
les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la
difOculté vaincue. Les garder aujourd'hui dans l'art dra-
I matique, reste dé barbarie. Exemple : l'ordonnance de la
cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay. »
Puis la note poétique : « Bologne, 17 août 1817.
Ave Maria (Twilight), en Italie, heure de la tendresse,
i des plaisirs de l'àme et de la mélancolie : sensation aug-
( montée par le son de ces belles cloches. Heures des plai-
sirs qui ne tiennent aux sens que par If s souvenirs. (2) »
Et, enfin, cette rare pensée : « La beauté est une pro-
messe de bonheur. »
Après un séjour de sept années en Italie — on, sait
que Beyle, en 1814, ayant tout perdu, se réfugia à Milan
— voilà l'homme qui va se mêler à la société de Paris et
faire ison chemin dans le monde.
■' Nel ^ezzo del cammin di nostra vita.
(1) De Tamour.
(3) On bense à ces vers de Dante :
£ra già Fora che volge il disio
A' Daviganti e 'ntenerisce il cuore,
Lo di ch' han detto à dolci amici addio,
E che lo nuovo peregrin d'amore
. PuDge, se ode squilla di lontano,
•I Che paia '1 giorno pianger che si muore.
I
] V STENDHAL
II
Nous sommes donc à la fin do l'année 1821. Beyle,
victime d'une accusation du gouvernement autrichien
qui le croyait affilié à la secte des Carbonari, est obligé
(le quitter Milan, sa patrie d'élection, la ville qui, pour
lui, pour son cœur, sera toujours le souvenir attendri de
ses débuts dans les armées de Bonaparte, de ses pre-
mières amours, de ses premiers plaisirs, et de son initia-
tion définitive aux sensations des arts, — la peinture et
surtout la musique.
Dans les Souvenirs d'Egotisme, Stendhal dit en par-
lant d'un voyage qu'il fit en Angleterre (1821) : « J'étais
ivre de gaîté, de bavardage et de bière à Calais. Ce fut /a
livemibre infidélité au souvenir de Milan ». Il se re-
proche cet excès de joie au moment où il vient de quit-
ter cette bien-aimée Lombardie et aussi cette « divine
Métilde » qui occupa absolument sa vie, de 1818 à
182i (1) ; mais avant d'être à tout jamais le Milanese de
la pierre tombale du cimetière Montmartre, il fera bien
d'autres infidélités au souvenir de Milan et particulière-
ment pendant les quelques années de vie à Paris, qui
])récédèrent son entrée dans la carrière consulaire — de
4821 à 1830. 11 s'oubliera plus d'une fois au milieu des
philosophes, des lettrés, des gens d'esprit, ou deshommes
simplement célèbres qu'il va rencontrer. C'est à ce mo-
ment qu'il entre en relations avec le comte Destutt de
Tracy, l'auteur de ÏIdéolo(jie, Benjamin Constant, Mé-
rimée, Victor Jacquemont, le général Lafayette, Charles
deRémusat, encore un tout jeune homme, mais « mûr
dès la jeunesse », suivant le mot de Sainte-Beuve, Fau-
riel, Guvier, Thiers, Béranger, Aubernon, Beugnot, De-
lécluze, le baron Gérard, en somme presque tout le clan
libéral de la Restauration. On comprend qu'il ait pu
(l) Voir : Vie de Henri Brulard, chapitre i*".
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION V
trouver quelques compensations à ce qu'il avait perdu.
L'art de « marcher au bonheur )),il le cherchera aussi,
quoi qu'on en ait, dans le succès auprès des plus intel-
tectuels de ses contemporains et il le trouvera, sans trop
se faire d'illusion.
A cette époque Beyle avait déjà publié plusieurs vo-
lumes. En 1814 parurent les Lettres adressées de
Vienne en Autriche sur Haydn , suivies dune vie
de Mozart et de considérations sur Métastase et Vétat
présent de la musique en Italie^ sous le pseudonyme
d'Alexandre-César Bombet — le nom de Stendhal ne fut
inventé que plus tard; on le trouve pour la première fois
sur la couverture de Racine et Shakespeare^ en 1823.
Ces lettres eurent quelques succès, car l'auteur fut ac-
cusé de plagiat — Sainte-Beuve a fait à peu près justice
de cette accusation dans une note de son étude sur Sten-
dhal. Beyle s'est inspiré — sans l'avouer, il est vrai, —
des Haydine de Carpani pour une partie de son travail,
mais en somme on reconnaît bien vite sa manière et sur-
tout ses idées dans ce livre très audacieux et très nou-
veau. Dès cette première publication Beyle commence
contre la vanité française sa petite guerre, où l'on doit voir
surtoufson amour exagéré du caractère italien, et expose
ses principes sur la musique — avertissant ainsi le lec-
teur qu'il n'écrira jamais pour le distraire simplement,
mais qu'il lui communiquera des observations person-
nelles fondées sur une sorte de psychologie comparée et
cosmopolite.
En 1817, il donne deux autres ouvrages: Histoire de la
peinture en Italie^pur M. B. A. A.,etEome, Naples et
Florence ou esquisses sur Uétat actuel de la société^
les mœurs, les arts et la littérature^ etc., etc., de ces
villes célèbres (sans nom d'auteur.)
L'Histoire de la Peintui^e en Italie est capitale dans
l'œuvre de Beyle ; on y relève bien des fautes de goût —
par exemple une admiration soutenue pour Canova —
mais il s'en dégage cette théorie des milieux, des climats
et des tempéraments, déjà indiquée dans Montesquieu et
étudiée par Cabanis, qui a depuis fait fortune. Cette
théorie est exposée par Beyle le plus souvent en un tour
*1.
VI STENDHAL
t
vif et spirituellement concis* « Le peintre, écrit-il (cha-
pitre XCIII), qui fera Brutus envoyant ses fils à la mort,
ne donnera pas au père la beauté idéale du sanguin, tandis
que ce tempérament fera l'excuse des jeunes gens. S'il
croit que le temps qu'il faisait à Rome le jour de l'assassi-
nat de César est une chose indifférente, il est en arrière
de son siècle. A Londres, il y a des jours oîi Ton se
pend. »
M. Taine, dans la préface de sa Littérature Anglaise,
explique les mérites de Stendhal et la portée de l'œuvre
du « grand psychologue. » Il reconnaît devoir beaucoup
à ce précurseur. Beyleest, en effet, un trait d'union entre
le dix-huitième siècle et M. Taine ; il apporte une large
part d'idées nouvelles et d'applications originales dans
cette élude des rapports du physique et du moral.
a On n'a pas vu, dit M. Taine, que sous des apparences
de causeur et d'homme du monde, il expliquait les plus
compliqués des mécanismes internes, qu'il- mettait le
doigt sur les grands ressorts, qu'il importait danâ This-
toirc du cœur des procèdes scientifiques, Tart de chiffrer,
de décomposer, et de déduire.... on l'a jugé sec et excen-
trique.... et ccpcn(ip,nt c'est dans ses livres qu'on trou-
vera encore aujourd'hui les essais les plus propres à
frayer la route que j'ai tâché de décrire. »
îîome, Naples et Florence, c'est une sorte de journal
de voyage écrit au jour le jour, comme plus tard les
Promeïuulef^ cUins Rome (1829) et les Mémoires <ïun
Touriste (1838;.
Beyle y parle de tout en artiste, en dilettante, en mon-
dain. Ici le scénario d'un ballet de Vigano, là une anec-
dote italienne qui renouvelle la psychologie par l'im-
prévu des situations, et partout ce désir de communiquer
au lecteur l'enthousiasme si sincère et si vibrant que
l'auteur éprouve dès qu'il est de l'autre côté des Alpes.
« Quels tranports de joie ! quels battements de cœur !
Que je suii encore fou à vingt-six ans ! Je verrai donc
cette belle Italie ! Mais je me cache soigneusement du
ministre : les eunuques sont en colère permanente contre
les libertins. Je m'attends même à deux mois de froid
à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir;
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION VII
et qui sait si le monde durera trolÉf semaines? (1) »
De plus, il a en 'portefeuille son livre : De VAmoury
écrit au crayon à Mfian « dans les intervalles lucides ».
Comme causeur, Beyle apportait aussi un élément assez
rare à cette épV)que : son cosmopoli tisnie. A la suite des
armées de Napoléon, de 1806 à 1812, â avait voyagé en
Allemagne, en Autriche, en Russie ; en 1817 et en cette
même année 1821, il avait vu rAngletôrre. Pendant ses
séjours d'Italie, il s'était rencontré avec Lord Byron,
Brougham^ liobhouse, à qui fut dédié le quatrième chant
de Childe^Harold^ Monti, le poète, Canova, Mayer, Ros-
sini, Pacc^i, etc. (2).
Il pouvait donc bien dire à ces Parisiens qu'il allait
étonner, aùfeot que charmer :
, ; Vcngo adesso di Cosmopoli.
Le littérateur avait, on le voit, un bagage considérable,
— et sa réputation assez restreinte, sans doute, atténuée
par Vanonymat, bornée en somme à ces huppu few aux-
quels seulement il daignait s'adresser, était suffisante
pour lui servir de « billet d'entrée y> dans un des salons
les plus en vue, le salon du comte Destutt de Tracy.
Quel bonheur pour Beyle d'entrer en relations
avec cet homme qu'il admirait depuis si longtemps et
qui avait eu tant dl'influence sur son esprit. « Je lis avec
la plus grande satisfaction les cent douze premières pages
de Tracy aussi facilement qu'un roman », écrit-il dans
son Journal à la date du l^'* janvier 1805. Et chaque fois
qu'il découvre une nouvelle idée, le nom de Tracy revient
sous sa plume. « Je n'aurais rien, fait pour mon bonheur
particulier, tant que je ne serais pas accoutumé à souf-
frir d'être mal dans une âme, comme dit Pascal. Creuser
cette grande pensée, fruit de Tracy ». (3).
(1) Je cite d'après l'édition de 1817. — Où Monselet avait-
il donc pris que Beyle avait horreur des points d'exclamations?
(2) Voir sur Lord Byron, Monti, etc., la letlre que Beyle adresse
& Madame L>S. Bélloc, l'auteur de Lord Byron, (Correspondance
inédite^ p. 273 et suiv., vol. I; et dans Racine el Shakespeare (édi-
tion Michel Lévy): Lord Byron en Italie, 1816, p. 261-285).
(3) Journal cœ Stendhal, p. 113.
VIII STENDHAL
lieyle avait fait envoyer à M. de Tracy un exemplaire
(le son Histoire de la peinture en Italie — le jeune
écrivain était, en iSil, de passage à Paris. Il eut le bon-
heur de recevoir la visite do Tauteur de l'Idéologie.
« Il passa une heure avec moi. Je l'admirais tant que
probablement je fis fiasco, par excès d'amour. »
Je trouve, dans une notice de Mignet, un trait de ca-
ractère de M. de ïracy qui montre que, sans nul doute,
les appréhensions de Beyle, — à cette époque, du moins
— étaient peu fondées.
(( Les sentiments de M. de Tracy étaient droits et
hauts comme son âme. Il cachait un cœur passionné
sous des dehors calmes. 11 y avait en lui un désir vrai du
bien, un besoin d'élre utile qui passait fort avant la satis-
faction d'être applaudi... Il se plaisait avec les jeunes
gens, et ceux qui donnaient des espérances par leurs ta-
lents rencontraient le solide appui do ses conseils et de
sou attachement (1). »
Aussi, à son retour d'Italie,. Beyle trouva-t-il un ac-
cueil aimable dans le salon de la rue d'Anjou. Stendhal
nous fait pénétrer dans cette société brillante.
Le doyen du salon était le général Lafayette, allié des
Tracy.
« Une haute taille, dit Beyle, et au haut de ce grand
corpsunefi gure imperturbable, froide, insignifîantecomme
un vieux tableau de famille, cette tète couverted'une per-
ruque à cheveux courts mal faite. Cet homme vêtu de quel-
que habit gris et entrant, en boitant un peu et s'appuyant
sur un bâton, dans le salon de madame de Tracy, était le
général Lafayette en 1821. »
Et, brusquement, le portrait devient anecdotique et
tourne au vaudeville.
« M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-
quinze ans, a le même défaut que moi; il se passionne
pour une jeune Portugaise de dix-huit ans quiarrivedans
le salon de madame de Tracy, il se figure qu'elle le dis-
tingue, il ne songe qu'à elle, et ce qu'il y a de plaisant,
(1) Mignel: Portraits et notices historiques et littéraires^ yol, r,
p. 374 et 370.
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION IX
c'est que souvent il a raison de se le figurer. Sa gloire
européenne, l'élégance foncière de ses discours, malgré
leur apparente simplicité, ses yeux gris qui s'animent dès
qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie poitrine, tout con-
court à lui faire passer gaîment ses dernières années. >
Tout en parlant du général, Beyle nous fait voir, comme
en profil, la maîtresse de la maison, « cette femme ado-
rable, dit-il, et de moi aimée comme une mère, non,
mais comme une ex-jolie femme. »
Elle se scandalise parfois du ton ironique de Stendhal,
mais elle sait le défendre.
« II était convenu qu'elle avait un faible pour moi. Il
y a une étincelle en iuz, dit-elle un jour à une dame qui
se plaignait de la simplicité sévère et francheavec laquelle
je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien res-
pectables pour leur haute vertu, sans doute, mais du
reste incapables de comprendre que deux et deux font
quatre. y>
A côté de Destutt de Tracy, de la comtesse de Tracy,
du général Lafayette, on aperçoit toute une réunion, qui
est l'élément jeune de ce grave cénacle, « à droite en en-
trant, dans le grand salon », sur un « beau divan bleu. y>
C'est là que sont assises « quinze jeunes filles (ic douze à
dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Kémusat
et M. François de Corcelles. »
Victor Jacquemont fait aussi partie de cette société.
« Victor me semble un homme de la plus grande distinc-
tion Il devint mon ami, et, ce matin (1832), j'ai reçu
une lettre qu'il m'écrit de Kachemyr, dans l'Inde. »
Beyle, au moment où il écrivait ces lignes, en juin
1832, allait perdre cet ami, et la lettre dont il parle est la
dernière qu'il reçut de Victor Jacquemont.
Il ajoute à ce croquis un trait qui, à ses yeux, devait
évidemment diminuer un peu son admiration.
« Son cœur n'avait qu'un défaut — une envie basse et
subalterne pour Napoléon. »
Et ce petit travers n'est pas une invention de Beyle —
il se trompe quelquefois, mais jamais quand il s'agit
d'impressions — car je lis dans la troisième partie du
Journal de Jacquemont : « Les louanges que j'entends
X STENDHAL
chanter, pendant Tôlégant dîner du magistrat, M. Taylor,
à Bonaparte, dieu de la, liberté, me donnent des accès
de jacobinisme et d'ultracisme. »
Les relations de Beyle et de Jacquemont n'en furent
pas moins excellentes et les lettres que le voyageur
adresse à son ami prouvent que la sympathie était réci-
proque.
Bcylc nomme encore quelques autres personnes qu'on
trouvait à ces soirées du dimanche. Georges Washington
Lafayette « vrai citoyen des Etat-Unis d'Amérique, par-
■ faitement pur de tout idée aristocratique, » et t'^ifctor de
i Tracy, fils du comte, alors major d'infanterie. c^Nous
^ ■ l'appelions barre de fer ^ — c'est la définition de son carac-
* tère. Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napo-
léon, il a le malheur de voir en toutes choses le nual. »
': De la femme de Victor de Tracy, cette charmante Sa-
rah Newton, Beyle ne dit que quelques mots : « Jeune
et brillante, un modèle de la beauté délicate anglaise,
un peu trop maigre. » Et on regrette de n'avoir pas Tex-
plication de ces épithètes. On connait cette femme d'es-
prit et de talent, par un article des Causeries du
lundi (1), sur fies Essais, œuvre posthume, publiée en
1852. Sarah Newton est l'amie de madame de Coigny, qui
lui donnait pour emblème une hermine, avec ces mots :
Douce, blanche et fine, et l'auteur du Voyage à Corn"
piègne d'où se détache cette jolie phrase blâmée par
Cuvillier-Fleury(2) et défendue par Sainte-Beuve : «Nous
sommes descendues vers un moulin dont j'aimerais à
être la meunière ; ieau est si claire qu'elle a Vair d'être
doublée de satin vert, tant elle réfléchit avec netteté les
arbres qui entourent le moulin. »
Beyle parle dans une de ses lettres (3) du malheur qu'il
eût de déplaire toujours aux personnes auxquelles il
voulait troj) plaire, pensant sans doute à cette période
de sa vie. Fort bien accueilli au début, il sentit que peu k
peu la bienveillance de M. de Tracy lui échappait. « J'a\
\
(1) Vol. XIII.
(2) Dernière ft études historiques et littéraires , vol. n.
(3) CotTespondance inédite y vol. ii, p. 149.
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XI
«
yécu, dit-il, dix ans dans ce salon, reçu polimenl, estimé,
ïAais tous les jours moins lié, excepté avec mqs amis.
CTest là un des défauts de mon caractère qui fait que je
' né m'en prends pas aux hommes de mou peu d'avan- ^
• cernent. »
Il y avait peut-être plusieurs raisons à cette froideur de
.* Destutt de Tracy, surnommé, nous dit Mignet, Têtu de
. Tracy. Le philosophe était évidemment un peu effrayé de
^ certaines théories stendhaliennes, et Thommedu monde,
des bruits malveillants qui couraient, sur le compte de
lieyle. Mais ryus aurons peut-être la solution de ce pe-
tit problème, si nous suivons le causeur <lans d\iutres
milieux, et particulièrement c^ez madame Cabanis et
chez la Pasla.
III
. Beyle avait vu, dans le salon do la rfie d'Anjou, ma-
dame Cabanis. Al. d% Tracy avait élé fort inliniement lié
,avec Cabanis, c'était, nous dit Mignet « une amitié fon-
dée sur une fbrle tendresse, une estime sans bornes et
de communes opinions. )> Lorsque Cabanis mourut, en
1808, c'est, par une attention délicate, à M. de Tracy que
l'Académie fitm^aise songea pour le j'einplaccr, voulant
que celui des deux amis qui survivait vînt succéder à
Tautreet prohonràt son éloge.
M. de Trac\' mena Beyle chez madame Cabanis, rue
des Vieilles-niileries, «au diable. «C'était un salon bour-
geois où Stendhal ne se sentait pas à Taise. La plupart
des gens qu'il y rencontre ne l'intéressent pas.
C'estlà qu'il voit un sculpteur, un instant célèbre sous
la Restauration — M. Dupaty, auteur du Louis XIII de la
place Royale, et mari de la lille do madame (Cabanis,
cette fille « haute de six pieds et malgré cola fort ai-
mable. »
« }l(. Dupaty me^ faisait grand accueil, dit Beyle, comme
écrivain sur l'Ifelie, et auteur d'une Histoire de la Pein-
ture. II était plus diflicile d'être plus convenable, et
•
i
XII STENDHAL
Elus vide de chaleur, d'imprévu, d'élau, etc., que ce
rave homme. Le dernier des métiers, pour ces Parisiens
si soignés, si proprets, si convenables, c'est la sculp-^
ture. >
Là aussi il fit la connaissance de Fauriel, la seule per-
sonne de ce salon qui ait trouvé grâce devautlui et dont il
admire la sincérité littéraire. « C'est, dit-il, avec Méri-
mée et moi, le seul exemple à moi connu de non charlata-
nisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire. Aussi
M. Fauriel n'a-t-il aucune réputation. »
Dans ce salon — sorte de terrain neutre — Stendhal se
montrait plus hardi qu'à la rue d'Anjou.
C'est aux Vieilles-Tuileries qu'un soir il elîaroucha
M. de Tracy — voici en quelle circonstance.
Beyle avait pour interlocuteurs le calme idéologue et
M. Thurot, l'hellénisLe dont il fait, en quelques lignes,
une caricature assez drôle : « Honnête homme, mais bien
bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien méticuleux
dans toute sa petite politique de ménage. Le but unique
de M. Thurot, professeur de grec, était d'être membre de
de TAcadémie des Inscriptions. Par une contradiction
effroyable, cet homme qui ne se mouchait pas sans son-
ger à ménager quelque vanité qui pouvait influer, à mille
lieues de distance, sur sa nomination à l'Académie, était
ultra-libéral, »
M. de Tracy et M. Thurot demandèrent à Beyle quelle
était sa politique et voici la réponse qu'il leur fît : « Dès
que je serais au pouvoir, je réimprimerais les livres des
émigrés déclarant que Napoléon a usurpé un pouvoir
qu'il n'avait pas en les rayant. Les trois quarts sont
morts, — je les exilerais dans les départements des Pyré-
nées et deux ou trois voisins. Je ferais cerner ces quatre
ou cinq départements par deux ou trois petites armées
qui, pour Tefl'et moral, bivouaqueraient au moins six
mois de l'année. Tout émigré qui sortirait de là serait
impitoyablement fusillé. — Leurs biens rendus par Na-
poléon, vendus en morceaux non supérieurs à deux ar-
pents. — Les émigrés jouiraient de pensions demille,
deux mille et trois mille francs par an^ Ils pourraient
choisir un séjour dans les pays étrangers. »
ET LES SALONS DE LA RESTAL^ATION XIII
Les figures de MM. Thurot et de Tracy s'allongeaient
pendant l'explication de ce plan. Tant d'audace était un
crime impardonnable.
Nous arrivons au second grief de M. de Tracy.
Un jour, une dame, que Stendhal appelle Céline, lui
dit : « M..., l'espion, a dit chez M. de Tracy. — Ah ! voilà
« M. Beyle qui a un habit neuf, on voit bien que Madame
« Pasta vient d'avoir un bénéfice ».
c Cette bêtise plut. M. de Tracy ne me pardonnait pas
ma liaison publique (autant qu'innocente) avec cette
actrice célèbre >.
IV
Madame Sarah-Bernhardt a fait un jour un joli et triste
conte (1), dont la morale est que seuls des gens de ta-
lent les acteurs mouraient tout entiers. Qui donc aujour-
d'hui parle de la Pasta? Et pourtant son succès
fut immense — le Tout-Paris de la Restauration alla
l'entendre; et ce fut l'unique actrice que Ton osât jamais
comparer à Talma.
Le grand tragédien la reconnut presque pour rivale.
« Talma n'a pas balancé à dire une chose vraie, sans
pour cela qu'il compromît la valeur de son mérite. Il ré-
pétait souvent, en parlant de madame Pasta, qu'elle fai-
sait naturellement ce que, lui, n'était parvenu à faire
qu'à force de travail et à la fin de sa carrière (2). »
Beyle aussi essaye une comparaison entre la canta-
trice et Talma; ce morceau résume admirablement
toutes les impressions du dilettante qu'on trouve épar-
ses dans la Vie de Rossini (3) et dans les Mélançies d'art
et de littérature, œuvre posthume publiée en 1867 par R.
Colomb.
(1) Album dé Murcie,
(2) Souvenirs inédils de Delécluze^ {Revue Rétrospective, dixième
semestre, 1889) — p. 265.
(3) Le Chapitre 35 est entièrement consacré à la Pasta.
*2
XIV STENDHAL
« Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en
1821, était VOperaBnffa. Madame Pasta y jouait Tan-
crède^ Othello^ Roméo'et Juliette, d'une façon qui non
seulement n'a jamais été égalée, mais qui n'avait certai-
ment jamais été prévue par les compositeurs de ces
opéras.
« Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut,
avait Tâme tragique, mais il était si bête qu'il tonvbait
dans les affectations les plus ridicules... Le succès de
Talma commença par la hardiesse, il eut le courage d'in-
nover, le seul des courages qui soit étonnant en France..:.
« Il n'y avait de parfait* dans Talma que sa tête et son
regard vafjue. ;
« Je trouvai le tragiijue qui me convenait dansKean (1)
et je l'adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois
encore là devant moi Richard III et Othello.
(( Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est
le ])lus touchant, je ne l'ai trouvé que chez madame Pasta,
et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle
était silencieuse et impassible. En rentrant, elle passait,
deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir des accès
de nerfs.
« Toutefois, ce talent tragique, était mêlé avec le ta-
lent de chanter. L'oreille achevait l'émotion commencée
par les yeux (2). »
Une dizaine d'années plus tard, George Sand, voya-
geant en compagnie d'Alfred de Musset, entendit la
Pasta à Venise — et ses impressions notées dans l'His-
toire de ma vie, montrent que Beyle n'exagère rien. Sten-
dhal ne nous donne pas de portrait physique de la
Pasta. George Sand, moins psychologue, la décrit avec
quelque détail, aussi le passage suivant sera-t-il bien à
sa place ici :
« La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Pe-
tite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beau- ,
coup d'Italiennes, dont .le buste magnifique semble avoir
(1) Beylc avait entendu Kean à Londres, en 1821.
(2) On dirait que Beyle avait devant lui la médaille frappée en
1829, à rcftigie de la Pasta et sur laquelle on lit : « Sublime n^
canlo, unica neWazione, »
I
I
I
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION * XV
été fait aux dépens du reste, elle trouvait le moyen de
paraître grande et d'une allure dégagée, tant il y avait de
noblesse dans ses attitudes et de science dans sa panto-
mime. Je fus bien désappointée de la rencontrer le len-
demain, debout sur sa gondole, et habillée avec là trop
stricte économie, qui était devenue sa préoccupation
constante. Cette belle tête de camée que j'avais vue de
près aux funérailles de Louis XVlII,sifine et si veloutée,
n'était plus que Tombre d'elle-même. Sous son vieux
chapeau et son vieux manteau, on eût pris la Pasta pour
une ouvreuse de loges. Pourtajit elle fit un mouvement
pour iadiquer à son gondolier l'endroit où elle voulait
aborder, et dans ce geste, la grande reine, sinon la divi-
nité, reparut (1). »
L'amour de Beyle pour l'Italie et pour la musique — et
aussi l'espoir de rencontrer des Milanais qui lui parleraient
de Métilde — le conduisirent tout naturellement chez
la Pasta. De plus, Stendhal était là dans l'atmos-
phère qui lui convenait pour écrire la Vie de Rossini^
qui parut en 1824.
Beyle habitait alors l'hôtel des Lillois, rue de Richelieu,
n® 63 — dans cette môme maison demeurait la célèbre
cantatrice. Le soir, en sortant de quelque réunion mon-
daine ou du théâtre, vers minuit, il entrait chez la
Pasta, où se donnait rendez-vous une nombreuse société
— J.-J. Ampère, Fauriel, entre autres, et tous les Italiens
plus ou moins exilés de passage à Paris. «
Beyle, silencieux, rêveur, dans ce salon, songeait
moins à la femme qu'à l'artiste — non qu'il le voulût
peut-être, mais il avait vu et compris que tel devait
être son rôle. Il s'explique très sincèrement sur sa pré-
tendue liaison avec la Gîuditta .
Gomme le cpmte de Tracy, la Pasta fut une de
ces personnes auxquelles Stendhal eut le malheur de vou-
loir trop plaire. Il en prit son parti et se consola de ce
que «la chose se fût bornée àlaplus stricte et plus dévouée
amitié, » de part et d'autre. t
(1) Histoire de ma vîe^ cinquième partie, chapitre III.
XVI STENDHAL
Mais Bcyle n'en resta pas moîns^ aux yeux de la société
de la rue d'Anjou, Famant de la cantatrice.
L'opinion qu'on avait de Stendhal était toujours ex-
trême — il a eu de vrais amis et de vrais ennemis ; les
amis étaient ceux qui le connaissaient — les ennemis
ceux qui le connaissaient mal. Sainte-Beuve, qui ne peut
être accusé de tendresse pour Beyle, nous donne là-
dessus un précieux témoignage. « Que cet homme, qui
passait pour méchant auprès de ceux qui le connaissaient
peu, était aimé de ses amis ! Que je sais de lui des traits
délicats et d'une âme toute libérale ! (1) » Et les mêmes
amis, les mêmes ennemis existent, encore aujourd'hui,
qu'on peut diviser en catégories analogues.
Beyle raconte, dans la Vie de Henri Brulard, que
chez certaines personnes, il ne pouvait plus dire qu'il
avait vu passer un cabriolet jaune dans la rue sans avoir
le malheur d'offenser mortellement les hypocrites et
môme les niais. Il eut à sublir de réels affronts : madame
de Lamartine, à Florence, évita de le recevoir (2).
Cette réputation, exagérée à plaisir, lui valut le sur-
nom de Méphistophélès, que lui donnèrent quelques-
uns de ses amis. « Au fond, dit-il, je surprenais ou scan-
dalisais toutes mes connaissances; j'étais un monstre ou
un dieu. »
Et ces jugements sur l'homme ressemblaient fort aux
jugements qu'on portait sur le littérateur.
Ainsi, pour bien des gens, Beyle n'était qu*un ignorant.
Il n'avait pas, il est vrai, une science très sûrOj mais au
moins il avait beaucoup d'esprit et incontestablement
beaucoup d'idées personnelles, quoique discutables par-
fois. 11 n'apprenait jamais aux autres que ce qu'il avait
senti ou éprouvé lui-même — est-ce là pourtant un mé-
rite médiocre ? Au sujet de cette réputation d'ignorance
il raconte une jolie anecdote : « Un des étonnements du
comte Daru était que je pusse écrire une page qui fît
plaisir à quelqu'un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui
me l'a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de 1 épui-
#
(1) Nouveaux Lundis, vol. III, article sur Delécluze.
(2) Le fait m'a été rapporté par M Emile Chasles, fils de Phila-
rète Chasles.
r
t
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XVII
sèment de l'édition, se vendait quarante francs. Son
étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.
— c Comment ! quarante francs !
— « Oui, M. le comte, et par grâce ; et vous ferez plai-
sir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.
— c Est-il possible ! disait l'Académicien en levant les
yeux au ciel : Cet enfant, ignorant comme une carpe !
< Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des anti-
podes, regardant la lune lorsqu'elle n'a qu'un petit crois-
sant pour nous, se disent : Quelle admirable clarté ! la
lune est presque pleine ! M. le comte Daru, membre de
l'Académie française, associé de l'Académie des scien-
ces, etc., etc., et moinous regardions le cœur de l'homme,
la nature, etc., de côtés opposés. »
Et par ce petit récit, ne pouvons-nous pas, en même
temps, nous faire une idée de la conversation de Beyle?
N'est-ce pas là un charmant spécimen de sa façon ingé-
nieuse d'expliquer les choses, ce qui pour lui est presque
toujours s'expliquer soi-même.
C'est dans cet égoïsme psychologique qu'il excelle,
et nous ne lui en ferons pas un reproche.
Un de ses amis nous dit, dans une notice peu connue :
< Jamais il ne sut ce que c'était que Tesprit préparé. Il
inventait en causant tout ce qu'il disait... il trouvait à
chaque instant de ces traits imprévus qui ne peuvent
être le résultat de l'étude (1). »
L'anecdote sur le comte Daru ne répond-elle pas à ce
joli signalement que nous donne Arnould Frémy ?
Beyle n'avait pas porte ouverte seulement chez M. de
Tracy — Mme Cabanis ou la Pasta, il était encore reçu
chez M. Cuvier, chez Mme Ancelot, chez le baron Gé-
rard, chez Mme deCastellane, où il rencontre Thiers qu'il
trouve trop effronté, bavard, Mignet, sans esprit. Dé-
ranger qu'il admire pour son caractère, Aubcrnon et
Beugnot. Mais il sera plus intéressant de parler des di-
manches de Delécluze, le critique d'art des Débats^
où Stendhal se montre sous un jour nouveau.
(i) Arnould Frémy : Souvenirs anecdotiques sur Stendhal (Re-
vue de Paris j 11 septembre 1855).
*2.
i
l
't
t
I
t
I;
p ■
XVIII STENDHAL
Chez Etienne Dehécluze, Beyle devait rencontrer la so-
ciété qui lui convenait. Dans le salon de la rue d'Anjou,
il était glacé par la froideur de M. de Tracy, chez Mme
Cabanis, gêné par le ton bourgeois; et enfin, chez la
Pasta il se laissait aller au « bonheur du silence » ; — il
lui suffisait d'ébouter les autres et d'entendre bourdon-
ner à ses oreilles ces syllabes milanaises qui l'attendris-
saient. ' , '
Aux réunions de Deléçluze, il trouva enfin la liberté
d'allure et' le franc parler dont il avait besoin pour être
tout à fait ïui-mème.
Ces réceptions du dimanche, composées d'hommes
exclusivement, étaient fort suivies et très brillantes. Nous
le savons non seulement par Béyle, mais par Deléçluze
qui, dans ses Souvenirs de soixante années, nomme
tous des amis ■^- et la seule liste de ces personnes
prouve combien il dut se dépenser d'esprit dans le mo-
deste appartement du journaliste.
' On y voyait J.-J. Aïnpère, le critique en voyage^
comme il s'est intitulé dans quelques-uns de ses livres où
il initiait les français aux littératures étrangères ; Albert
Stapfer, l'élève de Guizot; Sautelet, cet intelligent li-
braire-éditeur, qui eut une fin tragique à laquelle Méri-
mée fait allusion dans sa brochure sur Stendhal ; Paul-
Louis Courier, dont les conseils encouragèrent Beyle à
publier Racine et Shakespeare ; le baron de Mareste
l'homme du monde de ce cénacle de gens de lettres, où
il avait un rôle charmant : écouter et comprendre ; Adrien *
de Jussieu, le silencieux botaniste qui était la ga/erie et
disait en prenant congé du maître de la maison : « Ils
ont été bien amusants aujourd'hui » ou <( ça n'a pas été
aussi amusant que dimanche dernier. » Et enfin, the
last and not the least, Profeper Mérimée, que Beyle avait
rencontré, en 1821, chez Joseph Lingay, le professeur
de rhétorique du futur auteur de Colomba. La première
i*
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XIX
impression de Stendhal ne fut pas très favorable. « Pauvre
jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez
retroussé » dit-il de Mérimée. Et il ajoute : (c ce jeune
homme avait quelque chose d'effronté et d'extrêmement
déplaisant, ses yeux petits et sans expression avaient
un air toujours le même et cet air était méchant. Telle
fut la première vue du meilleur d^ mes amis actuels.
Je ne suis pas trop sûr de son cœur, maiSjje suis sûr
de ses talents. ))
« Je ne sais, dit Stendhal, qui me mena chez M. de
L'Etang — (c'est le pseudonyme transparent qu'il donne à
Delécluze). — 11 s'était fait donner un exemplaire de l'His-
toire de fia Peinture en Italie, sous prétexte d'un
compte- rendu dans le Lycée — un de ces journaux éphé-
mères qu'avait créé à Paris le succès de VEdinburgh
Review.
« Il désira me connaître, on me mena aonc chez M. de .
L'Etang, un dimanche à deux heures C'est à cette heure
incommode qu'il recevait, il tenait donc académie ^u
sixième étage d'une maison qui lui appartenait à lui et à
ses sœurs, rue Gaillon. » Beyle se trompe, il ne faut ja-
mais trop se fier à lui quand il s'agit de « descriptions
matérielles, » — la maison de Delécluze était rue de
Chabanais, au coin de la rue Neuve-des-Petits-Ghamps
et l'appartement au quatrième. Mais continuons :
« De ses petites fenêtres, on ne voyait cpi'une forêt
de cheminées en plâtre noirâtre. C'est pour moi une
des vues les plus laides, mais les quatre petites
•chambres qu'habitait M. de L'Etang étaient ornées de
gravures et d'objets d'art curieux et agréables. Il y avait
un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je
regardais souvent. A côté était la grosse figure lourde,
pesante, niaise de Racine. C'était avant d'être aussi
gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments
dont le souvenir est indispensable pour faire Andro-
maque ou Phèdre. i>
Nous retrouvons ici le ton sarcastique de Racine et Sha-
kespeare, cette brochure que Stendhal allait publier; c'est
chez Delécluze que Beyle « la trompette ^ la fois et le
général d'avant-garde de la nouvelle révolution litté-
XX STENDHAL
raire (!•) » discuta les théories condensées dans ces quel-
ques pa^es aggressives, l'un des premiers documents à
consulter pour Thistoire du romantisme.
Passons maintenant à Delécluze lui-même et à son en-
rage. <( Je trouvai chez M. de L'Etang, devant un petit
mauvais feu, car ce fut, ce me semble, en février 1822
qu'on m'y mena — huit ou dix personnes qui parlaient
de tout, je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et
surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu'il
y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu'on ne
parlât jamais trois à la fois ou que l'on n'arrivât pas à de
tristes moments de silence. »
Beyle, en somme, a été assez malmené par Delécluze
dans ses Souvenirs de soixante années, au point que
Sainte-Beuve, prend la défense de Stendhal (2). Il trouve
Delécluze souverainement injuste pour Beyle.
« Sa sévérité étrange, ajoute-t-il, pour un si ancien
ami et un si piquant esprit appelle la nôtre à son égard
et la justifierait, s'il en était besoin — ». Et en note, ce
post-scriptum qui se cache pour être mieux vu : « Je sais
quelqu'un qui a dit :
(( Delécluze est parfois un béotien émoustillé, mais il y
a toujours le béotien. »
Stendhal ne pouvait pas ne pas voir le béotien qu'il y
avait en Delécluze — mais ce n'est qu'après avoir dit tout
le bien possible de son nouvel ami qu'il laisse entrevoir
ce côté ridicule du personnage : « M. de L'Etang, dit-il,
est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wake-
field. Il faudrait pour en donner une idée toutes les demi-
teintes de Goldsmith ou d'Addison.
« Il a toutes les petitesses d'un bourgeois. S'il achète
pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le
marchand du coin, deux heures après, il croit que ses
mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne
pourrait en trouver de semblables à Paris. »
Peut-on noter un travers avec plus d'imprévu et plu
d'esprit? Il serait trop cruel pour Delécluze de re-
(1) HaÎQte-Beuve, Nouveaux Lundis, m, p. 109.
(2) Sur les Souvenirs de soixante années de Delécluze, voir Nou^
veaux lundis, vol. 3.
/
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION XXI
transcrire ici quelques uns de ses l'ugements sur Sten-
dhal.
Et Beyle se résume en une page exquise, dans laquelle
oubliant le béotien, il ne voit plus que le plaisir qu'il a
éprouvé dans « l'Académie » de la rue de Chabanais.
€ Je ne saurais exprimer trop d'estime pour cette so-
ciété. Je n*ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de
supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le
premier jour et vingt fois peut-être pendant les trois ou
quatre ans qu'elle a duré, je me suis surpris à faire ce
môme acte d'admiration,
« Une telle société n'est possible que dans la patrie de
Voltaire, de Molière, de Courier
€ La discussion y était franche sur tout et avec tous.
On était poli chez M. de L'Etang,* mais à cause de lui. Il
était souvent nécessaire qu'il protégeât la retraite des
imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient
avancé une absurdité trop marquante. »
C'est chez Delécluze que Beyle lança pour la première
fois ces mots brillants qui firent sa réputation d'homme
d'esprit et qu'on retrouve dans sa correspondance et ail-
leurs :
Le principe du romantisme «estd'administrerau public
la drogue juste qui lui fera plaisir dans un lieu et à un
moment donnés. » Définition que Baudelaire a prise pour
lui et à son compte.
Et la contre-partie : « Le classicisme présente aux
peuplés la littérature qui donnait le plus grand plaisir
possible à leurs arrière-grands pères. »
€ L'Alexandrin un cache-sottise. »
C'est là aussi qu'il scandalisa bien des gens par des
théories païennes dans lesquelles il entre beaucoup plus
d'enfantillage et d'impertinence que de conviction pro-
fonde; ici Beyle est la dupe de ses préjugés; à cet égard
il a tenu à se montrer irréconciliable devant ses contem-
porains.
i
XXII STENDHAL
• Dans ses œuVres et même ses œuvres (comme la V\
de Henri Brulard ou les Souvenirs d'Egotisirii
écrites librement, puisqu'elles ne devaient être publiée
selo^ son désir, qu'après sa mort, à le bien lire, il n'ai
pas l'homme que nous laissent entrevoir George Sand (i
et Mérimée.
Mérimée si fin, si perspicace, semble avoir été dupé
son tour, et avoir cherché à prendre trop au sérieux eei
taines boutades de son ami.
VI
C'était pour Beyle un apprentissage, que cette vie d
Paris, dans ces mondes très différents. II se révéla eau
seur plein d'idées nouvelles et de formules inédites, che
les uns; chez les autres — contre-partie naturelle — i
fut jugé homme dangereux et révolutionnaire en moral
autant qu'en politique.
Pour lui la question n'était pas là. Il laissait dire, et s
contentait d'observer, préoccupé constamment de trou
ver « la théorie du cœur humain » et de « peindre ce ccBa
par la littérature. »
Il s'essayait sur ce public restreint, ne se donnant pa
tout entier; il conservait toute son indépendance.
Jamais il ne voulut cultiver un salon, cela contra
riait trop ses habitudes. Il faisait des apparitions et n'é
tait jamais assidu. Il ne songeait pas à s'assurer un
situation , comme on l'a dit, il n'était déjà plus ambitieux qu
littérairement. Aussi sac rifîà-t-il tout à cette passion dom:
nante. En ne se mêlant pas trop aux coteries, il su
garder toute son originalité pour le jour où, enfin, maîtr
de lui-même, il se résume en une œuvre — une œuvr<
capitale qui ne pouvait être pensée et conçue qu'aprèi
une longue expérience.
C'est en 1830 qu'il écrira le Rouge et le Noir y avan
(1) Histoire de ma Vie, 5* partie, ch. 3.
ET LES SALONS DE LA RESTAURATION ^ ixill
de s'exiler à Civita-Vecchia, avant d'aller occujjer son
poste modeste de consul de France dans cetfe |riste
ville italienne. ."^ -
Stendhal dira, en 1835, après avoir réfléchi à la âîtuàtion
qu'il aurait pu obtenir, s'il avait su profiter de ses re|atjons ;
4 « Je regrette peu l'occasion perdue. Au lieu ^e^ dix,
i j'aurais vingt mille, au lieu de chevalier, je seraisrofficier
de la Légion d'honneur, mais j/auraia pensé trois ou *
quatre heures par jour à ces platitudes d'ambition qu'on*
décore du nom de pojitique; j'aurais fait beaucoup de
bassesses
(( La seule chose, que je regrette, c'est le séjouç de
Paris. )) *•*
Et il se reprend bien vite : « Mais je serais las de Paris,
en 1836, comme je suis las de ma solitude, parmi les sau-
vages de Civita-Vecchia (1). » ^
Ainsi, il a le bonheur de garaer un plus agréable sou-
venir de ses années passées dans les cercles ïittéraifes de
P^ris, car il ne croyait pas qu'il n'est pire misère que
dé se rappeler les temps heureux dans les jours de dou-
leur ; comme Alfred de Musset, il reniait cette pensée du
poète florentin.
►
Casimir Stryienski.
Jersey, septembre 1892.
)■
(1) Vie de Henri Brulard,
*
SOUVENIRS D'ÉGOTISME
CHAPITRE PREMIER («)
Mero (2), 20 juin 1832.
Pour employer mes loisirs dans cette terre étran-
gère, j'ai envie d'écrire un petit mémoire de ce qui
m'est arrivé pendant mon dernier voyage à Paris, du
21 juin 1821 au ...novembre 1830 ; c'est un espace
de neuf ans et demi. Je me gronde moi-même depuis
deux mois, depuis que j'ai digéré la nouveUieté de ma
position pour entreprendre un travail quelconque.
Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n'a point
de lest.
J'avoue que le courage d'écrire me manquerait si
je n'avais pas l'idée qu'un jour ces feuilles paraîtront
(1) ËQ note, sur la première page du manuscrit : « A n'im-
primer que dix ans au moins après mon départ, par délica-
tesse pour les personnes nommées. Cependant les deux tiers
sont mottes dès aujourd'hui. »
(2) Anagramme de Rom«.
i
2 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
imprimées et seront lues par quelque âme quej'aime,
par un être tel que Madame Roland ou M. Gros, le
géomètre (1). Mais les yeux qui liront ceci s'ouvrent à
peine à la lumière, je suppose que mes futurs lecteurs
ont dix ou douze ans.
Ai-je tiré tout le parti possible, pour mon bon-
heur, des positions où le hasard m'a placé pendant
les neuf ans que je viens de passer à Paris? Quel
homme suis-je ? Ai-je du bon sens? Ai-je du bon sens
avec profondeur ?
Ai-je un esprit remarquable ? En vérité, je n'en
sais rien. Encore par ce qui m'arrive au jour le jour,
je pense rarement à ces questions fondamentales,
et alors mes jugements varient comme mon humeur.
Mes jugements ne sont que des aperçus.
Voyons si, en faisant mon examen de conscience,
la plume à la main, j'arriverai à quelque chose de
positif et qui reste longtemps vrai pour moi. Que
penserai-je de ce que je nie sens disposé à écrire en
le relisant vers 1835, si je vis? Sera-ce comme pour
mes ouvrages imprimés? J'ai un profond sentiment
de tristesse quand, faute d'autre livre, je les relis.
Je sens, depuis un mois que j'y pense, une répu-
gnance réelle à écrire uniquement pour parler de
moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents
d'amour-propre. D'un autre côté, je me trouve loin
de la France (2), j'ai lu tous les livres qui ont pénétré
dans ce pays. Toute la disposition de mon cœur était
. (i) Le professeur de mathématiques de Beyle. Voir Vi& de
Henri Brulard.
(2) Il était alors consul de France dans les États romains et
résidant à Givita-Vecchia. (Note de Beyle.)
SOUVENIRS d'ÉGOTISME
d^'écrire un livre d'imagination - sur une intrigue
d'amour arrivée à Dresde, en août 1813, dans une
maison voisine de la mienne, mais les petits devoirs
de ma place m'interronipent assez souvent, ou, pour
mieux dire, je ne puis jamais, en prenant mon papier,
être sûr de passer une heure sans être interrompu.
Cette petite contrariété éteint net l'imagination chez
moi. Quand je reprends ma fiction, je suis dégoûté
de ce que je pensais. A quoi un homme sage répon-
dra qu'il faut s.e vaincre soi-même. Je répliquerai :
il est trop tard, j'ai 4, ans; après tant d'aventures,
7 il est temps de songer à achever la vie le moins mal
possible.
. Ma principale objection n'était pas la vanité qu'il y a
j à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme
* tous les autres; on l'oublie bien vite, s'il est en-
[ nuyeux. Je craignais de déflorer les moments heu-
! reux que j'ai rencontrés, en les décrivant, en les •
anatomisant. Or, c'est ce que je ne ferai point, je sau-
? terai le bonheur.
I Le génie poétique est mort, mais le génie du soup^
çon est venu au monde. Je suis profondément con-
vaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au
lecteur les éternels Je que l'auteur va écrire, c'est
une parfaite sincérité.
Aurai-je le courage de raconter les choses humi-
liantes sans les sauver par dés préfaces infinies? Je
l'espère.
Malgré les malheurs de mon ambition, je ne me
crois point persécuté par eux, je les regarde comme
des machines poussées, en France, par la Vanité et
.ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise.
Je ne me connais point moi-même, et c'est ce qui.
i
4 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
quelquefois, la nuit, quand j'y pense, me désole.
Ai-je su tirer un bon parti des hasards au milieu
desquels m'a jeté et la toute-puissance de Napoléon
(que toujours j'adorai) en 1810, et la chute que nous
fimes dans la boue en 1814, et notre effort pour en
sortir en 1830? Je crains bien que non, j'ai agi par
humeur, au hasard. Si quelqu'un m'avait demandé
conseil sur ma propre position, j'en aurais souvent
donné un d'une grande portée; des amis, rivaux d'es-
prit, m'ont fait compliment là-dessus.
En 1814, M. le comte Beugnot, ministre de la po-
lice, m'offrit la direction de l'approvisionnement de
Paris. Je ne sollicitais rien, j'étais en admirable
position pour accepter, je répondis de façon à ne
pas encourager M. Beugnot, homme qui a de la
vanité comme deux Français ; il dut être fort cho-
qué.
L'homme qui eut cette place s'en est retiré au bout
de quatre ou cinq ans, las de gagner de l'argent, et,
dit-on, sans voler. L'extrême mépris que j'avais pour
les Bourbons — c'était pour moi, alors, une boue fé-
tide — ^^me fît quitter Paris peu de jours après n'avoir
pas accepté l'obligeante proposition de M. Beugnot.
Le cœur navré par le triomphe de tout ce que je mé-
prisais et ne pouvais haïr, n'était rafraîchi que par
un peu d'amour que je commençais à éprouver pour
madame la comtesse Dulong, que je voyais tous les
jours chez M. Beugnot et qui, dix ans plus tard, a
eu une grande part dans ma vie. Alors elle me distin-
guait, non pas comme aimable, mais comme singu-
lier. Elle me voyait l'ami d'une femme fort laide et
d'un grand caractère, madame la comtesse Beugnot.
Je me suis toujours repenti de ne pas l'avoir aimée.
SOUVENIRS D*É60T1SME $
Quel plaisir de parler avec intimité à un être de cette
portée !
Cette préface est bien longue, je le sens depuis trois
pages; mais je dois commencer par un sujet si triste
et si difficile que la sagesse me saisit déjà, j'ai pres-
que envie de quitter la plume. Mais, au premier mo-
ment de solitude, j'aurais des remords.
Je quittai Milan pour Paris, le., juin 1821, avec
une somme de 3,500 francs, je crois, regardant
comme unique bonheur de me brûler la cervelle
quand cette somme serait finie. Je quittais, après
trois ans d'intimité, une femme que j'adorais, qui
m'aimait et qui ne s'est jamais donnée à moi.
J'en suis encore, après tant d'années d'intervalle,
à deviner les motifs de sa conduite. Elle était haute-
ment déshonorée, elle n'avait cependant jamais eu
qu'un amant ; mais les femmes de la bonne compa-
gnie de Milan se vengeaient de sa supériorité. La pau-
vre Métilde ne sut jamais ni manœuvrer contre cet
ennemi, ni le mépriser. Peut-être un jour, quand je
serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de
parler des années 1818, 1819, 1820, 1821.
En 1821, j'avais beaucoup de peine à résistera la
tentation de me brûler la cervelle. Je dessinais un
pistolet à la marge d'un mauvais drame d'amour que
je barbouillais alors (logé casa Âcerbi). Il me semble
que ce fut la curiosité politique qui m'empêcha d'en
finir; peut-être, sans que je m'en doute, fut-ce aussi
la peur de me faire mal.EnfinjepriscongédeMétilde.
— Quand reviendrez-vous, me dit-elle?
— Jamais, j'espère (1).
Il y eut là une dernière heure de tergiversations et
(1) Voir ce volame, p. 275.
1.
6 Souvenirs d'égotisme
de vaines paroles; une seule eût pu changermavîë fu-
ture, hélas ! paspourbien longtemps. Cette âme angéli-
que, cachée dans un sibeaucorps,aquitté la vieen 1825.
Enfin, je partis dans l'état qu'on peut imaginer.
J'allais de Milan à Gomo, craignant à chaque instant
et croyant lùême que je rebrousserais chemin.
Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans
mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher
l'âme ; il me semblait que j'y laissais la vie, que dis-
je, qii'était-ce que la vie auprès d'elle? J'expirais à
chaque pas que je faisais pour m'en éloigner. Je ne
respirais qu'en soupirant (Shelley) (1).
Bientôt je fus comme stupide, faisant la conver-
sation avec les postillons et répondant sérieusement
aux réflexions de ces gens-là sur le prix du vin. Je
pesais avec eux les raisons qui devaient le faire
augmenter d'un sou ; ce qu'il y avait de plus affreux,
c'était de regarder en moi-même. Je passai à Airolo,
à Bellinzona, à Lugano (le son de ces noms me fait
frémir même encore aujourd'hui — 20 juin 1832).
J'arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exac-
tement comme les montagnes du Cumberland dans
le nord de l'Angleterre, en y ajoutant des précipices).
Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant
un pe\ji que je ferais une chute qui m'écorcherait à
fond, et que cela me distrairait.
Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique
j'aie passé nia vie à tomber de cheval, j'ai horreur
<ies chutes sur des pierres roulantes, et cédant sous
le poids du cheval (2) *
{i) C'est sang doute la première fois qu'iin Français écrivait
le nom du grand poète anglais.
(2) Voir Vie de Henri Drulard, ch. XXXII.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Le courrier avec lequel j'étais finit par m'arrêler
et par me dire que peu hii importait de ma vie, mais
que je diminuerais son profit, et que personne ne
voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu'un
de ses voyageurs avait roulé dans le précipice.
— Hé quoi! n'avez-vouspasdevinéquej'ailaV.....?
lui dis-je, je ne puis pas marcher.
J'arrivai avec ce courrier maudissant son sort jus-
qu'à Altorf. J'ouvrais des yeux stupides sur tout. Je
suis un grand admirateur de Guillaume Tell, quoique
les écrivains ministériels de tous les pays prétendent
qu'il n'a jamais existé. A Altorf, je crois, une mauvaise
statue de 1 ell, avec un jupon de pierre, me toucha,
précisément parce qu'elle était mauvaise.
Voilà donc, me disais-je avec une douce mélancolie
succédant pour la première fois à un désespoir sec,
voilà donc ce que deviennent les plus belles choses
aux yeux des hommes grossiers. Telle était Métilde
au milieu du saJon de madame Traversi.
La vue de cette statue m'adoucit un peu. Je
m'informai du lieu où était la chapelle de Tell.
— Vous la verrez demain.
Le lendemain, je m'embarquai en bien mauvaise
compagnie : des officiers suisses faisant partie de la
garde de Louis XVIII, qui se rendaient à Paris (1).
La France, et surtout tes environs de Paris, m'ont
toujours déplu, ce qui prouve que je suis un mauvais
Français et un méchant, disait plus tard, Mlle Sophie
belle-fille de M. Cuvier.
(1) En note : c Ici quatre pages de descriptions de Altorf à
Gersau» Lucarne, bâle, Belfort, Langres, Paris ; — occupé de
moral» la descriptiou physique m'ennuie. 11 y a deux ans que
je n'ai écrit douze pages comme ceci. >
s SOUVENIRS D'ÉGOTISME
Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâie à
Belfort et quittant les hautes, si ce n'est les belles
montagnes suisses pour l'affreuse et plate misère de
la Champagne.
Que les femmes sont laides à (1), village où
je les vis en bas bleus et avec des sabots. Mais, plus
tard, je me dis : quelle politesse, quelle affabilité,
quel sentiment de justice dans leur conversation
villageoise !
Langres était située comme Volterre (2), ville
qu'alors j'adorais, — elle avait été le théâtre d'un de
mes exploits les plus hardis dans ma guerre contre
Métilde.
Je pensai à Diderot, — fils, comme on sait, d'un
coutelier de Langres. — Je songeai à Jacques le Fa-
talistey le seul de ses ouvrages que j'estime, mais je
l'estime beaucoup plus que le Voyage (TAnachar sis y
le Traité des Etudes ^ei cent autres bouquins estimés
des pédants.
Le pire des malheurs, m'écriai-je, serait que ces
hommes si secs, mes amis, au milieu desquels je vais
vivre, devinassent ma passion, et pour une femme
que je n'ai pas eue!
Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832,
pour la première fois, en écrivant ceci, que cette
peur, mille fois répétée, a été, dans le fait, le prin-
cipe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C'est par
là que je suis venu à avoir de r esprit ^ chose qu
(i) En blanc dans le manuscrit.
(2) Voir sur Volterre les premières pages des Sensatio
d'Italie de Paul Bourget.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 9
était le bloc, la butte de mes mépris à Milan, en 1818,
quand j'aimais Mé tilde.
J'entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid,
insultant pour ma douleur , avec une seule idée :
n'être pas deviné.
Je me logeais à Paris, rue Richelieu, Hôtel de
Bruxelles, n*^47, tenu par un M. Petit, ancien valet
de chambre de M. de Damas (1).
La politesse, la grâce, Tà-propos de ce M. Petit,
son absence de tout sentiment, son horreur pour tout
mouvement de l'âme qui avait de la profondeur, son
souvenir vif pour des jouissances de vanité qui
avaient trente ans de date, son honneur parfait en
matière d'argent, en faisaient, à mes yeux, le modèle
parfait de l'ancien Français. Je lui confiai bien vite
les 3000 francs qui me restaient ; il me remit, malgré
moi, un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce
qui le contraria beaucoup lorsque, quelques mois
après, ou quelques semaines,je repris mon argent pour
aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût
que j'éprouvais à Paris.
J'ai bien peu de souvenirs de ces temps passion-
nés, les objets glissaient sur moi inaperçus, ou mé-
prisés, quand ils étaient entrevus. Ma pensée était
sur la place Belgiojoso, à Milan. Je vais me recueillir
pour tâcher de penser aux maisons où j'allais.
»
(1) Voir LamieU chapitre XV. %
CHAPITRE II
Voici le portrait d'un homme. de mérite avec q
j'ai passé toutes mes matinées pendant huit ans.
y avait estime, mais non amitié. J'étais descendu
rhôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémo
taisle plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à
la Rancune (du Roman Comique) que j'aie jamj
rencontré. M. le baron de Lussinge (1) a été le coi
pagnon de ma vie de 1821 à 1831; né vers 1785
avait trente-six ans en 1821. Il ne commença à se
tacher de moi et à être impoli dans le discours
lorsque la réputation d'esprit me vint, après l'affr
malheur du 15 septembre 1826.
M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n'y voyan'
à trois pas, toujours mal mis par avarice et
ployant nos promenades à faire des budgets d
pense personnelle pour un garçon vivant s
Paris, avait une rare sagacité. Dans mes illi
romanesques ei brillantes, je voyais comme t
tandis que. ce n'était que quinze, le génie, la
(i) Probablement le baron de Mareste. Voir Beyle,
pondance et Lettres inédites, et Sainte-Beuve, N
Lundis, vol. lU (article sur Etienne Delécluze).
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 11
la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui
ne les voyant que comme six ou sept.
Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations
pendant huit ans ; nous nous cherchions d'un bout
de Paris à l'autre.
Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept
ans, avait le cœur et la tête d'un homme de cin-
quante-cinq ans. Il n'était profondément ému
que des événements à lui personnels; alors il
devenait fou, comme au moment de son mariage.
A cela près, le but constant de son ironie, c'était
l'émotion. Lussinge n'avait qu'une religions l'es-
time pour la haute naissance. Il est , en effet ,
d'une famille du Bugey, qui y tenait un rang
élevé en 1500; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie,
devenus rois de Sardaigne.
Lussinge avait été élevé à Turin à la même acadé-
mie qu'Alfiéri; il y avait pris cette profonde méchan-
ceté piémontaise*, au monde sans pareille, qui n'est
cependant que la méfiance du sort et des hommes.
J'en retrouve plusieurs traits à Emor (1); mais, par-
dessus le marché ici, il y a des passions et, le théâtre
étant plus vaste, moins de petitesses bourgeoises.* Je
n'en ai pas moins aimé Lussinge jusqu'à ce qu'il soit
devenu riche, ensuite avare, peureux et enfin désa-
gréable dans ses propos et presque malhonnête en
janvier 1830. ,
Il avait une faère avare mais surtout folle, et qui
pouvait donner tout son bien aux prêtres. Il songea
à sQ marier ; ce serait une occasion pour sa mère de
se lier par des actes qui l'empêcheraient de donner
(1) Anagramme de Rome. &
lî SOUVENIRS d'ÉGOTISME
son bien à son confesseur. Les intrigues,
ches, pendant qu'il allait à la chasse d'ui
m'amusèrent beaucoup. Lussinge fut sur
demander une fille charmante qui eût doi
bonheur et Téternité à notre amitié : je v<
de la fille du général Gilly, — depuis mada
femme d*un avoué, je crois. Mais le gé
été condamné à mort après 1815, cela eût
la noble baronnie, mère de Lussinge. Par
bonheur, il évita d'épouser une coquet
madame Varambon. Enfin, il épousa une
faite, grande et assez belle, si elle eût e
Cette sotte se confessait directement à Mgi
len, archevêque de Paris, dans le salon d
allait se confesser. Le hasard m'avait donni
données sur les amours de cet archevêque
être avait alors madame de Podinas, dai
neur de madame la duchesse de Berry, et,
avant, maîtresse du fameux duc de Raguse
indiscrètement pour moi — c'est là, si
trompe, un de mes nombreux défauts — je
madame de Lussinge sur l'archevêque.
C'était chez madame la comtesse d'Ave
— Ma cousine, imposez le silence à
s'écria-t-elle, furieuse.
Depuis ce moment, elle a été mon ennc
que avec des retours de coquetterie biei
Mais me voilà embarqué dans un épisode
je continue, car j'ai vu Lussinge deux fc
pendant huit ans, et plus tard il faudra
cette grande et florissante baronne, qui
cinq pieds six pouces.
(1) D*Argout.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 13
Avec sa dot, ses appointements de chef de bureau
au ministère de la Police, les donations de sa mère, •
Lussinge réunit vingt-deux ou vingt-trois mille livres
de rente, Vers 1828. De ce moment, un seul senti-
ment le domina, la peur de perdre. Méprisant les
Bourbons, non pas autant que moi, qui ai de la vertu
politique, mais les méprisant comme maladroits, il
arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès
d'humeur Ténoncé de leurs maladresses.
Il voyait vivement et à Timproviste un danger pour
sa propriété — chaque jour il y en avait quelque
nouvelle (maladresse), comme on peut le voir dans
les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spec-
tacle le soir et jamais dans le monde ; il était un peu
humilié de sa place. Tous les matins, nous nous réu-
nissions au café, je lui racontais ce que j'avais appris
la veille; ordinairement, nous plaisantions sur nos
différences de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il
me nia je ne sais quel fait antibourbonien — ,que
j'avais appris chez M. Cuvier, alors conseiller d'Etat,
fort ministériel.
Cette sottise fut suivie d'un fort long silence ;
nous traversâmes le Louvre sans parler. Je n'avais
alors que le strict nécessaire, lui, comme on sait/
vingt-deux mille francs. Je croyais m'apercevoir,
depuis un an, qu'il voulait prendre à mon égard un
ton de supériorité. Dans nos discussions politiques, il
me disait :
— Vous, vous n'avez pas de fortune.
EhGn, je me déterminai au pénible sacrifice de
changer de café sans le lui dire. Il y avait neuf ans
que j'allais tous les jours à dix heures et demie au
café de Rouen, tenu par M. Pique, bon bourgeois, et
2
14 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Madame Pique, alors jolie, dont Maisonnette (1),
,de nqs amis communs, obtenait, je crois, des rend
vous à cinq cents francs l'un. Je me. retirai au (
Lemblin, le fameux café libéral également situé
Palais-Royal. Je lie voyais plus Lussinge que tous
quinze jours; depuis, notre intimité devenue un
soin pour tous les deyx, je crois, a voulu souven
renouer, mais jamais elle n'en a eu la force. Plusie
fois après, la musique ou la peinture, où il était i
truit, était pour nous des terrains neutres, mais to
l'impolitesse de ses façons revenait avec àpreté
. que nous parlions politique et qu'il avait peuf p<
ses 22,000 francs, il n'y avait pas moyen de continu
Son bon sens n'empêchait de m'égarer trop loin di
mes illusions poétiques, magaîté — car je devins ,
ou plutfet j'acquis l'art de le paraître — le distray
de son humeur sombre et de la terrible peu?"
perdre.
Quand je suis entré dans une petite place en 18!
je crois qu'il a trouvé les appointements trop con
dérables. Mais enfin, de 1821 à 1828, j'ai vu Lussir
deux fois par jour, et à l'exception de l'amour et (
projets littéraires auxquels il ne comprenait ri<
nous avons longuement bavardé sur chacune de i
actions, aux Tuileries et sur le quai du Louvre <
Conduisait à son bureau. De onze heures à midi ne
étions ensemble, et très souvent il parvenait à me c
traire complètement de mes chagrins qu'il ignor
Voilà enfin ce long épisode fini, mais il s'agis^
du premier personnage de ces mémoires, de cely
qui, pliis tard, j'inoculai d'une manière si plais?
(1) Jos«ph Lingay, dont il sera^question plus loin. '
SOUVENIRS t)'ÉGOTISME 15
mon amour si frénétique pour madapie Azur ( J) Ûont
il est depuis depuis deux ans l'amant fidèle ^f, ce qui
est plus comique, il l'a, rendue fidèle. C'est une des
Françalises les moms poupées que j'aie rencontrée. \
Mais n'anticipons point ; rien n'est plus difficile
dans cette grave histoire que de garder respect à l'or-
dre chronologique.
Nous en sommes donc au mois d'août 1821, moi ,
logeant avec Lussinge à l'hôtel dé Bruxelles, le sui-
vant à cinq heures à la table d'hôte excellente et bien
tenue par le plus joli des Français, M. Petit, et par èa
femme, femme de chambre à grande façon, mais tou-
jours piquée. Là, Lussinge qui a toujours craint, je
le vois en 1832, de nie présenter à ses amis, ne
put pas s'empêcher de me faire connaître : 1** un ai-
mable garçon, beau et sans nul esprit, M. Barot (2),
banquier de Lunéville, alors occupé à gagner une*
fortune de 80,000 fr. de rente; 2"" un cffficier à la demi-
solde, décoré à Waterloo, absolument privé d'esprit,
encore plus d'imagination s'il est possible, sot, mais
d'un ton parfait, et ayant eu tant de femmes qu'il
était devenu sincère sur leur compte.
La conversation de M. Poitevin, le spectacle de son
bon sens absolument pur de toute exagération causée
^ar rimagitiation, ses idées sur les femmes, ses con-
seils sur la toilette m'ont été fort utiles. Je crois que
ce pauvre Poitevin avait 1200 fr. de rente et une place
de 1500 fr. Avec cela, c'était l'un des jeunes gens les
mieux mis à Paris. }l est vrai qu'il ne sortait jamais
(1) Alberte de Rubempré.
(2) Lolo (Note de R. Colomb) Voir page 287 une lettre de
Beyle où il est question de M. Lolot. »
f
'«
16 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
sans une préparation de deux heures et demie. EnGr
il avait eu pendant deux mois, je crois, comme pag
sade, la n^arquise desR...,à laquelle plus tardj't
eu tant d'obligations, que je me suis promis dix foi
d'avoir, ce que je n'ai jamais tenté, en quoi j ai eu torl
Elle me pardonnait ma laideur et je lui devais bie
d'être son amant. Je verrai à acquitter cette dette
mon premier voyage à Paris; elle sera peut-être d'au
tant plus sensible à mon attention que la jeuness
nous a quittés tous deux. Au reste, je me vante peul
être, elle est fort sage depuis dix ans, mais par force
selon moi.
Enfin, abandonné par madame D., sur laquelle j
devais tant compter, je dois la plus vive reconnais
sance à la marquise.
Ce n'est qu'en réfléchissant pour être en éts
d'écrire ceci que je débrouille à mes yeux ce qui s
passait dans mon cœur en 1821. J'ai toujours véc
et je vis encore au jour le jour et sans songer nulle
ment à ce que je ferai demain. Le progrès du temp
n'est marqué pour moi que par les dimanches, o
ordinairement je m'ennuie et je prends tout mal. J
n'ai jamais pu deviner pourquoi. En 1821, à Parig
les dimanches étaient réellement horribles pour moi
Perdu sous les grands marronniers des Tuileries, î
majestueux à cette époque de Tannée, je pensais
Métilde, qui passait plus particulièrement ces jour
nées-là chez l'opulente Madame Traversi, cette fu
neste amie qui me haïssait, jalousait sa cousine et lu
avait persuadé, par elle et par ses amis, qu'elle s
déshonorerait parfaitement si elle me prenait pou
amant.
plongé dans une sombre rêverie tout le temps qu
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 17
je n'étais pas avec mes trois amis, Lussinge, Barot
et Poitevin, j& n'acceptais leur société que par dis-
traction. Le plaisir d'être distrait un instant de ma
douleur ou la répugnance à en être distrait dictaient
toutes mes démarches. Quand l'un de ces messieurs
me soupçonnait d'être triste, je parlais beaucoup, etil
m' arrivait de dire les plus grandes sottises, et de ces
choses qu'il ne faut surtout jamais dire en France,
parce qu'elles piquent la vanité de l'interlocuteur.
M. Poitevin me faisait porter la peine de ces mots-là
au centuple.
J'ai toujours parlé infiniment trop au hasard et sans
prudence, alors ne parlant que pour soulager un ins-
tant une douleur poignante, songeant surtout à évi-
ter le reproche d'avoir laissé une affection à Milan et
d'être triste pour cela, ce qui aurait amené sur ma
maîtresse prétendue des plaisanteries que je n'aurais
pas supportées, je devais réellement, à ces trois êtres
parfaitement purs d'imagination, paraître fou. J'ai
su, quelques années plus tard, qu'on m'avait cru un
hommelextrêmement affecté. Je vois, en écrivantceci,
que si le hasard, ou un peu de prudence, m'avait fait
chercher la société des femmes, malgré mon âge, ma
laideur, etc., j'y aurais trouvé des succès et peut-être
des consolations. Je n'ai eu une maîtresse que par
hasard, en 1824, trois ans après. Alors seulement le
souvenir de Métilde ne fut plus déchirant. Elle de-
vint pour moi comme un fantôme tendre, profondé-
ment triste, et qui, par son apparition, me disposait
souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, in-
dulgentes.
Ce fut pour moi une rude corvée, en 1821, que de
retourner pour la première fois dans les maisons où
% 2.
■ 1
i8 SOUVENIRS D^ÉGOTISME *
Ton avait eu des bontés pour moi quand j'étais a la i
cour «de Napoléon (1). Je difTérais, je i^nvoyais sans :
cesse. Enfin, comme il m'avait bien fallu serrer la
main des amis que je rencontrais dans la rue, on sut
ma présence à Paris ; on se plaignait de la négligence.
Le comte d'Argout, mon camarade quand, nous
étions auditeurs au Conseil d'Etat, très brave, travail-
leur impitoyable, mais àfins nul esprit, était pair de
France en 1821 ; il me donna un billet pour la salle •
des pairs, où Ton instruisait le procès d'une quantité
de pauvres sots imprudents et sans logique. On ap-
pelait, je crois, leur afîaire, la conspiration du 19 ou
29 août. Ce fut bien par hasard que leur tête ne
tomba pas. Là, je vis pour la première fois M.Odilon
Barot, petit homme à barbe bleue. Il défendait, com-
me avocat, un de ces pauvres niais qui se mêlent de
conspirer, n'ayant que les deux tiers ou les trois
quarts du courage qu'il faut pour cette action sau-
grenue. La logique de M. Odilon Barot me frappa. Je
me tenais d'ordipaire derrière le fauteuil du chan-
celier M. d'Ambray, à un pas ou deux. II ilie sem-
bla qu'il conduisait tous ces débats avec assez d'hon-
nêteté pour un noble (2).
C'était le ton et les manières de M. Petit, le maître
de rhôtel de Bruxelles, mais avec cette différence
que M. d'Ambray avait les manières moins nobles.
Le lendemain, je fis l'éloge de son honnêteté chez
Mme la comtesse Doligny (3). Là se trouvait la mal-
(i) Thère (là) détail de ces sociétés. {Note de Beyle).
(2) Ici description de la Chambre des Pairs (Note de Beyle),
— La description est restée en blanc .
(3) Comtesse Beugnot. Beyle lui dédia son premier ou-
vrage : Vie de Haydn^ de Mozart et de Méfasiase, (1814).
té
BOUfENIirS D'ÉGOTISMâ 19
tresse de M. d'Ambray, une grosse femme de trente-
six ans, très fraîche; elle avait l'aisance et la tour-
tnure de Mlle Cpntat dahs ses dernières années. (Ce*
fut une actrice inimitable; jeTavais beaucoup suivie
en 1803, je crois) (1).
J'eus tort de ne pas me lier avec cette maîtresse de
M. d'Ambray ; ma folie avait été pour moi une dis- ^
tinction à ses yeux. Elle me crut d'ailleurs l'amant
ou un des amants de Mme Doligny. Là j'aurais trouvé
le remède à mes maux, mais j'étais aveugle.
Je rencontrai un jour, en ^sortant de la Chambre
des pairs, mon cousin. Monsieur le baron Martial
Daru. Il tenait à son titre; d'ailleurs le meilleur
homme du monde, mon bienfaiteur, le maître qui
m'avait appris, à Milan, en 1800, et àCrunswick, en
1807, le peu que je sais dans l'art de me conduire
avec lesfertimes.
Il en a eu vingt-deux en sa vie, et des plus jolies,
toujours ce qu'il y avait de*mieux dans le lieu où *il
se tt*buvait. J'ai brûlé les» portraits, cheveux, let-
tres, etc.
— Comment! vous êtes à Paris, et depuis quand?
— Depuis trois jours.
— Venez demain, mon frère sera bien aise de vous
voir...
Quelle fut ma réponse à l'accueil le plus aimabla, a
le plus amical? Je ne suis allé voir ces; excellents pa-
rents que six ou huit ans pluis tard. Et la vergogne
de n'avoir pas paru chez mes bienfaiteurs a fait que
je n'y suis pas allé dix fois ^'usqu'à leur mort préma-
turée. Vers 1829, mourut l'aimable Martial Daru.
(1) Voir Journal^ p. 129.
SO SOUVENIRS D*ÉGOTISME
Quelques mois après, je restai immobile dans mon
café de Rouen, alors au coin de la rue du Rempart,
en trouvant dans mon journal l'annonce de la mort
de M. le comte Daru. Je sautai dans un cabriolet, la
larme à l'œil, et courus au numéro 81 de la rue de
Grenelle. Je trouvai un laquais qui pleurait, et je
pleurai à chaudes larmes. Je me trouvais bien ingrat;
je mis le comble à mon ingratitude en partant le soir
même pour l'Italie, je crois; j'avançai mon départ;
je serais mort de douleur en entrant dans sa maison.
Là aussi il y avait eu un peu de la folie qui me ren-
dait si baroque en 1821.
CHAPITRE III
21 juin i832.
L'amour me donna, en 1821, une vertu bien co-
mique : la chasteté.
Malgré mes efforts, en août 1821, MM. Lussinge,
Barot et Poitevin, me trouvant soucieux,, arrangè-
rent une délicieuse partie de filles. Barot, à ce que
j'ai reconnu depuis, est un des premiers talents de
Paris pour ce genre de plaisir assez difficile. Une
femme n*est femme pour lui qu'une fois : c'est la pre-
mière. Il dépense trente mille francs de ses quatre-
vingt-mille, et, de ces trente-mille, au moins vingt
mille en filles.
Barot arran^a donc une soirée avec Mme Petit,
une de ses anciennes maîtresses à laquelle, je crois,
il venait de prêter de l'argent pour prendre un éta-
blissement {to raise a brothel), rue du Cadran, au
coin de la rue Montmartre, au quatrième.
Nous devions avoir Alexandrine — six mois après
entretenue par les Anglais les plus riches — alors
débutante depuis deux mois. Nous trouvâmes, vers
é
22 . SOUVENIRS d'ÉGOTISME
les huit heures du soir, un salon charmant, quoique
au quatrième étage, du vin de Champagne frappé de
glace, du punch chaud... Enfin parut Alexandrine
conduite par une femme de chambre chargée de la
surveiller; chargée par qui? je l'ai oublié. Mais il fal-
lait que ce fût une grande autorité que cette femme,
car je vis sur le compte de la partie qu'on lui avait
donné vingt francs. Alexandrine parut et surpassa
toutes les attentes. C'était une fille élancée, de dix-
sept à dix-huit ans, déjà formée, avec des yeux noirs
que, depuis, j'ai retrouvés dans le portrait de la du-
chesse d'Urbin, par le Titien, à la galerie de Flo-
rence (1). A la couleur des cheveux près, Titien a
fait son portrait. Elle était donc formée, timide,
assez gaie, décente. Les yeux de mes collègues de-
vinrent comme égarés à cette vue. Lussinge lui offre
un verre de Champagne qu'elle refuse et disparaît
avec elle. Mme Petit nous présente deux autres filles
pas mal, nous lui disons qu'elle-même est plus jolie.
Elle avait un pied admirable, Poitevin l'enleva.
Après un intervalle effroyable, Lussinge revient tout
pâle.
— A vous. Belle (sic). Honneur à l'arrfc^ant! s'é-
cria-t-on.
Je trouve Alexanflrine siïTunlit, un peu fatiguée,
presque dans le costume et pf écisém^nt dans la posi-
tion de la duchesse d'Urbin, du Titien.
— Causons seulement pendant dix minutes, me
dit-elle avec esprit. Je suis un peu fatiguée, bavar-
dons. Bientôt, je retrouverai le feu de ma jeunesse.
Elle était adorable, je n'ai peut-être rien vu d'aussi
(1) A la Tribuna.
t •■
SOUYEl^IRS d'ÉGOTISME 23
joli. II n'y avait point trop de libertinage, excepté
dans lès yeux qui, peu à peu, redevinrent pleins de
folie, et, si l'on veut, dfe passion.
Je la manquai parfaitement, fiasco complet. J'eus
recours à un dédommagement, elle s'y prêta. Ne sa-
chant trop que faire, je voulus revenir à ce jeu de
main qu'elle refusa. Elle parut étonnée, je lui dis
quelques mots assez jolis pour ma position, et je sor-
tis.
A. peine Barot m'eut-il succSdé que nous enten-
dîmes des éclats de rire qui traversaient trois pièces
pour arriver jusqu'à nous. Tout à coup, Mme Petit
donna congé aux autres filles et Barot ^ous amena
Alexandrine dans le simple appareil
D'une beauté qi)*oà vient d'arracher au sommeil.
— Mon admiration pour Belle, dit-il en éclatant de
rire, va faire que je l'imiterai ; — je viens me forti-
fier avec du Champagne.
L'éclat de rire dura dix minutes ; Poitevin se rou-
lait sur le tapis. L'étonnement exagéré d' Alexan-
drine était impayal)le, c'était pour la première fois
que la pauvre fille était manquee. 4
Ces messieurs voulaient me persuader que je
mourrais de honte, et que c'était là le moment le plus
malheureux de ma vie. J'étais étonné et rien de plus.
Je ne sais pourquoi l'idée de Metilde m'avait saisi en.
entrant dans cette chambre dont Alexandrine faisait
un si joli ornement.
Enfin, pendant dix années, je ne suis pas allé trois
fois chez les fiJlQR. Et la première après la charmante .
Alexandrine, ce fut en octobre ou en novembre 1827,
étant pour lors au désespoir.
24 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
J'ai rencontré dix fois Alexandrine dans le brillant
équipage qu'elle eut un mois après, et toujours j'ai
eu un regard. Enfin, au bout de cinq à six ans, elle
a pris une figure grossière, comme ses camarades.
De ce moment, je passais pour Babillan (1) auprès
des trois compagnons de vie que le hasard m'avait
donnés. Cette belle réputation se répandit dans le
monde, et, peu ou beaucoup, m'a duré jusqu'à ce
que Mme Azur ait rendu compte de mes faits et ges-
tes. Cette soirée augmenta beaucoup ma liaison avec
Barot, que j'aime encore et qui m'aime. C'est peut-
être le seul Français dans le château duquel je vais
passer quinze jours avec plaisir. C'est le cœur le plus
franc, le caractère le plus net, l'homme le moins spi-
tuel et le moins instruit que je connaisse. Mais dans
ces deux talents: celui de gagner de l'argent, sans
jamais jouer à la Bourse, et celui de lier connaissance
avec une femme qu'il voità lapromenadeou au spec-
tacle, il est sans égal, dans le dernier surtout.
C'est que c'est une nécessité. Toute femme qui a eu
des bontés pour lui devient comme un homme.
Un soir, Mélilde me parlait de Mme Bignami, son
amie. Elle me conta d'elle-même une histoire d'a-
mour fort connue, puis ajouta: « Jugez de son sort;
chaque soir, son amant, se sortant de chez elle, al-
lait chez une fille.»
Or, quand j'eus quitté Milan, je compris que cette
phrase morale n'appartenait nullement à l'histoire de
Mme Bignami, mais était un avertissement moral à
mon usage.
En effet, chaque soirée, après avoir accompagné
{!) Voir ilrmance.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 25
Métilde chez sa cousine, Mme Traversî, à laquelle
j'avais refusé gauchement d'être présenté, j'allais fi-
nir la soirée chez la charmante et divine comtesse
Kassera. Et par une autre sottise, cousine germaine
de celle que fis avec Alexandrine, je refusai une fois
d'être l'amant de cette jeune femme, la plus aimable
peut-être que j'aie connue, tout cela pour mériter,
aux yeux de Dieu, que Métilde m'aimât. Je refusai,
avec le même esprit et pour le même motif, la célèbre
Vigano qui, un jour, comme toute sa cour, des-
cendait l'escalier, — et parmi les courtisans était cet
homme d'esprit, le comte de Saurin, — laissa passer
tout le monde pour me dire :
— Belle, on dit que vous êtes am^reux de moi?
— On se trompe, répondis-je d'un grand sang-
^roid, sans même lui baiser la main.
Cette action indigne, chez cette femme qui n'avait
que de la tête, m'a valu une haine implacable. Elle
ne me saluait plus quand, dans une de ces rues
étroites de Milan, nous nous rencontrions tête-à-
tête. •
Voilà trois grandes sottises — jamais je ne me
pardonnerai la comtesse Kassera (aujourd'hui, c'est
la femme la plus sage et la plus réputée du pays).
CHAPITRE IV
Voici une autre société, contraste avec celle du
chapitre précédent.
En 1817, rhomme que j'ai le plus admiré à cause
de ses écrits, le seul qui ait fait révolution chez moi,
M. le comte de îtracy, vint me voir à Thôtel d'Italie,
place Favart. Jamais je n'ai été aussi surpris. J'ado-
rais depuis douze ans l'Idéologie de cet homme qui
sera célèbre un jour. On avait mis à sa porte .un
exemplaire de V Histoire de la Peinture en Italie.
Il passa une heure avec moi. Je l'admirais tant que
probablement je fis fiasco par excès d'amour. Jamais
je n'ai moins songé àavoir de l'esprit ou à être agréa-
ble. En ce temps-là, j'apprQchais de cette vaste intel-
ligence, je la contemplais, étonné; je lui demandais
des lumières. D'ailleurs, je ne savais pas encore avoir
de l'esprit. *
Cette improvisation d'un esprit tranquille ne m'est
venue qu'en 1827.
M. Destutt de Tracy, pair de France, membre de
l'Académie, était un petit vieillard remarquablement
bien fait et 4 tournure élégante et singulière. Sous
prétexte qu'il est aveugle, il porte habituellement
une visière verte. Je l'avais vu recevoir à l'Académie
SOUVENIRS p'ÉGOTISME «7
ff
par M. àe Ségur, qui lui dit des sottises au nom
du despotisme impérial — c'était en 1811 (1), je crois.
Quoique attaché à la cour', je fus profondément dé-
goûté. Nous allons tomber dans la barbarie mili-
taire, nous allons devenir des général Grosse, me
disais-je (2).
M. de Tpacy, se tenant devant sa cheminée tantôt
sur un pied, tantôt sur l'autre, avait une manière de
parler qui était l'antipode de ses écrits. Sa conver-
sation était toute en aperçus fins et élégants ; il avait
horreur d'un mot énergique comme d'un jurement,
et il écrit comme un maire de campagne. La simplicité
énergique qu'il me semble que j'avais dans ce temps-
là ne dut guère lui convenir. J'avais d'énormes favo-
ris noirs dont M"» Doligny ne me fit honte qu'un an
plus tard. Cette tête de boucher italien ne parut pas
trop convenir à l'ancien colonel du règne de Louis
XVL
M. de Tracy n'a jamais voulu permettre qu'on fît
son portrait. Je trouve qu'il ressemble au pape Cor-
sini Clément tel qu'on le voit à Sainte-Marie-Majeure,
Qans la chapelle à gauche en entrant.
(IJ M. de Tracy fut reçu à TAcadémie en 1808 — il rempla-
çait Cabanis.
(2)-- Ce général, que je voyais chez madame la comtesse Dani,
était un des sabreurs les plus stupides de la garde impériale —
c'est.* beaucoup dire. Il avait l'accent provençal et brûlait
surtout de sabrer les Français ennemis de l'homme qui lui
donnait la pâture. Ce caractère est devenu ma bête noire, telle*
ment que le soir de la bataille de la Moskowa, voyant à quel-
ques pas les tentes de deux ou trois généraux de la garde, il -
m'échappa de dire : c Ce sont des insolents de (mot illisible) ! »
propos qui faillit me perdre. (Note de Beyle).
■■.■
r
S8 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Ses manières sont parfaites, quand il n'est pas
dominé par une abominable humeur noire. Je n'ai
deviné ce caractère qu'en 1822. C'est un vieux don
Juan — il prend de l'humeur de tout ; par exemple,
dans son salon, M. de La Fayette était un peu plus
grand homme que lui (même en 1821). Ensuite, ces
Français n'ont pas apprécié l'Idéologie et la Logique,
M. de Tracy n'a été appelé à l'Académie par ces petits
rhéteurs musqués que comme auteur d'une bonne
grammaire et encore durement injuriée par ce plat
Ségur, père d'un fils encore plus plat (M. Philippe,
qui a écrit nos malheurs de Russie pour avoir un
cordon de Louis XVIII). Cet infâme Philippe de Ségur
me servira d'exemple pour le caractère que j'abhorre
le plus à Paris : le ministériel fidèle à l'honneur en
tout, excepté les démarches décisives dans une vie (1).
Dernièrement, ce Philippe a joué envers le minis-
tre Casimir Périer (voir les Débats, mai 1832) le rôle
qui lui avait valu la faveur de ce Napoléon qu'il déserta
si lâchement, et ensuite la faveur de Louis XVIII, qui
se complaisait dans ce genre de gens bas. II compre-
nait parfaitement leur bassesse, la rappelait par des
mots fins au moment où ils faisaient quelque chose
de noble. Peut-être l'ami de Favras qui attendit la
nouvelle de sa pendaison pour dire à un de ses gen-
tilshommes : c Faites-nous servir », se sentait-il ce
caractère. Il était bien homme à s'avouer qu'il était
un infâme et à rire de son infamie.
Je sens bien que Je terme infâme est mal appliqué,
mais cette bassesse à la Philippe Ségur a été ma bête
(1) Où M. Rod a-t-il pris que le comte de Ségur eut d'agréa-
bles relations avec Beyle? Voir Stendhal, p. 41.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 29
noire. J'estime et j'aime cent fois mieux un simple
galérien, un simple assassin qui a eu un moment de
faiblesse et qui, d'ailleurs, mourait de (1) habi-
tuellement. En 1828 ou 26, le bon Philippe était
occupé à faire un enfant à une veuve millionnaire
qu'il avait séduite et qui a dû l'épouser (Madame
G..f...e, veuve du pair de France). J'avais dîné quel-
quefois avec le général Philippe de Ségur à la table
de service de l'empereur. Alors, le Philippe ne parlait
que de ses treize blessures, car l'animal est brave.
Il serait un héros en Russie, dans ces pays à demi-
civilisés. En France, on commence à comprendre sa
bassesse. Mesdames Garnett(rue Duphot, n°12) vou-
laient me mener chez son frère, leur voisin, n** 14,
je crois, ce à quoi je me suis toujours refusé à cause
de Thistorien de la campagne de Russie.
M. le comte de Ségur, grand maître des cérémonies
à Saint-Cloud en 1811, quand j'y étais, mourait de
chagrin de n'être pas duc. A ses yeux c'était pis
qu'un malheur, c'était une inconvenance
Toutes ses idées étaient vaines ^ mais il en avait
beaucoup et sur tout. Il voyait chez tout le monde
partout de la grossièreté, mais avec quelle grâce
n'exprimait- il pas ses sentiments ?
J'aimais chez ce pauvre homme l'amour passionné
que sa femme avait pour lui. Du reste, quand je lui
parlais, il me semblait avoir affaire à un Lilliputien.
Je rencontrais M. de Ségur, grand maître des cé-
rémonies de 1810 à 1814, chez les ministres de Na-
poléon. Je ne l'ai plus vu depuis la chute de ce grand
(1) En blanc dans le manuscrit.
3.
30 SOUVENIRS D'ÉGOTISME
homme^ dont il fut une des faiblesses et un des *
malheurs.
Même les Dangeau de la cour de l'Empereur, et il
y en avait beaucoup, par exemple mon ami le baron
Martial Daru, même ces gens-là ne purent s'empêcher
de rire du cérémonial inventé par M. le comte de
Ségur pour le mariage deNapoléon avec Marie-Louise
d'Autriche, et surtout pour la première entrevue. .
Quelque infatué que Napoléon fût de son nouvel uni-
forme de roi, il n'y put pas tenir, il s'en moqua avec
Duroc, qui me le dit. Je crois que rien ne fut exécuté
de ce labyrinthe de petitesses. Si j'avais ici mes pa-
piers de Paris je joindrais ce programme aux
présentes balivernes sur ma vie. C'est admirable à
parcourir, on croit lire une mystification.
Je soupire en 1832 en me disant; « Voilà cependant
jusqu'où la petite vanité parisienne avait fait toucher
un Italien : Napoléon ! »
Où en étais-je ?.., Mon Dieu, comme ceci est mal
écrit !
M. de Ségur était surtout sublime au Conseil d'État.
Ce Conseil était respectable; ce n'était pas, en 1810,
un assemblage de cuistres (1832), de Cousin, de Jac-
queminot, de .... (IL et d'autres plus obscurs encore.^
Napoléon avait réuni, dans son Conseil, les cin-
quante Fnançais les moins bêtes. II y avait des
sections. Quelquefois la section de la guerre (où
j'étais apprenti sous l'admirable Gouvion de Saini- *'
Cyr) avait affaire à la section de l'Intérieur que M. de ^
Ségur présidait quelquefois, je ne sais comment, je
(1) En blanc dans le manuscrit.
r
■ SOUVBmfes D*ÉGOTISME '31
crois durant Tslbsence de la maladie dijb vigoureux
Regnault (comte de Saint-Jean-d'Angély),; •
Dans les affaires difficiles, par exemples, -celle delà
levée des gardes d'honneur en Piémont^ dont je fus
un des petits rapporteurs, l'élégant, le parfait M. de
Ségur, ne trouvant aucune idée, avançait son fau-
teuil ; mais c'était par un mouvement incroyable de
comique, en le saisissant entre les cuisses écartées.
Après avoir ri de son impuissance, je me disais :
c Mais n'est-ce point moi qui ai tort ? C'est là le
célèbre ambassadeur auprès de la Grande-Catherine,
qui vola sa plume à l'ambassadeur d'Angleterre (1).
C'est l'historien de Guillaume II ou III (2) (je ne me
rappelle plus lequel, l'amant de la Lichtenau pour
laquelle Benjamin Constant se battait). »
'J'étais sujet à trojp respecter dans ma jeunesse.
Quand mon imagination s'emparait d'un homme, je
restais stupide devant lui :f adorais ses défauts.
Mais le ridicule de M. de Ségur guidant Naipoléon
se trouva, à ce qu'il paraît, trop fort pour ma galli-
bility^
Du reste, au comte de Ségur, grand maîtredes cé-
rémonies (fen cela bien différent de Philippe), on eût
pu demander tous les procédés délicats et même dans
le genre femme s'avançantjusquesàl'héroisme.Ilavait
^aussi des mots délicats'et charmants, mais il ne fallait
pasquils s'élevassentau dessus d^lataillelilIiputienAe
de ses idées.
J'ai eu le plus grand tort de ne pas cultiver cet aS-
(1) M. de Ségur eut beaucoup de succès à la cour de Russie
- succès diplomatiques et succès littéraires.
(2) Il s*agit de Frédéric-Guillaume 11.
32 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
mable vieillard de 1821 à 1830 ; je crois qu'il s'est
éteint en même temps que sa respectable femme.
Mais j'étais fou, mon horreur pour le vil allaitjusqu'à
la passion au lieu de m'en amuser, comme je fais au-
jourd'hui des actions de la cour de (1).
M. le comte de Ségur m'avait fait faire des compli-
ments en 1817, à monrelour d'Angleterre, sur /îome,
Naples et Florence^ brochure que j'avais fait mettre
à sa porte.
Au fond du cœur, sous le rapport moral, j'ai tou-
jours méprisé Paris. Pour lui plaire, il fallait être,
comme M, de Ségur, le grand maître.
Sous le rapport physique, Paris ne m'a jamais plu.
Même vers 1803, je l'avais en horreur comme
n'ayant pas de montagnes autour de lui. Les monta-
gnes de mon pays (le Dauphiné), témoins des mou-
vements passionnés de mon cœur, pendant les seize
premières années de ma vie, m'ont donné là-dessus
un bias (pli, terme anglais) dont jamais je ne pus re-
venir.
Je n'ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet
1830. Encore le jour des Ordonnances, à onze heures
du sotr, je me moquais du courage des Parisiens et
de la résistance qu'on attendait d'eux, chez le comte
Real. Je crois que cet homme si gai et son héroïque
* fille, madame la baronne Lacuée, ne me l'ont pas en-
core pardonné.
Aujourd'hui, j'estime Paris. J'avoue que pour le
courage il doit être. placé au premier rang, comme
pour la cuisine, comme pour Vesprit. Mais il ne
m'en séduit pas davantage poiir cela. Il me semble
(1) Rome, sans doute.
SOUVENIRS D'ÉGOTISME 33 '
qu'il y a toujours de la comédie dans sa vertu.
Les jeunes gens nés à Paris de pères provinciaux et à
la mâle énergie, qui est celle de faire leur fortune, me
semblent des êtres étiolés j attentifs seulement à Tapr
parence extérieure de leurs habits, au bon goût de
leur chapeau gris^ à la bonne tournure de
leur cravate, comme MM. Féburier, Viollet-le-Duc,
etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de
mâle énergie, de constance et de profondeur dans
les idées, etc. Toutes choses aussi rares à Paris que
le tour grossier ou même dur.
Mais il faut finir ici ce chapitre. Pour tâcher de ne
pas mentir et de ne pas cacher mes fautes, je me suis
imposé d'écrire ces souvenirs à vingt pages par séance
comme une lettre. Après mon départ, on imprimera
sur le manuscrit original. Peut-être ainsi parviendrai-
je à la véracité, mais aussi il faudra que je supplicie
lecteur (peut-être né ce matin dans lamaison voisine)
de me pardonner mes terribles digressions.
CHAPITRE V
t à
I
t
23 juin 1832. — Mero.
Je m'apçrçois en 1832 — en général, ma philoso-
phie est du joàr où j'écris, j'en étais bien loin en
1821 — je vofe donc que j'ai été un mezzo-termine
entre Jla grossièreté énergique du général Grosse, du
comte Regnault de St-Jean-d'Angély et les grâces un
peu lilliputiennes, un peu étroites de M. le comte de
Ségur, de M. Petit, le maître de Thôtel'de Bru-
xelles, etc. '
Parla bassesse seule j'ai été étranger aux extrêmes
que je me donne.
Faute de savoir faire, faute d'industrie, comme me
disait, à propos de mes livres et de l'Institut, M. Delé-
cluze, des Z^ô'ôafe, j'ai manqué cinq pu six occasions
de la plus grande fortune politique, fmancière^ou
littéraire. Par hasard, tout cela est venu successive-
m^t frapper à ma porte. Une rêverie tendre en 1821
et plus tard philosophique et mélancolique (toute
vanité à part, exactement pareille à celle de Jacques
de As y ou like it) est devenue un si grand plaisir pour
moiy que quand un ami m'abordei je donnerais un
r
■- J
SOUVENIRS d'ÉGOTISBIÉ ' 3$
boulet pour qu'il ne m'adressât pas la parole. La vue
seule de quelqu'un que je connais me contrarie. Quand
je vois un tel être de loin, et qu'il faut que je pense à '
le saluer, cela me contrarie cinquante pas à l'avance.
J'adore, au contraire, rencontrer des amis le soir en ;
société, le samedi chez M. Cuvier, le dimanche chez
M. deTracy, le mardi chez madame Ancelot,* lemer^
credi chez le baron Gérard, etc..
Un homme doué d'un peu de tact s'aperçoit facile*
ment qu'il me contrarie en me parlant dans la rue.
Voilà un homme qui est un peu sensible à mon mérite,
se dit la vanité de cet homme, et elle a tort.
De là mon bonheur à me promener fièrement dans
une ville étrangère, où je suis arrivé depuis une heure
et où je suis sûr de n'être connu de personne^ Depui«
quelques annéesce bonheur commence à me manquer.
Sans le mal de mér j'irais voyager en Amérique. Me
croirait-on? Je porterais un masque, je changerais.de
nom avec délices. Les mille et une nuits que j'adore
occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à
l'anneau d'Angélique ; mon souverain plaisir serait de
me changer en un long Allemand blond et de me pro-
mener ainsi dans Paris.
Je viens de voir, en feuilletant, que j'en étais à
M. de Tracy.
M. de Tracy, fils d'une veuve, est né vers 176S (1)
avec trois cent mille francs de rente. Son hôtel était
rue de Tracy, près la rue Saint-Martin. •
Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule
de gens riches de 1780. SJ. deTracy fit sa rue et y
(1) Antoiae-Louis-Glaude Destutt, comte de Tracy, naquit
en 1754 et mourut en 1836.
3
36 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
perdit2ou 300,000fr. et ainsi de suite. De façonqueje
crois bienqu'aujourd'huicethomme (si aimablequand,
vers 1790, il était Tamant de Mme de Prasiin), ce
profond raisonneur a changé ses trois cent mille li-
vres de rente en trente au plus.
Sa mère, femme d'un rare bon sens, était tout à
fait de la cour ; aussi, à vingt-deux ans, ce fils fut
colonel et colonel d'un régiment où il trouva parmi
les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment
* aussi noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans
l'idée d'être choqué de voir cette poupée de vingt-
deux ans venir commander le régiment où il ser-
vait.
Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy,
avait des mouvements si admirables, cachait cepen-
dant un fond de bon sens. Cette mère, femme rare,
ayant appris qu'il y avait un philosophe à Strasbourg
(et remarquez, c'était en 1780, peut-être, non pas un
philosophe comme Voltaire, Diderot, Raynal) ayant
appris, dis-je, qu'il y avait à Strasbourg un philoso-
phe qui analysait les pensées de Thomme, images ou
signes de tout ce qu'il a vu, de tout ce qu'il a senti,
comprit que la science de remuer ces images, si son
fils l'apprenait, lui donnerait une bonne tête.
Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785 :
un fort joli jeune homme, fort noble, tout à fait de la
cour, avec trois cent mille livres de rente.
Mme la marquise de Tracy lit placer son fils dans
l'artillerie, ce qui, deux ans de suite, le conduisit à
Strasbourg. Si jamais j'y passe, je demanderai quel
étaiit l'Allemand philosophe célèbre là, vers 1780.
Deux ans après, M. de Tracy était àRethel, je crois,
avec son régimentqui, ce me semble, était de dragons,
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 37
xîhose à vérifier sur Talmanach Royal du temps (1).
M. de Tracy ne m'a jamais parlé de ces citrons ;
j'ai su leur histoire par un autre misanthrope, un
M. Jacquemont, anjcien moine, et, qui plus est, homme
da plus grand mérite. Mais M. de Tracy m'a dit
beaucoup d'anecdotes sur la première France réfor-
mante, M. de Lafayette y commandait en chef (2).
Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une
figure imperturbable, froide, insignifiante comme un
vieux tableau de famille, cette tête couverte d'une
perruque à cheveux courts, mal faite ; cet homme
vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boi-
tant un peu et .s'appuyant sur son bâton, dans le
salon de Mme de Tracy qui l'appelait : moucher Mon-
sieur, avec un son de voix enchanteur, était le. géné-
ral de Lafayette en 1821, et tel nous l'a montré le
Gascon Scheffer dans son portrait fort ressemblant.
Ce cher Monsieur de Mme de Tracy, et dit de ce
ton, faisait, je crois, le malheur de»M. de Tracy. Ce
n'est pas que M. de Lafayette eût été bien avec sa
femme, ou qu'il se souciât, à son âge, de ce genre de
malheur, c'est tout simplement que Tadmiration sin-
cère et jamais jouée ou exagérée de Mme de Tracy
pour M. de Lafayette constituait trop évidemment
celui-ci le preipier personnage du salon.
Quelque neuf que je fusse en 1821 (j'avais toujours
vécu dans les illusions de l'enthousiasme et des pas-
sions) je^distinguai cela tout seul.
• Je sentis aussi, sans que personne m'en avertit,
que M. de Lafayette était tout simplement un héros
(1) Ici un blanc, et.en marge, cette simple note: les citrons,
(2) Ici une demi-page blanche. Puis vient ex abvujpto le
portrait de M. de La Fayette.
4
\
38 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d'es-
prit, faisant, comme Epaminondas, la grande action
qui se présentait.
En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme
son camarade du jeu de Paume, Charles X), unique-
ment occupé de serrer par derrière le jupon de quel-
que jolie fille [vulgo prendre le c) et cela souvent
et sans trop se gêner.
En attendant les grandes actions qui ne se présen-
tent pas tous les jours et roccasioa.de serrer les ju-
pons des jeunes femmes qui ne se trouve guère qti'à
minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette
expliquait sans trop d'inélégance te lieu commun de la
garde nationale. Ce goi^vernement est bon, et c'est
celui, le seul, qui garantit au citoyen la sûreté sur la
grande route, l'égalité devant le juge, et un juge assez
éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passa-
bles, une juste protection à l'étrahger. Ainsi ai^ran-
gée, 1^ chose n'e§t pas trop compliquée. *
, Il faut avouer qu'il y a loin d'un tel homme à M. de
Ségur, le grand maître ; aussi la France, et Paris
surtout, sera-Ml exécrable chez la postérité pour
n'avoir pas Reconnu le grand homme.
Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron,
j'ajouterai à Lord Brougham, à Mon]^, à Canova, à
JElossini, je reconnus sur-le-champ la grandeur de
M. de Lafayette et j'en suis resté là. Je l'ai vu dans
les journées de Juillet avec la chemise trouée ; il a
accu%lli tous les intrigants, tous les sote, tout ce qui '
a voulu faire de l'emphase. Il m'a moins bien ac-
cueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un
grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m'est pas
plus venu dans l'idée de me fâcher ou de moins la
I
. » . . . j
{ SOUVENIRS D^GOTISME Jl^ 39
yénérer qu'il me ^'^èht dans l'idée de blasphémeV
coiilre le soleil lorsqu*il se couvre d'un nuage.
M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixabte-
quinze ans, a le même défaut que raoi : il se pas-
* sionne pour une jeune Portugaise de dix-huît ans
qui arrive dahs le salon de M°^® de Tracy, où elle est*
l'aînée de ses pelites-fiUes, M^'^^ Georges Lafayette,
de Lasteyrie, de Maubourg; il se figure qu'elle le
distingue, it ne songe qu'à elle, et ce .qu'il y a de.
plaisant, c'est que souvent il d raison de se figurer.
Sa gloire européenne, TéléganCe foncière de ses dis-»
cours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux qui
s'animent dès qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie
poitrine, tout con'eourt à lui faire' passer gaiement ses
dernières années, au grand scandale des femmes de
trente-cinq ans, M^^ la marquise de M...n,.r (C.,.-'
S..1), M"^° de P.rr.t et autres, qni viennent dans ce
salon.
Tout cela ne conçoit pas que l'on soit aimable au-
trement qu'avec les petits mots fins de ]\l. de Ségur
ou les réflexions scintillantes de M. Benjamin €ons-
tant. ' ' ♦
M. de Lafayette est ^extrêmement poli et même
affectueux pour ^tout le monde, mais poli comme un
rôi. C'est ce que je disais à M™® de Tfacy, qui se
fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher,
mais elle comprit peut-être dès ce jour que la sim-
plicité énergique de mes discours n'était pas la bê-
tise de Dtmoyer, par exemple. C'était un brave libé-
ral, aujourd'hui préfet moral de Moulins, le mieux
, intentionné, le plus héroïque peut-être et l.e plus bête
des écrivains libéraux. Qu'on m'en croie, moi qui
suift de leur parti, c'est beaucoup dire. L'admiration
4 ) souvenirs.*d'égotisme
^obc-mouohe de M. Dunoyer, du rédacteur, du cen-
seur et celle de deux ou trois autres de même fcyce
environnait sans cesse le fauteuil du général qui,
dès qu'il le pouvait, à leur grand scandale, les plan-
tait là pour aller admirer de fort près, et avec des
*yeux qui s'enflammaient, les jolies épaules de quel-
• que jeune femme qui venait d'entrer. Ces pauvres hom-
mes vertueux (tous vendus depuis comme des (1)
au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plai-
santes dans leur abandon et je m'en moquais, ce qui
scandalisait ma nouvelle amie (2). Mais il était con-
venu qu'elle avait un faible pour moi.
« Il y a une étincelleen lui » , dit-elle un jour à une
dame, de celles faites pour admirer les petits mots
lilliputiens à la Ségur, et qui se plaignait à elle de la
simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais
que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables
par leur haute vertu sans doute, mais du reste inca-
pables de comprendre que deux et deux font quatre.
La lourdeur, la lenteur, la vertu, s'alarmant de la
moindre vérité dite aux Américains, d'un Dunoyer,
d'un d'un (3) est vraiment au delà de toute
croyance, c'est comme l'absence d'idées autres que
communes d'un Ludovic Vitet, d'un Mortimer Ter-
naux, nouvelle génération qui vint renouveler le
salon Tracy vers 1828. Au milieu de tout cela M. de
La Fayette était et est encore un chef de parti.
Il aura pris cette habitude en 1789. L'essentiel est
de ne mécontenter personne et de se rappeler tou&
(1 j Eq blanc dans le manuscrit.
(2) Mme de Tracy.
(3) En blanc dans le manuscrit. *
SOUVENIRS d'ÉGOTISME • il
les noms, ce en quoi il est admirable. L'intérêt d'un
chef de parti éloigne che^ M. de La Fayette toute
idée littéraire, dont d'ailleurs, je le crois assez inca-
pable. C'est, je pense, par ce mécanisme qu'il ne sen-
tait pas la lourdeur, tout l'ennui de M. Dunoyer et
consorts.
J'ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott,
et ses imitateurs, eussent commencé par là, mais,
moi, j'abhorre la description matérielle. L'ennui de
les faire m'empêche de faire des romans (1).
La porte d'entrée A donne accès à un salon de
forme longue auquel se trouve une grande porte tou-
jours ouverte à deux battants. On arrive à un salon
carré assez grand avec une belle lampe en forme de
lustre , et sur la cheminée une abominable petite
pendule. A droite, en entrant dans ce grand salon, il
y a un beau divan bleu sur lequel sont assises quinze
jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs pré-
tendants : M. Charles de Rémusat, qui a beaucoup
d'esprit et encore plus d'affectation, — c'est une copie
du fameux acteur Fleury ; M. François de Gorcelles
qui a toute la franchise et la rudesse républicaines.
Probablement il s'est vendu en 1831; en 1820, il
publiait déjà une brochure qui avait le malheur d'être
louée par M. l'avocat Dupin (fripon avéré et de moi
connu comme tel dès 1827).
En 1821, MM. de Rémusat et de Corcelles étaient
fort distingués et, depuis, ont épousé des petites-filles
de M. de La Fayette. A côté d'eux paraissait un
Gascon froid, M. S , peintre. C'est, ce me sem-
(1) Ici un plan d'une partie de l'appartement du comte
de Tracy — n» 38, rue d'Anjou-St-Honoré.
4.
42 9 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
ble, le menteur le plus effronté et la figure la plus
ignoble que je connaisse. T
On mjassura dans le temps qu'il avait fait la cour
à la céleste Virginie, l'aînée des petites-filles de .
M. de La Fayette, et qui depuis a épousé le fils de
E. Augustin Périer, le plus important et le plus em-
pesé de mes compatriotes. ' Mlle Virginie, je crois,
était la favorite de madame de Tracy.
A côté de l'élégant M. deHémusat, se voyaient deux
figures de jésuites au regardJauxet oblique. Ces gens-
là étaient frères et avaient le privilège de parler des
heui*es entières à M. te comte de Tracy. Je les adorai
aveatoute la vivacité de mon âge en 1821 (j'avais
vingt et un ans à peine pourla duperie du cœur). Les
aya|it bientôt devinés, mon enthousiasme pour M. de
Tracy souffrit un notable déchet.
L'aîné* de ces frères apublié une histoire sentimen-
talisle de la conquête de l'Angleterre par Guillaume.-
C'est M. X... de l'Académie des Inscriptions. Il a eu
le n^érite de rendra leur véritable orthographe aux
Clovis, Chilpéric et autres fantômes des premiers
temps de notre histoire. Il a publié un livre moins
sentimental sur l'organisation des communes en
Francaen douze volumes. Son frère, bien plus jé-
suite (pour le cœur et la conduite) quoique ultra li-
î béxal comme l'autre, devint préfet de Vesoul en 1830
et probablement s'est vendu à ses appointements,
comme son patron M. G....t
f.- Un contraste parfait avec ces deux frères jésuites,
avec le comte iDunoyer, avec Rémusat, c'était le jeune
- Victor Jacquémont, qui depuis a voyagé dans l'Inde.
: ^ Victor était alors fort maigre, il a près de six pieds
' de haut, et, dans ce temps-là, il n'avait pas la moin-
il
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 43
dre logique, et en conséquence, était misanthrope,
sous prétexte qu'il avait beaucoup d'esprit. M. Jac-
quemont ne voulait pas se donner la peine de raison-
ner. Ce vrai Français regardait à la lettre l'invitation
à raisonner comme une insolence. Le voyage était .
réellement la seule porte que lavanité laissât ouverte
à la vérité. Du reste, je me trompe peut-être, Vi^or
me semble un homme de la plus grande distinction,
comme un connaisseur (pardonnez-moi ce mot) voit
un beau cheval dans un poulain de quatre mois quia^
encore les jambes engorgées.
Il devint mon ami, et ce matin (1832) j'ai reçu une
lettre qu'il m'écrit de Kachemyr, dans l'Inde.
Son cœur n'avait qu'un défaut, une envie basse et
subalterne pour Napoléon (1).
Cette envie était du reste l'unique passion que j'ai
jamais vue chez M. le' comte de Tracy. C'était avec
des plaisirs indicibles que le vieux métaphysicien et
le grand Victor contaient l'anecdote de la chasse aux
lapin$ offerte par M. de Tayllerand à Napoléon*, alors»
premier consul depuis six semaines, et songeant (2)-
déjà h trancher du Louis XIV.
Victor avait le défaut de beaucoup aimer Mme de
Lavenelle, femme d'un espion qui a 40,000 francs de
rente et qui avait-charge de rendre compte aux Tui-
leries des actions et propos du général Lafayette. Le
. (1) « Les louanges que j'entends chanter, pendant l'élégant
.^îner du magistrat, M. Taylor, à Bonaparte, dieu de la Li-
berté, me donnent des accès de jacobinisme et d'ultracisme.»
V. Jacquemont, Journal, 3® partie.
(2) Ici une page en blanc et cette note :
Les lapins de tonneau et les cochons au bois de Bou-
logne. ' . .
44 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
comique, c'est que le général, Benjamin Constant et
M. Brignon prenaient ce monsieur de Lavenelle pour
confident de toutes leurs idées libérales.
Gomme on le voit d'avance, cet espion, terroriste en
93, ne parlait jamais que de marcher au château pour
massacrer les Bourbons. Sa femme était si libertine,,
si amoureuse de Thomme physique, qu'elle acheva de
me dégoûter des propos libres en français. J'adore ce
genre de conversation en italien ; dès ma première
jeunesse, sous-lieutenant au 6® de dragons, il m'a fait
horreur dans la bouche de Mme Henriette, la femme
du capitaine.
Cette Mme de Lavenelle est sèche comme un par-
chemin et d'ailleurs sans nul esprit, et surtout sans
passion^ sans possibilité d'être émue autrement que
par les belles cuisses d'une compagnie de grenadiers
défilant dans le jardin des Tuileries en culottes de Ca-
simir blanc.
Telle n'était pas Mme Barigueyd'Hilliers, du même
genre, que bientôt je connus chez Mme Beugnot.
' Telles n'étaientpas,à Milan, Mme Ruga etMmeAreci»
En un mot, j'ai en horreur les propos libertins fran-
çais, le mélange de l'esprit à l'émotion crispe mon
mon âme, comme le liège que coupe un couteau of-
fense mon oreille.
La description morale de ce salon est peut-
être bien un peu longue, il n'y a plus que deux ou
trois figures.
La charmante Louise Letort, fille du général Le-
tort, des dragons de la garde, que j'avais beaucoup
connu à Vienne en 1809. Mlle Louise, devenue de-
puis si belle et qui, jusqu'ici, a si peu d'affectation
dans le caractère et en même temps tant d'élévation.
wr-'
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 45
est née la veille ou le lendemain de Waterloo. Sa
mère, la charmante Sarah Newton, épousa M.Victor
de Tracy, fils du pair de France, alors major d'in-
fanterie.
Nous rappelions barre de fer, c'est la définition de
son caractère.
Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Na-
poléon, il a eu le malheur de voir en toutes choses le
mal.
Il y a huit jours (juin 1832) que le roi Louis-Phi-
lippe a dissous le régiment d'artillerie de la garde na-
tionale, dont M.Victor deTracy était colonel. Député,
il parle souvent et a le mtlheur d'être trop poli à la
tribune. On dirait qu'il n*ose pas parler net. Gomme
son père, il a été petitement jaloux de Napoléon. Ac-
tuellement que le héros est bien mort, il revient un
peu, mais le héros vivait encore quand je débutai
dans le salon de la rue d'Anjou. J'y ai vu la joie cau-
sée par sa mort. Ses regards voulaient dire : Nous
avions bien dit qu'un bourgeois devenu roi ne pou-
vait pas faire une bonne fin.
J'ai vécu dix ans dans ce salon, reçu poliment, es-
timé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes
amis. C'est là un des défauts de mon caractère. C'est
ce défaut qui fait que je ne m'enprends pas aux hom-
mes de mon peu d'avancement. Cela, bien convenu,
malgré ce que ce général Uuroc m'a dit deux ou trois
fois de mes talents pour le militaire. Je suis content
dans une position inférieure, admirablement content
surtout quand je suis à deux cents lieues démon chef,
comme aujourd'hui.
J'espère donc que, si l'ennui n'empêche pas qu'on
lise ce livre, on n'y trouvera pas de la rancune contre
46 SOUVENIRS d'ÉGOTISME ^
les hommes. On ne prend leur favetir qu'avec un cer-
tain hameçon. Quand je veux m'en servir, je pêche
une estime où deux, mais bientôt Thameçon fatigue •
ma main. Cependant en 1814, au moment où Napo-*
■ léon m'envoya dans la T division, Mme la Comtesse •
Daru, femme du ministre, me dit : « Sans cette mau-
dite invasion, vous alliez être préfet de grande ville.»
J'eus quelque lieu de croire qu'il s'agissait de Tou- '
louse.
J'oubliais un drôle de caractère de femme, je né-
gligeai de lui plaire, elle se fit mon ennemie. Mme de
Montcortin, grande et bien faite, fort timide, pares-
seuse, tout à fait dominée jAr l'habitude, avait deux
amants : l'un pour la ville, l'autre pour la campagne,
aussi disgracieux l'un que l'autre. Cet arrangement
' a duré je ne sais combien d'années. Je crois que c'é-
tait le peintre Scheffer^qui était l'amant de la campa-
gne; l'amant de ville était M. le colonel, aujourd'hui
général Carbonnel, qui s'était fait garde du corps dii
général Lafayette. >
Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Mont-
cortin lui demandèrent ce qjie c'était que l'amour,
elle répondit: — C'est une Vilaine chose sa,le, dont on
accuse quelque fois les femmes de chambre, et,quand
elles en sont convaincues, on les chasse.
J'aurais dû faire le galant auprès de Mme Mont-
cortin, cela n'était pas dangereux — jamais je n'aurais
. réussi, car elle s'en tenait à ses deux hommes et avait
une peur effroyable de devenir grosse. Mais je la re-
. gardais comme une chose et non pas comme un être.
. Elle se , vengea en répétant trois ou quatre fois par
semaine que j'étais un être léger, presque fou. Elle
faisait le thé, et il est très, vrai que, fort souvent, je
pu
• ■
SOUVENIRS d'jÊGOTISME ; 47
ne lui parlais qu'au moment où elle m'offrait le thé.
La quantité des personnes, auxquelles il fallait de-
mander de leu^js nouvelles en entrant dans ce salon
me décourageait tout à fait.
Entre les quinze ou vingt petites-filles de M. de La#
fayette ou leurs amies, presque toutes blondes au teint
éclatant et à la figure commune (il est vrai que j'ar-
rivais d'Italie) qui étaient rangées en bataille sur le
divan bleu, il fallait saluer : *
Mme la comtesse deTracy, 63 ans; M. le comte de
Tracy, 60'ans; le général Lafayette, et son fils Geor-
ges Washington Lafayette (1).
Mme *de» Tracy, mon amie, M. Victor de Tracy,
né vers 1785 — (Madame Sarah de Tracy, sa
femme, jeune et brillante, un modèle de là beauté
délicate anglaise, un peu trop maigre) et deux filles,»
mesdames Georges de Lafayette et de Laubépin.
Il fallait saluer aussi M. de Laubépin, auteur, avec
un moine qu'il nourrit, du Mémorial, Toujours pré-
sent, il dit huit ou dix mots par soirée.
Je pris longtemps Mme Georges de Lafayette pour
une religieuse que madjime de Tracy avait retirée
chez elle par charité. Avec cette tournure, elle a des
idées arrêtées avec aspérité comm^si elle était jan-
séniste. Or, elle avait quatre ou cinq filles au moins;
Mme de Maubourg, fille de M. Lafayette, en avait
cinq ou six. Il m'a fallu dix ans pour les distinguer
les unes des autres ; toutes ces figures blondes di-
saient des choses parfaitement convenables, maisj
pour moi, à dormir (Jebout, accoutumé que j'étais"
4
(1) Vrai citoyen des Etats-Unis d'Amérique, parfaitement*
pur de toute idée nobiliaii^é. (Note de Beyle.)
ï
I
48 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
aux yeux parlants* et au caractère décidé des belles
Milanaises, et plus anciennement à l'adorable simpli-
cité des bonnes Allemandes — j'ai été intendant à
Sagan (Silésie) et à Brunswick.
M. de Tracy avait été l'ami intime du célèbre Caba-
nis, le père du matérialisme, dont le livre : Rapport
du physique et du moral, avait été ma bible à seize
^ ans. Madame Cabanis et sa fille, haute de six pieds
et malgré cela fort aimable, paraissaient dans ce sa-
lon. M. de Tracy me mena chez elle, rue des Vieilles-
Tuileries, au diable ; j'en fus chassé par la chaleur.
Dans ce temps-là, j'avais toute la àé\ÏQ.dXe^^Q italienne.
Une chambre fermée et dedans dix personnes assises
suffisaient pour me donner un malaise affreux, et
* presque me faire tomber. Qu'on juge de la chambre
bien fermée avec un feu d'enfer.
Je n'insistais pas assez sur ce défaut physique ; le
feu me chassa de chez madame Cabanis, M. de Tracy
ne me Fa jamais pardonné. J'aurais pu dire un mot à
à Mme la comtesse de Tracy, mais en ce temps-là,
j'étais gauche à plaisir et même un peu en ce
temps-ci.
Mlle Cabanis, malgré ses six pieds, voulait se ma-
rier ; elle épousa un petit danseur avec une perruque
bien soignée, monsieur Dupaty (1), prétendu sculp-
teur, auteur du Louis XIII de la place Royale, à che-
val sur'une espèce de mulet.
Ce mulet est un cheval arabe que je voyais beau-
coup chez M. Dupaty. Ce pauvre cheval se mgrfon-
(2) Louis-Marie-Charles-Henri-Mercier Dupaty, 1771-i825.
Beyle semble avoir deviné juste. Aujourd'hui, Dupaty est plus
qu'oublié.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 49
dait dans un coin de l'atelier. M. Dupaty me faisait
grand accueil comme écrivain sur l'Italie et auteur
d'une histoire de la Peinture. Il était difficile d'être
plus convenable, et plus vide de chaleur, d'imprévu,
d'élan, etc., que ce brave homme. Le dernier des
métiers pour ces Parisiens si soignés, si propres, si
convenables, c'est la sculpture.
M. Dupaty, si poli, était de plus très brave ; il au-
rait dû rester militaire.
Je connus chez Mme Cabanis un honnête homme,
mais bien bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien
méticuleux dans toute sa petite politique de ménage.
Le but unique de M. Thurot, professeur dȔ grec,
était d'être membre de l'Académie des Inscriptions.
Par une contradiction effroyable, cet homme, qui ne
se mouchait pas sans songer à ménager quelque va-
nité qui pouvait influer à mille lieues de distance sur
sa nomination à l'Académie, était ultra libéraL
Cela nous lia d'abord, mais bientôt sa femme,
bourgeoise à laquelle je ne parlais jamais que par
force, me trouva imprudent.
Un jour, M. de Tracy et M. Thurot me demandè-
rent ma politique, je me les aliénai tous deux par
ma réponse :
« Dès que je serais au pouvoir, je réimprimerais
les livres des émigrés déclarant que Napoléon a usurpé
un pouvoir qu'il n'avait pas en les rayant. Les trois
quarts sont moTts, je les exilerais dans les départe-
ments des Pyrénées et deux ou trois voisins. Je ferai
cerner ces quatre ou cinq départements par deux ou
trois petites armées, qui, pour l'effet moral, bivoua-
queraient, du moins six mois de l'année. Tout émigré
qui sortirait de là serait impitoyablement fusille.
5
\
30 SOUVENIR D'iGOTISiME
^ « Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en
fc,' morceaux, non supérieurs à deux krpents. Les émi-
t_ • grés jouiraient de pensions de mille, deux mille et
1 \ . trois mille francs par an. Ils pourraient choisir un
* séjour dans les pays étrangers. »
Les figures de MM. Thurot et deTracy s'allongèrent
pe^idant l'explication de ce plan, je semblais atroce
à ces petites âmes étiolées par la politesse de Paris.
Une jeune femme présente admira mes idées, et sur-
tout l'excès d'imprudence avec lequel je me livrais,
elle vit en moi le Huron (roman de Voltaire).
L'extrême bienveillance de*cette jeune femme m'a
consolé de bien des irréussites. Je n'ai jamais été son
amant tout à fait. Elle était extrêmement coquette,
extrêmement occupée de parure, parlant toujours
de beaux hommes, liée avec tout ce qu'il y avait de
t brillant dans les loges de l'Opéra BufFa.
J'arrange un peu pour qu'elle ne soit point recon-
nue. Si j'eusse eu la prudence de lui faire compren-
dre que je Taimais, elle en eût probablement été bien
aise. Le fait est que je ne l'aimais pas assez pour ou-
blier que je ne suis pas beau. Elle l'avait oublié.
A l'un de mes départs de Paris, elle me dit au milieu
de son salon : « J'ai un mot à voiis dire, » et, dans un
passage qui conduisait à une antichambre où, heu-
reusement il n'y avait personne, elle me donna un
baiser sur la bouche, je le lui rendis avec ardeur.
Je partis le lendemain et tout finit là.
Mais, avant d'en venir là, nous nous parlâmes
plusieurs années, comme on dit en Champagne. Elle
me racontait fidèlement, à ma demande, tout le mal
^u'on disait de moi.
Elle avait un ton charmant, elle avait l'air ni d'ap-
i
SOUVENIRS d'ÉGOTISME ' * 51
prouver, ni de désapprouver. Avoir ici un ministre
de la Police est ceTjue je trouve de plus charmant
dans les amours, d'ailleurs si froides, de Paris.
On n'a pas idée des propos atroces que l'on apprend.
Un jour elle dit :
— M , l'espion a dit chez M. de Tracy : | Ah !
voilà M. Beyle qui a un habit neuf, on voit que Mme
Pasta- vient d'avoir un bénéfice. »
Cette bêtise plut : M. de Tracy ne me pardonnait
pas cette liaison publique (autant qu'innocente) avec
cette actrice célèbre.
Le piquant que la chose, c'est que Céline qui me
rapportait le propos de l'espion, était peut-être elle- '
même jalouse de mon assiduité chez Mme Pasta.
A quelque heure que mes soirées se terminassent,
j'allais chez Mme Pasta (rue Richelieu, vis-à-vis de
la Bibliothèque, Hôtel des Lillois, n^ 63). Je logeais
à cent pas de là, au n"^ 47. Ennuyé de la colère du
portier, fort contrarié de m'ouvrir souvent à trois
heures du matin, je finis par loger dans le même
hôtel que Mme Pasta.
Quinze jours après, je me trouvai diminué de 70 0/0
dans le salon de Mme de Tracy. J'eus le plus grand
tort de ne pas consulter mon amie Mme de Tracy.
Ma conduite, à cette époque, n'est qu'une suite de
caprices. Marquis, colonel, avec quarante mille francs
de rente, je serais parvenu à me perdre. ^
J'aimais passionnément la musique, mais unique*
ment la musique de Cimarosa et de Mozart. Le salon
de Mme Pasta était le rendez-vous de tous les Milanais
qui venaient à Paris. Par eux quelquefois, par hasard,
j'entendais prononcer le nom de Métilde.
Métilde, à Milan, apprit que je passais ma viç
52 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
chez une actrice. Cette idée finit p^ut-être de la gué-
rir. *
J'étais parfaitement aveugle à tout cela. Pendant
tout un été, j'ai joué au pharaon jusqu'au jour, chez
Mme Pasta, silencieux, ravi d'entepdre parler mi-
lanais, et respirant l'idée de Métilde dans tous les
sens. Je montais dans ma charmante chambre, au
troisième, et je corrigeais, les larmes aux yeux, les
épreuves de V Amour. C'est un livre écrit au crayon
à Milan, dans mes intervalles lucides. Y travailler
à Paris me faisait mal, je n'ai jamais voulu l'ar-
ranger.
Les hommes de lettres disent : « Dans les pays
étrangers, on peut avoir des pensées ingénieuses, on
ne sait faire un livre qu'en France. » Oui, si le seul
but d'un livre est de faire comprendre une idée;
non s'il espère en même temps faire sentir, donner
quelque nuance d'émotion.
La règle française n'est bonne que pour un livre
d'histoire, par exemple V Histoire de la Régence j de
M, Lemonley, dont j'admire le style vraiment acadé-
mique. La préface de M. Lemontey (avare, que j'ai
beaucoup connu chez M. le comte Beugnot), peut
passer pour un modèle de ce style académique.
Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais
la peine d'arranger quelques morceaux du présent
bavardage. Mais peut-être, écrivant ceci comme une
lettre, à mon insu, je fais ressemblant.
Or, avant tout, je veux être vrai. Quel miracle ce
serait dans ce siècle de comédie, dans une société
dont les trois quarts des acteurs sont des charlatans
aussi effrontés que M. Magendie ou M. le comte Re-
gnault de St-Jean-d' Angély, ou M. le baron Gérard !
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 53
Un des caractères du siècle de la Révolution ( 1789-
1832), c'est qu'il n'y ait point de grand succès sans
un certain degré d'impudeur et même de charlata-
nisme décidé. M. deLafayette, seul, est au-dessus du
charlatanisme qu'il ne faut point confondre ici avec
l'accueil obligeant, arme nécessaire d'un chef de
parti.
J'avais connu chez Mnïe Cabanis un homme qui,
certes, n'est pas charlatan, M. Fauriel (l'ancien
amant de Mme Condorcet). C'est, avec M. Mérimée
et moi, le seul exemple à moi. connu de non-charla-
tanisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire.
Aussi M. Fauriel n'a-t-il aucune réputation. Un
jour, le libraire Bossanges me fît offrir cinquante
exemplaires d'un de ses ouvrages si je voulais, non
seulement faire un bel article d'annonce, mais en-
core le faire insérer dans je ne sais quel journal où
alors (pour quinze jours) j'étais en faveur. Je fus
scandalisé et prétendis faire l'article pour un seul
exemplaire. Bientôt le dégoût de faire ma cour à des
faquins sales me fît cesser de voir ces journalistes
et j'ai eu à me reprocher de ne pas avoir fait l'ar-
ticle.
Mais ceci se passait en 1826 ou 27. Revenons à 1821.
M. Fauriel, traité avec mépris par Mme Condorcet, à
sa mort (ce ne fut qu'une femme à plaisir physique),
allait beaucoup chez une petite pie-grièche à demi-
bossue, Mlle Clarke..
C'était une Anglaise qui avait de l'esprit, on ne
saurait le nier, mais un esprit comme les cornes du
chamois: sec, dur et tordu. M. Fauriel, qui alors
goûtait beaucoup mon mérite, me mena bien vite chez
mademoiselle Clarke, j'y retrouvai mon ami A. T.
5.
o4 . SOUVfoiRS d'ÉGOTÏSME
qui, là, fiisait la pluie et le beau temps. Je fus frappé
de la figure de Mme Belloc (1] (femme du peintre) qui
ressemblait étonnamment à^ Lord Byron, qu'alors
j'aimais beaucoup. Un homme fin, qui me prenait
pour un Machiavel, parce que j'arrivais d'Italie, me
dit : « Ne voyez- vous pas que vous perdez votre temps
avec Mme Belloc ? Elle fait l'amour avec Mlle M...
(petit monstre affreux avecMe beaux yeux.)
Je fus étourdi, et de mon machiavélisme, et de mon
prétendu amour pour Mme Belloc, ef encore plus de
l'amour de cette dapie. Peut-être en est-il quelque
chose.
Au bout d'un an ou deux, Mlle Clarke me fit une
querelle d'Allemand à la suite de laquelle je cessai de
la voir, et monsieur Fauriel, dont bien me fâche,
prit son parti. MM. Fauriel et Victor Jacquemont s'é-
levèrent à une immense hauteur, au-dessus de tou-
tes mes connaissances? de ces premiers mois de mon
retour à Paris. Mme la comtesse de Tracy était au
moins à la même hauteur. Au fond, je surprenais ou
scandalisais toutes mes connaissances.
J'étais un monstre ou un Dieu. Encore aujourd'hui,
toute la société de mademoiselle Clarke croit ferme-
ment que je suis un monstre — un monstre d'immo-
ralité surtout. Le lecteur sait à quoi s'en tenir : je
n'étais allé qu'une fois chez les filles, et l'on se sou-
vient peut-être de mes succès auprès de cette fille
d'une céleste beauté, Alexandrine.
(1) Mme Belloc s'occupait de littérature et publia de 1818 à
1836 un grand nombre de traductions de livres anglais. (Voir
la lettre que Beyle écrivit à Mme Belloc au sujet de Byron,
Corresp.f vol. 1, p. 273.)
I
CHAPITRE VI
24 juin 1832, St-Jean.
Voici ma vie à cette époque :
Levé à dix heures je me trouvais à dix heures et
demie au café de Rouen, où je rencontrais le baron
de Lussinge et mon cousin Colomb (^1) (homme in-
tègre, juste, raisonnable, mon ami d'enfance.) Le
mal, c'est que ces d'eux êtres ne comprenaient abso-
lument rien à la théorie du cœur humain ou à la pein-
ture de ce cœur par la littérature et la musique. Le
raisonnement à perte de vue sur cette matière, les
conséquences à tirer de chaque anecdote nouvelle et
bien prouvée, forment de bien loin la conversation la
plus intéressante pour moi. Par la suite il s'est trouvé
que Mérimée, que j'estime tant, n'avait pas non plus
le goût de ce genre de conversation.
Mon ami d'enfance, l'excellent Crozet (ingénieur
en chef du département de l'Isère), excelle dans ce
•
(i) L'exécuteur testamentaire de Beyle.
j
i
56 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
genre ; mais sa femme (1) me l'a enlevé depuis nom-
bre d'années, jalouse de noire amitié. Quel dommage!
Quel être supérieur que M. Crozet, s'.il eût habité
Paris. Le mariage et surtout la province vieillissent
étonnamment un homme, l'esprit devient paresseux,
et le mouvement du cerveau, à force d'être rare,
devient pénible et bientôt impossible.
Après avoir savouré, au café de Rouen, notre ex-
cellente tasse de café et deux brioches, j'accompa-
gnais Lussinge à son bureau. Nous prenions par les
Tuileries et par les quais, nous arrêtant à chaque
marchand d'estampes. Quand je quittais Lussinge le
moment affreux de la journée commençait pour moi.
J'allais, par la grande chahîur de cette année, cher-
cher l'ombre et un peu de fraîcheur sous les grands
marronniers des Tuileries. Puisque je ne puis l'ou-
blier, ne ferais-je pas mieux de me tuer ? me disais-je.
Tout m'était à charge.
J'avais encore, en 1821, les restes de cette passion
pour la peinture d'Italie qui m'avait fail écrire sur ce
sujet en 1816 et 17. J'allais au musée (2) avec un
billet que Lussinge m'avait procuré. La vue de ces
chefs-d'œuvre ne faisait que me* rappeler plus vive-
ment Brera (3) et Métilde. Quand je rencontrais le nom
français correspondant dans un livre, je changeais de
couleur.
J'ai bien peu de souvenir de ces jours, qui tous se
ressemblaient. Tout ce qui plaît à Paris me faisait
(i) C'est Mme Praxède Crozet qui a donné à la bibliothèque
de Grenoble la plus grande partie des manuscrits de Stendhal,
environ une trentaine de volumes.
(2) Le Louvre.
(3) L'un des musées de Milan.
SOUVENIRS D EGOTISME 57
horreur. Libéral moi-même, je trouvais les libéraux
outrageusement niais. Bnfin, je vois que j'ai conservé
un souvenir triste et offensant pour moi de tout ce je
voyais alors.
Le gros Louis XVIII, avec ses yeux de bœuf, traîné
lentement par six gros chevaux, que je rencontrais
sans cesse, me faisait particulièrement horreur.
J'achetai quelques pièces de Shakespeare, édition
anglaise, à 30 sols la pièce, je les lisais aux Tuileries
et souvent je baissais le livre pour songer à Métilde.
L'intérieur de ma chambre solitaire était affreux
pour moi.
Enfin, cinq heures arrivaient, je volais à la table
d'hôte de l'hôtel de Bruxelles. Là, je retrouvais Lus-
singe, fatigué, ennuyé, le braye Barot, l'élégant
Poitevin, cinq ou six originaux de table d'hôte, espèce
qui côtoie le chevalier d'industrie d'un côté et le
conspirateur subalterne de l'autre.
Après le dîner, le café était encore un bon mo-
ment pour moi, tout au contraire de la promenade
au boulevard de Gand, fort à la mode et rempli de
poussière. Etre dans ce lieu-là, rendez-vous des élé-
gants subalternes, des officiers de la garde, des filles
de la première classe et des bourgeoises élégantes
leurs rivales, était un supplice pour moi.
Là, je rencontrais un de mes amis d'enfance, le
comte de Barrai, bon et excellent garçon qui, petit-
fils d'un avare célèbre, commençait à trente ans à
ressentir des atteintes de cette triste passion .
En 1810, ce me semble, M. de Barrai ayant perdu
tout ce qu'il avait au jeu, je lui prêtai quelque ar-
gent et le forçai à partir pour Naples. Son père, fort
galant homme,lui faisait une pensionde 6,000 francs.
>.
58 • SOUV:ÇNIRS D EGOTISMP -
Au boni de quelques années, Barrai, de retour de
Naples, me trouva vivant avec une actrice char-
mante, qui, chaaue Boir, à» onze heures et demie,
venait s'établir dans mon lit. Je rentrais à une heure,
(. et nou^ soupionp^vec une perdrix froide et du vin de
^ Champagne. Celte Kaison a duré deux ou trois ans.
]i. Mlle Bayreter avait une amie, fille du célèbre Rose,
le marchand de ciîlottes de peau. Mole, le célèbre ac-
teur, avait séduit les trois sœurs, filles charmantes.
L'une d'elles' est aujourd'hui Mme la marquise de
D... Annette, de chute en chute, vivait alors avec un
homme de la Bourse. Je la vantai tant à Barrai qu'il
en devint amoureux. Je persuadai à la jolie Annette
de quitter ce vilain agioteur. Barrai n'avait pas exac-
tement cinq francs le 2 du mois. Le 1'''', en revenant de
chez son banquier avec cinq cents francs, il allait dé-
gager sa montre, qui était en gage et jouer les quatre
cents francs qui lui restaient. Je pris de la peine.
Je donnai deux dîners aux parties belligérantes ,
chez Véry, aux Tuileries, et enfin je persuadais à
Annette de seifaire l'économe du comte et de vivre
sagement avec lui des cinq cents francs donnés par
le père. Aujourd'hui (1832), il y a dix ans que ce mé-
nage dure. Malheureusement, Barrai est devenu
riche : il a 20,000 francs de rente au moins, et avec
* la richesse est venue une avarice atroce. En 1817,
j'avais été très amoureux d' Annette pendant quinze
jours; après quoi, je lui avait trouvé les idées e7ro/-
tes et parisiennes.
C'est pour moi le plus grand remède à l'amour. Le
soir, au miliAi de la poussière du boulevard de
Gand, je trouvais cet ami d'enfance et cette bonne
Annette.* Je ne savais que leur dire. Je périssais
SOUVENIRS d'ÉGOTISME ; 59
d'ennui et de tristesse; les filles ne m'égayaient point.
Enfin, vers les dix heures et deipie, j'allai chez
Mme Pasta pour le pharaon, et j'avais le chagrin
d'arriver le premier et d'être réduit à la conversation
toute de cuisine de la*Rachel, mère de la Giudilta.
Mais elle me parlait milanais ; (Quelquefois je trouvais
avec elle quelque nigaud nouvellement ai*rivc de Mi-
lan, auquel elle avait donné à dîner.
Je demandais timidement à ces niais des nouvelles
de toutes les jolies femmes de Milan. Je serais mort
plutôt que de nommer Métil^e; mais 'quelquefois,
d'eux-mêmes, ils m'en parlaient. Ces soirées fai-
saient époque dans ma vie. Enfin le pharaon com-
mençait. Là, plongé dans une rêverie profonde, je
perdliis ou gagnais trente francs en quatre heures.
J'avais tellement abandonné tout souci de mon hon-
neur que, quand je perdais plus que je n'avais dans
v-ma poche, je disais h qui gagnait : Voulez-vous que '
je monte chez moi? On répondait : NoUy si figurit
Et je ne payais que le lendemain. Cette bêtise, sou-
vent répétée, me donna la réputation d'un pauvre. Je
m'en aperçus, dans la suite, aux lamentations que
faisait l'excellent Pasta, le mari de la Judith, quand
il me voyait perdre trente ou trente-cinq francs. Mê-
me après avoir ouvert les yeux sur ce détail,, je ne
changeai pas de conduite. *i
«
♦ ».
1 ' V .
i.
I
CHAPITRE VII
Quelquefois j'écrivais une date sur un livre que
j'achetais et Tindication du sentiment qui me domi-
nait. Peut-être trouverai-j-e quelques dates dans mes
livres. Je ne sais trop comment j'eus l'idée d'allpr en
Angleterre. J'écrivis à M..., mon banquier, de me
donner une lettre de crédit de mille francs sur Lon-
dres ; il me répondit qu'il n'avait plus à moi que cent
vingt— six francs. J'avais de l'argent je ne sais où, à*
Grenoble peut-être, je le fis venir et je partis.
Ma première idée de Londres me vint ainsi en 1821.
Un, jour, vers 1816, je crois, à Milan, je parlais de
suicide avec le célèbre Brougham (aujourd'hui lord
Brougham, chancelier d'Angleterre, et qui bientôt
sera-mort à force de travail).
— Quoi de plus désagréable, me dit M. Brougham,
que l'idée qiie tous les journaux vont annoncer que
vous vous êtes brûlé la cervelle, et ensuite entrer
dans votre vie privée pour chercher les motifs?...
Cela esta dégoûter de se tuer.
— Quoi de plus simple, répondis-je, que de pren-
dre l'habitude d'aller se promener sur mer, avec les
bateaux pêcheurs? Un jour de gros temps, on tombe
à la mer par accident.
' I
ll •
SOUVENIRS D*ÉGOTISME
61
Cette idée de me promener en mer me séduisit. Le
seul écrivain lisible pour moi était Shakespeare, je
me faisais une fête de le voir jouer. Je n'avais rien vu
de Shakespeare en 1817^ à mon premier voyage en
Angleterre.
Je n'ai aimé avec passion en ma vie que Cimarosa,
Mozart et Shakespeare. A Milan, en 1820, j'avais
envie de mettre cela sur ma tombe.
.: Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant
bien que je n'aurais de tranquillité que dans la
tombe. Je voulais une tablette de marbre de la forme
d'une carte à jouer (1) :
ERRICO BEYLE
MILANESE
Visse y scrisse^ amo
QuesV anima
Adorava
Cimaroza, Mozart è Shakespeare
M. de anni.,,.
il
18,
\
(i) Colomb a interverti Tordre de la troisième ligne. — La
pierre tombale du cimetière Montmartre porte : scrisse, amo,
visse f ce qui est un contre-seiis..
C
62 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
N'ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat,
faire graver cette inscription en caractères .majuscu-
les. Je hais Grenoble, je suis arrivé à Milan en mai
1800, j'aime cette ville. Là ^'ai trouvé les plus grands
plaisirs et les plus grandes peines, là surtout ce qui
fait la patrie, j'ai trouvé les premiers plaisirs. Là je
désire passer ma vieillesse et mourir.
Que de fois, balancé sur une barque solitaire par
les ondes du lac de Côme, je me disais avec délices :
Hic captabis frigus opacu?n!
Si je laisse de quoi faire cette tablette, je prie qu'on la
place dans le cimetière d'Andilly, près Montmorency,
exposée au levant. Mais surtout je désire n'avoir pas
d'autre monument, rien de parisien, rien de vaude-
villique, j'abhorre ce genre. Je l'abhorrais bien plus
en 1821. L'esprit français que je trouvais dans les
théâtres de Paris allait presque jusqu'à me faire m'é-
criertout haut : Canaille!... Canaille!... Canaille (1)!
Je sortais après le premier acte. Quand la musique
française était jointe à l'esprit français, Vhorreur
allait jusqu'à me faire faire des grimaces et me don-
ner en spectacle. Mme de Longueville me donna un
jour sa loge au théâtre Feydeau. Par bonheur, je n'y
menai personne. Je m'enfuis au bout d'un quart
d'heure, faisant des grimaces ridicules et faisant vœu
de ne pas rentrer à Feydeau de deux ans : j'ai tenu ce
serment.
Tout ce qui ressemble aux romans de Mme de
Genlis, à la poésie de MM. Legouvé, Jouy, Campe-
non, Treneuu, m'inspirait la même horreur.
(1) C'est le cri de Julien Sorel.
/
■ '■}
SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 63
>
Rien de plus plat à écrire en 1832, tout le monde
pense aînsi. En 1821, Lussinge se moquait de mon
insupportable orgueil quand je lui montrais ma haine;
il en concluait que sans doute M. de Jouy ou M. Cam-
penc^n avait fait une sanglante critique de quelques-
uns de mes écrits. Un critique qui s'est moqué de moi
m'inspire un tout autre sentiment. Je rejugé, à
chaque fois que je relis sa critiejye, qui a raison de
lui ou de moi.
Ce fut, ce me sernble, en septembre f821, qi^e je
• partis pour Londres. Je n'avais que du dégoût pour
Paris. J'étais aveugle, j'aurais dû demander des con-
seils à madame la comtesse de Tracy. Cette femme
adorable el de moi aimée comme une mèrp, non,
mais comme unç ex-jolie femme, mais sans aucune
idée d'amour terrestre, avait alors soixante-trois ans.
J'avais repoussé son amitié par mon peu de confiance.
J'aurais dû être l'ami, non l'amant de Céline. Je me
sais si j'aurais réussi alors comme amant, mais je vois
clairement aujourd'hui que j'étais sur le bord de l'in-
time amitié. J'aurais dû ne pas repousser le renou-
vellen>ent de connaissance avec Mme la comtesse
Berthois (1).
J'étais au désespoir, ou pour mieux dire profondé-
ment dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. Je
me trouvais ious les défauts, j'aurais voulu être un
autre. J'allais à Londres chercher un remède au spleen
et je l'y trouvais assez. Il fallait mettre entre moi et'
la vue du dôme de Milan, les pièces de Shakespeare
et l'acteur Kean.
Apez souvent je trouvais, dans la société, des gens
(1) Comtesse Bertrand. — Voir Vie de Henri Brulard.
64 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
qui venaient me faire compliment sur un de mes ou-
vrages ; j'en avais fait bien peu alors. Et le compli-
ment fait et répondu, nous ne savions que nous dire.
Les complimenteurs parisiens, s'attendant à quel-
que réponse de vaudeville, devaient me trouver bien
gauche et peut-être bien orgueilleux. Je suis accou-
tumé à paraître le contraire de ce que je suis. Je re-
garde, et j'ai toujours regardé mes ouvrages comme
des billets à la loterie. Je n'estime que d'être réim-
primé en 1900. Pétrarque comptait sur son poème
latin de VAfrica et ne songeait guère à ses sonnets.
Parmi les complimenteurs, deux me flattèrent: l'un,
de cinquante ans, grand et fort bel homme, ressem-
blait étonnamment à Jupiter Mansuelus. En 1821,
j'étais encore fou du sentiment qui m'avait fait écrire,
quatre ans auparavant, le commencement du second
volume de V Histoire de la Peinture, Ce complimen-
teur si bel homme parlait avec l'afféterie des lettres
de Voltaire ; il avait été condamné à mort à Naples en
1800 ou 1799. Il s'appelait di FiorH (l) et se trouve
aujourd'hui le plus cher de mes amis. Nous avons
été dix ans sans nous comprendre ; alors je ne savais
comment répondre à son petit tortillage à la Voltaire.
Le second complimenteur avait des cheveux anglais
blonds superbes, bouclés. 11 pouvait avoir environ
trente ans et s'appelait Edouard Edwards, ancien
mauvais sujet sur le pavé de Londres et commissaire
des guerres, je crois, dans l'armée d'occupation com-
mandée par le duc de Wellington. Dans la suite,
quand j'appris qu'il avait été mauvais sujet sur le pavé
de Londres, travaillant pour les journaux, visant à
(1) Voir Correspondance, passim.
r
SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 65
faire quelque calembour célèbre, je m'étonnai bien
qu'il ne fut pas chevalier d'industrie. Le pauvre
Edouard Edwards avait une autre qualité : il était na-
turellement et parfaitement brave. Tellement natu-
rellement que lui, qui se vantait de tout avec une
vanité plus que française, s'il est possible, et sans la
retenue française, ne parlait jamais de sa bravoure.
Je trouvai M. Edouard dans la diligence de Calais.
Se trouvant avec un auteur français, il se crut obligé
de parler et fit mon bonheur. J'avais compté sur le
paysage pour m'amuser. Il n'y a rien de si plat —
pour moi du moins — que la route par Abbeville,
Montreuil-sur-Mer, etc. Ces longues routes blanches
se dessinant au loin sur un terrain platement ondulé
auraient [été] mon malheur sans le bavardage d'Ed-
wards,
Cependant les murs de Montreuil et la faïence du
déjeuner me rappelèrent tout à fait l'Angleterre.
Nous voyagions avQC un nommé S/nidt, ancien se-
crétaire du plus petitement intrigant des hommes, M.
le conseiller d'Etat Fréville, que j'avais connu chez
Mme Nardon (1), rue des Ménars, 4. — Ce pauvre
Smidt, d'abord assez honnête, avait fini par être espion
politique. M. Decazes l'envoyait dans les congrès,
aux eaux d'Aix-la-Chapelle. Toujours intrigant et à
la fin, je crois, volant, changeant de facteur tous les
six mois, un jour Smidt me rencontra et me dit que,
comme mariage de convenance et non d'inclination,
il allait épouser la fille du maréchal Oudinot, duc de
Reggio, qui, à la vérité, a un régiment de filles, et
(1) \oir Journal, p. 315, 320, 331.
6«
66 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
demandait Taumône à Louis XVIII tous les six mois.
— Epousez ce soir, mon cher ami, lui dis-je tout
surpris.
Mais j'appris, quinze jours après, que M. le duc De-
cazes, apprenant malheureusement la fortune de ce
pauvre Smidt, s'était cru obligé d'écrire un mot au
beau-père. Mais Smidt était assez bon diable et ^ssez
bon compagnon.
A Calais, je fis une grosse sottise. Je parlai à table
d'hôte comme un homme qui n'a pas parlé depuis un
an. Je fus très gai. Je m'enivrai presque de bière
anglaise. Un demi-manant, capitaine anglais au petit
cabotage, fit quelques objections à mes contes, je lui
répondis gaiement et en bon enfant. La nuit, j'eus
une indigestion horrible, la première de ma vie. Quel-
ques jours après Edwards me dit, avec mesure,
chose très rare chez lui, qu'à Calais j'aurais dû ré-
pondre vertement et non gaiement au capitaine
anglais.
Cette faute terrible, je Tai commise une autre fois
en 1813, à Dresde, envers M.... depuis fou. Je ne
manque point de bravoure, une telle cho^e ne m'ar-
riverait plus aujourd'hui. Mais, dans ma jeunesse,
quand j'improvisais, j'étais fou. Toute mon attention
était à la beauté des images que j'essayais de rendre.
L'avertissement de M. Edwards fut pour moi comme
le chant du coq pour Saint-Pierre. Pendant deux
jours nous cherchâmes le capitaine anglais dans
toutes les infâmes tavernes que ces sortes de gens
fréquentent près de la Tour, ce me semble.
Le second jour, je crois, Edwards me dit avec me-
sure, politesse et même élégance : « Chaque nation,
voyez-vous, met de certaines façons à se battre ;
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 67
notre manière à nous, Anglais, est baroque, etc. »
Enfin le résultat de toute cette philosophie était de
me prier de Te laisserparler au capitaine qui, il y avait
dix àparier contre cent, malgré Téloignement national
pour les Français, n'avait nullement eu l'intention
de m'offenser, etc. Mais enfin, si l'on se battait,
Edwards me suppliait de permettre qu'il se battît à
ma place. — Est-ce que vous vous f....z de moi? lui
dis-je.
Il y eut des paroles dures, mais enfin il me con-
vainquit qu'il n'y avait de sa part qu'excès de zèle et
nous nous remîmes à chercher le capitaine. Deux ou
trois fois, je sentis tous les poils de mes bras sq héris-
ser sur moi, croyant reconnaitre le capitaine. J'ai
pensé depuis que la chose m'eût éfcé difficile sans
Edwards, — j'étais ivre de gaieté, de bavardage et de
bière à Calais. Ce fut la première infidélité au sou-
venir de Milan«
Londres me toucha beaucoup à cause des proH
menades le long de la Tamise vers Little ChelseaAl
y avait là de petites maisons garnies de rosiers qui
furent pour moi la véritable élégie /Ce fut la première
fois que ce genre fade me toucha.
Je comprends aujourd'hui que mon âme était tou4
jours bien malade. J'avais une horreur presque
hydrophobique à l'aspect de tout être grossier. La
conversation d'un gros marchand de province gros-
sier m'hébétait et me rendait malheureux pour tout
le reste de la journée, par exemple, le riche banquier
Charles Durand de Grenoble, qui me parlait avec
amitié. Cette disposition d'enfance, qui m'a donné
tant de moments noirs de quinze à vingt-cinq ans, reve-
nait avec force. J'étais si malheureux que j'aimais les
68 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
figures connues. Toute figure nouvelle, qui dans
Tétat de santé m'amuse, alors m'importunait.
Le hasard me conduisit à Tavistock Hôtel, Covent-
Gra'den. C'est Thôtel des gens aisés qui, de la pro-
vince, viennent à Londres. Ma chambre, toujours
ouverte dans ce pays de vol avec impunité, avait huit
pieds de large et dix de long. Mais, en revanche, on
allait déjeuner dans un salon qui pouvait avoir cent
pieds de long, trente de large et vingt de haujt. Là,
on mangeait tout ce qu'on voulait et tant qu'on vou-
lait pour deux shillings. On nous faisait des beefsteaks
à l'infini, ou l'on plaçait devant vous un morceau de
bœuf rôti de quarante livres avec un couteau bien
trancJiant.
Ensuite venait le thé pour cuire toutes ces viandes.
Ce salon s'ouvrait en arcades sur la place de Covent
Garden. Je trouvais là tous les matins une trentaine
de bons Anglais marchant avec gravité, et beaucoup
avec l'air malheureux. Il n'y avait ni affectation, ni
fatuité françaises et bruyantes. Cela me convint,
j'étais moins malheureux dans ce salon. Le déjeuner
me faisait toujours.passer non pas une heure ou deux
comme une diversio.n, mais une bonne heure.
J'appris à lire machinalement les journaux an-
glais, qui au fond ne m'intéressaient point. Plus tard,
en i826, j'ai été bien malheureux sur cette même
place de Covent-Garden au Ouakum Hôtel, ou quel-
que nom aussi disgracieux, à l'angle opposé à Ta-
vistock. De 1826 à 1832, je n'ai pas eu de malheurs.
On ne donnait point encore Shakespeare le jour de
mon arrivée à Londres ; j'allai à Haymarket qui, ce
me semble, était ouvert. Malgré Tair malheureux de
la salle, je m'y amusai assez.
r.' .
SOUVENIRS b'ÉGOTISME 63
She stoops to conquery comédie de Goldsmith,
m'amusa infiniment à cause du jeu des joues de l'ac-
teur qui faisait le mari de miss Richland, qui s'abais-
sait pour conquérir: c'est un peu lesujet desFausses
Confidences de Marivaux. Une jeune fille à marier se
déguise en femme de chambre ; [ce] beau stratagème
m'amusa fort.
Le jour, j'errais dans les environs de Londres, j'al-
lais souvent à Richmond.
Cette fameuse terrasse offre le même mouvement
de terrain que Saint-Germain-en-Làye. Mais la vue
plonge de moins haut peut-être, sur des prés d'une
charmante verdure parsemée de grands arbres véné-
rables par leur antiquité. On n'aperçoit, au contraire,
du haut de la terrasse de Saint-Germain, que du sec
et du rocailleux. Rien n'est égal à cette fraîcheur du
vert en Angleterre et à la beauté de ces arbres : les
couper serait un crime et un déshonneur, tandis
qu'au plus petit besoin d'argent, le propriétaire fran-
çais vend les cinq ou six grands chênes qui sont dans
son domaine. La vue de Richmond, celle de Wind-
sor, me rappelaient ma chère Lombardie, les monts
de Brianza, Derio, Como, la Cadenabbia, le sanc-
tuaire de Varèse, beaux pays où se sont passés mes
beaux jours.
J'étais si fou dans ces moments de bonheur que je
n'ai presque aucun souvenir distinct; tout au plus
quelque date pour marquer, sur un livre nouvelle-
ment acheté, l'endroit où je l'avais lu. La moindre
remarque marginale fait que si je relis jamais ce
livre, je reprends le fil de nos idées et vais en avanL
Si je ne trouve aucun souvenir en relisant un livre,
le travail est à recommencer.
70 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Un soir, assis sur le pont qui est au bas de la ter-
, rasse de Richmond, je lisais les Mémoires de Mme
Hutchinson ; c'est Tune de mes passions.
— Mr. Bell ! dit un homme en s'arrêtant droit de-
vant moi.
C'était M. B... — que j'ava-is vu en Italie, chez lady
Jersey, à Milan. M. B..., homme très fin, de quelque
cinquante ans, sans être précisément de la bonne
compagnie, y était admis; — en Angleterre, les
classes sont marquées, comme aux Indes, au pays
des parias; voyez la Chaumière Indienne.
— Avez- vous vu lady Jersey?
— Non ; je la connaissais trop peu à Milan ; et Ton
dit que vous autres, voyageurs anglais, êtes un peu
sujets à perdre la mémoire en repassant la Manche.
— Quelle idée ! Allez-y.
— Etre reçu froidement, n'être pas reconnu me
ferait beaucoup plus de peine que ne pourrait me
faire plaisir la réception la plus empressée.
— Vous n'avez pas vu MM. Hobhouse,Brougham?
Même réponse.
M. B... qui avait toute l'activité d'un diplomate,
me demanda beaucoup de nouvelles de France. Les
jeunes gens de la petite bourgeoisie, bien élevés et ne
sachant où se placer, trouvant partout devant eux les
protégés de la Congrégation, renverseront la Con-
grégation et, par occasion, les Bourbons. (Ceci ayant
l'air d'une prédiction, je laisse au lecteur bénévole
toute liberté de n'y pas croire.)
J'ai placé cette phrase pour ajouter que mon ex-
trême dégoût de tout ce dont je parlais me donna appa-
remment cet air malheureux sans lequel on n'est pas
considéré en Angleterre.
.*y •■■
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 71
Quand M. B... comprit que je connaissais M. de
La Fayette, M. de Tracy :
— Eh! me dit-il avec Tair du plus profond éton-
nement, vous n'avez pas donné plus d'ampleur à
votre voyage! Il dépendait de vous de dîner deux
fois la semaine chez lord HoUand, chez lady A...
r— Je n'ai même dit à Paris que je venais à Lon-
dres. Je n'ai qu'un objet : voir jouer les pièces de
Shakespeare.
Quand M. B... m'eut bien compris, il crut que
j'étais devenu fou. La première fois que j'allai au bal
d'Almack, mon banquier, voyant mon billet d'ad-
mission, il me dit avec un soupir :
— Il y a vingt-deux ans, monsieur, que je tra-
vaille pour aller à ce bal, où vous serez dans une
heure !
La société, étant divisée par bandes comme un bam-
bou, lagrande affaire d'unhomme est de monter dans
la classe supérieure à la sienne, et tout l'effort de cette
classe est de l'empêcher de monter.
Je n'ai trouvé ces mœurs en France qu'une fois :
c'est quand les généraux de l'ancienne armée de Napo-
léon, qui s'étaient vendus à Louis XVIII , essayaient à
force de bassesses de se faire admettre dans le salon de
Mme de Talaru et autres du faubourg Saint-Germain.
Les humiliations que ces êtres vils empochaient
chaque jour rempliraient cinquante pages.
Le pauvre Amédée de Pastoret, s'il écrivait jamais
ses souvenirs, en aurait de belles à raconter.
Hé bien! je ne crois pas que les jeunes gens qui fi-
rent leur droit en 1832 aient eu, eux, à supporter de
telles humiliations. Ilsferont une bassesse, une scélé-
ratesse, si l'on veut, commise en un jour, mais se
72 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
faire assassiner ainsi, à coups d'épingles, par le mé
pris, c'est ce qui est hors nature pour qui n'est pas né
dans les salons de 1780, ressuscites de 1804 à 1830.
Cette bassesse, qui supporte tout de la femme d'un
cordon bleu (Mme de Talaru), ne paraîtra plus que
parmi les jeunes gens nés à Paris. Et Louis-Philippe
prend trop peu de consistance pour que de tels salons
se reforment de longtemps à Paris.
Probablement le Reform-Bill va faire cesser, en
Angleterre, la fabrique de gens tels que M. B.., quirie
me pardonna jamais de n'avoir pas donné plusd'am-
pleur à mon voyage. Je ne me doutais pas, en 1821,
d'une abjection que j'ai comprise à mon voyage de
1826, — les dîners et les bals de l'aristocratie coû-
tent un argent fou et le plus mal dépensé du monde.
J'eus une obligation à M. B..., il m'apprit à revenir
de Richmond à Londres par eau, c'est un voyage
délicieux.
Enfin, le.... (1) 1821, on afficha 0^/ie/to par Kean.
Je faillis être écrasé avant d'atteindre mon billet de
parterre. Les moments d'attente de la queue me rap-
pelèrent vivement les beaux jours de ma jeunesse
quand nous nous faisions écraser en 1800 pour voir
la première de Pinto (germinal an VIII),
Le malheureux qui veut un billet à Covcnt Garden
est engagé dans des passages tortueux, larges de trois
pieds, et garnis de planches que le frottement des ha-
bits des patients a rendues parfaitement lisses.
La tête remplie d'idées littéraires, ce n'est qu'en-
gagé dans ces affreuxpassageset quandla colère m'eût
donné une force supérieure à celle de mes voisins que
«
(1). En blanc dans le manuscrit.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 73
je me dis : Tout plaisir est impossible ce soir pour
moi. Quelle sottise de ne pas acheter d'avance un bil-
let de loge !
Heureusement, à peine dans le parterre, les gens
avec qui j'avais fait le coup d'épaule me regardèrent
d'un air bon et ouvert. Nous nous dîmes quelques
mots bienveillants surles peines passées; n'étant plus
en colère, je fus tout à mon admiration pour Kean,
que je ne connaissais que par les hyperboles de mon
compagnon de voyage Edouard Edwards. Ilparaît que
Kean est un héros d'estaminet, un crâne de mauvais
ton.
Je l'excusais facilement : s'il fût né riche ou dans
une famille de bon ton, il ne serait pas Kean, mais
quelque fat bien froid. La politesse des hautes classes
de France, et probablement d'Angleterre, proscrit
toute énergie, et l'use, si elle existaitpar hasard. Par-
faitement poli et parfaitement pur de toute énergie,
tel est l'être que je m'attendais à voir, quand on an-
nonçait, chez M. de Tracy, M. de Syon ou tout autre
jeune homme du faubourg Saint-Gormain. Et encore
je n'étais pas bien placé en 1821 pour juger de toute
l'insignifiance de ces êtres étiolés. M. de Syon, qui
vient chez le général Lafayette, qui est allé en Amé-
rique à sa suite, je crois, doit être unmonstre d'éner-
gie dans le salon de Mme de la Trémoille.
Grand Dieu ! Comment est-il possible d'être aussi
insignifiant ! comment peindre de telles gens ! Ques-
tions queje me faisais pendant l'hiver de 1830,enétu-
^diant ces jeunes gens. Alors leur grande affaire était
la peur que leurs cheveux arrangés de façon à former
jin bourrelet d'un coté du front à l'autre ne vinssent
à tomber.
74 SOUVENIRS d'ÂGOTISME
For 7ne : (Je suis un peu découragé par le manque
absolu de dates. L'imagination se perd à courir après
les dates au lieu de se figurer les objets).
Mon plaisir en voyant Kean, fut mêlé de beaucoup
d'étonnement. Les Anglais, peuple/iîcAe, ont desges-
tes fort différents des nôtres pour exprimer les mêmes
mouvements de Tâme.
Le baron de Lussinge et l'excellent Barot vinrent
me rejoindre à Londres ; peut-être Lussinge y était
venu avec moi.
J'ai un talent malheureux pour communiquer mes
goûts ; souvent, en parlant de mes maîtresses à mes
amis, je les ai rendus amoureux, ou, ce qui est bien
pis, j'ai rendu ma maîtresse amoureuse de Tami, que
j'aimais réellement. C'est ce qui m'est arrivé pour
Mme Azur et Mérimée. J'en fus au désespoir pendant
quatre jours. Le désespoir diminuant, j'allai prier Mé-
rimée d'épargner ma douleur pendant quinze jours.
— Quinze mois, me répondit-il, je n'ai aucun goût
pour elle. J'ai vu ses bas plissés sur sa jambe en ga^
rande (français de Grenoble).
Barot qui fait les choses avec règle et raison, com-
me un négociant, nous engagea à prendre un valet
déplace. C'était un petit fatanglais. Je les méprise plus
que les autres; la mode chez eux n'est pas un plaisir,
mais un devoir sérieux, auquel il ne faut pas man-
quer.
J'avais du bon sens pour tout ce qui n'avait pas
rapport à certains souvenirs, je sentis sur-le-champ
le ridiculedes quarante-huit heures de travail del'ou-
vrier anglais. Le pauvre Italien, tout déguenillé, est
bien plus près du bonheur. II a le temps de faire l'a-
mour, il se livre quatre-vingts ou cent fois par an à
)
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 76
nne religion d'autant plus amusante qu'elle lui fait
peur, etc.
Mes compagnons se moquèrent rudement de moi.
Mon paradoxe devint -vérité à vue d*œil, et sera bien
commun en 1840. Mes compagnons me trouvaient
fou tout à fait quand j'ajoutais : Le travail exorbitant
et accablant de l'ouvrier anglais nous venge de Wa-
terloo et de quatre coalitions. Nous, nous avons en-
terré nos morts, et nos survivants sont plus heureux
que les Anglais. Toute leur vie, BajTot etLussingeme
croiront une mauvaise tête. Dix ans après, je cherche
à leur faire honte : Vous pensez aujourd'hui comme
moi, à Londres en 1821, Ils nient, et la réputation
de mauvaise tête me reste. Qu'on juge de ce quim' ar-
rivait quand j'avais le malheur de parler littérature.
Mon cousin Colomb m'a cru longtemps réellement
envieux, parce que je lui disais que le Lascaris de
M. Villemain était ennuyeux à dormir debout. Qu'é-
tait-ce, grand Dieul quand j'abordaislesprincipesgé-
néraux i
Un jour que je parlais de travail anglais, le petit fat
qui nous servait de valet de place prétendit son hon-
neur national oiFensé.
. — Vous avez raison, lui dis-je, mais nous sommes
malheureux : nous n'avons plus de connaissances
agréables.
— Monsieur, je ferai votre affaire. Je ferai le mar-
ché moi-même... (1). Nevous adressez pas à d'autres,
on vous rançonnerait, etc.
Mes amis riaient. Ainsi, pour me moquer de l'hon-
neur du fat, je me trouvais engagé dans une partie de
(1) En blanc dans le manuscrit.
7Ô SOUVENIRS d'ÉGOTISMK
filles. Rien de plus maussade et repoussant que les
détails du marché que notre homme nous fit essuyer
le lendemain en nous montrant Londres.
D'abord, nos jeunes filles habitaient un quartier
perdu — Westminster Road, — admirablement dis-
posé pour que quatre matelots souteneurs puissent
rosser des Français. Quand nous en parlâmes à un
ami anglais :
— Gardez-vous bien de ce guet-apens! nous dit-il.
Le fat ajoutait qu'il avait longuement marchandé
pour nous faire donner du thé le matin en nous le-
vant. Les filles ne voulaient pas accorder leurs bon-
nes grâces et leur thé pour vingt et un shillings; mais
enfin elles avaient consenti. Deux ou trois Anglais
nous dirent :
— J'amais un Anglais ne donnerait dans un tel
piège. Savez- vous qu'on vous mènera à une lieue de
Londres?
Il fut bien convenu entre nous que nous n'irions
pas. Le soir venu, Barot me regarda. Je le com-
pris.
— Nous sommes forts, lui dis-je, nous avons des
armes.
Lussinge n'osa jamais venir. Nous prîmes unfîacre.
Barotet moi, nous passâmes le pont de Westminster.
Ensuite le fiacre nous engagea dans des rues sans
maisons, entre des jardins.
Barot riait.
— Si vous avez été si brillant avec 'Alexandrine
dansune maison charmante, au centre de Paris, que
n'allez-vous pas faire ici ?
J'avais un dégoût profond; sans l'ennui de l'après-
dînée à Londres quand.il n'y a pas de spectacle,
SOUVENIRIJ» d'ÉGOTISME 71
comme c'était le cas ce jour-là, et sans la petite pointe
de danger, jamais Westminster Road ne m'aurait vu.
Enfin, après avoir été deux ou trois fois sur le point
de verser dans de prétendues rues sans pavé, ce me
semble, le fiacre, jurant, nous arrêta devant une mai-
sonàtrois étages qui, tout entière, pouvait avoir vingt-
cinq pieds de haut. De la vie, je n'ai vu quelque chose
de si petit.
Certainement, sans l'idée du danger, je ne serais
pas entré; je m'attendais à voir trois infâmes salopes.
Elles étaient trois petites filles, avec de beaux che-
veux châtains, un peu timides, très empressées, fort
pâles.
Les meubles étaient de la petitesse la plus ridicule.
Barot est gros et grand; nous ne trouvions pas à nous
asseoir, exactement parlant»: les meubles avaient
l'air faits pour des poupées.
Nous avions peur de les écraser. Nos petites filles
virent notre embarras, le leur s'accrut. Nous ne sa-
vions que dire absolument. Heureusement Barot eut
ridée de parler jardin.
— Oh! nous avons un jardin, dirent-elles, avec non
pas de l'orgueil, mais enfin un peu de joie d'avoir
quelque objet de luxe à montrer. Nous descendîmes
au jardin avec des chandelles pour le voir; il avait
vingt-cinq pieds de long et dix de large. Barot et moi,
partîmes d'un éclat de rire. Là, étaient tous les ins-
truments d'économie domestique de ces pauvres
filles, le petit cuvier pour faire la lessive, avec un ap-
pareil elliptique pour brasser elles-mêmes leur bière.
Je fus touché et Barot dégoûté. Il me dit en fran-
çais : payons-les et décampons.
— Elles vont être si humiliées, lui dis-je,
7.
\
^^ SOUVENIRS d'égotisme
— Bah ! vous les connaissez bien ! elles enverront
chercher d'autres pratiques, s'il n'est pas trop tard,
ou leurs amants, si les choses se passent comme en
France.
Ces vérités ne firent aucune impression sur moi.
Leur misère, tous ces petits meubles bien propres et
bien vieux m'avaient touché. Nous n'avions pas fini
de prendre le thé que j'étais intime avec elles au
point de leur confier en mauvais anglais notre crainte
d'être assassinés. Cela les déconcerta beaucoup.
— Mais enfin, ajoutai-je, la preuve que nousvous
rendons justice, c'est que je vous raconte tout cela.
Nous renvoyâmes le fat. Alors je fus comme avec
des amis tendres que je reverrais après un voyage
d'un an.
Ce qu'il y a de déplaisant, c'est que pendant mon
séjour en Angleterre, j'étais malheureux quand je ne
pouvais pas finir mes soirées dans cette maison.
Aucune porte ne fermait, autre sujet de soupçons
quand nous allâmes nous coucher. Mais à quoi eus-
sent servi des portes et de bonnes serrures! Partout
avec un coup de poing on eût enfoncé les petites
séparations en briques. Tout s'entendait dans cette
maison. Barot, qui était monté au second dans la
chambre au-dessus de la mienne, me cria :
— Si l'on vous assassine, appelez-moi!
Je voulus garder de la lumière ; la pudeur de ma
nouvelle amie, d'ailleurs si soumise et si bonne, n'y
voulut jamais consentir. Elle eut un mouvement de
peur bien marqué, quand elle me vit étaler mes pis-
tolets et mon poignard sur la table de nuit placée du
côté du lit, apposé à la porte. Elle était charmante,
petite, bien faite, pâle.
i
L
>
SOUVENIRS d'ÉGOTISME -^
Personne ne nous assassina. Le lendemain, nous
les ttnmes quittes de leur thé, nous envoyâmes cher-
cher Lussingè par le Valet de place en lui recom-
mandant d'arriver avec des viandes froides, du vin.
Il parut bien vite escorté d'un excellent déjeuner, et
tout étonné de notre enthousiasme.
Les deux sœurs envoyèrent chercher une de leurs
amies. Nous leur laissâmes du vin et des viandes
froides dont la beauté avait Tair de surprendre ces
pauvres filles.
Elles crurent que nous nous moquions d'elles,
quand nous leur dimes que nous reviendrions. Miss..,
mon amie, me dit à part :
— Je ne sortirais pas, si je pouvais espérer que
vous reviendrez ce soir. Mais notre maison est trop
pauvre pour des gens comme vous.
Je ne pensai, toute la journée, qu'à la soirée
bonne, douce, tranquille {full of snugness) , quim'at*
tendait. Le spectacle me parut long. Barot et Lus-
singe voulurent voir toutes les demoiselles effrontées
qui remplissaient le foyer de Covent-Garden. Enfin,
Barot et moi, nous arrivâmes dans notre petite mai-
son. Quand ces demoiselles virent déballer des bou-
teilles de claret et de Champagne, les pauvres filles
ouvrirent de grands yeux. Je croirais assez qu'elles
ne s'étaient jamais trouvées vis-à-vis une bouteille
non déjà entamée de real champaign, Champagne
véritable.
Heureusement le bouchon du nôtre sauta ; elles
furent parfaitement heureuses, mais leurs trans-
ports étaient tranquilles et décents. Rien de plus
décent que toute leur conduite. — Nous savions déjà
cela.
80 SOUYENIBS d'ÉGOTISME
Ce fut la première consolation réelle et intime au
malheur qui empoisonnait tous mes moments de soli-
tude. On voit bien que je n'avais que vingt ans,
en 1821. Si j'en avais eu trente-huit, comme semblait
le prouver mon extrait de baptême, j'aurais pu
essayer de trouver cette consolation auprès des
femmes honnêtes de Paris qui me marquaient de la
sympathie. Je doute cependant quelquefois que
j'eusse pu y réussir. Ce qui s'appelle air du grand
monde, ce qui fait que Mme de Marmier a l'air diffé-
rent de Mme Edwards me semble souvent damnable
affectation et pour un instant ferme hermétiquement
mon cœur. Voilà un dô mes grands malheurs,
l'éprouvez- vous comme moi? Je suis mortellement
choqué des plus petites nuances.
Un peu plus ou un peu moins des façons du grand
monde fait que je m'écrie intérieurement : Bour-
geoise! ou poupée du boulevard Saint-Germain! et
à l'instant je n'ai plus que du dégoût ou de Vironie
au service du prochain.
On peut connaître tout, excepté soi-même : « Je
suis bien loin de croire tout connaître, » ajouterait
un homme poli du noble faubourg attentif à garder
toutes les avenues contre le ridicule. Mes médecins,
quand j'ai été malade, m'ont toujours traité avec
plaisir comme étant un monstre, pour V irritabilité
nerveuse. Une fois, une fenêtre ouverte dans la
chambre voisine dont la porte était fermée me faisait
froid. La moindre odeur (excepté les mauvaises)
affaiblit mon bras et ma jambe gauche, et me donne
envie de tomber de ce côté.
— Mais c'est de l'égotisme abominable que tous
ces détails !
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 81
— Sans doute, et qu'est ce livre, autre chose qu'un
abominable égotisme ! A quoi bon étaler de la grâce
de pédant comme M. Villemain dans un article d'hier
sur l'arrestation de M. de Chateaubriand ?
Si ce livre est ennuyeux, au bout de deux ans il en-
veloppera le beurre chez Tépiteier ; s'il n'ennuie pas,
on verra que l'égotisme, mais sincèi^ey est une façon
de peindre ce cœur humain dans la connaissance du- '
quel nous avons fait des pas de géant depuis 1721,
époque des Lettres persanes de ce grand homme que
j'ai tant étudié : Montesquieu.
Le progrès est quelquefois si étonnant que Montes-
quieu en paraît grossier (1).
Je me trouvais si bien de mon séjour à Londres
depuis que toute la soirée je pouvais être bonhomme,
en mauvais anglais, que je laissai repartir pour Paris
le baron, appelé par son bureau, et Barot, appelé par
ses affaires de Bacarat et de Gardes. Leur société
m'était cependant fort agréable. Nous ne parlions pas
beaux-arts, ce qui a toujours été ma pierre d'achop-
pement avec mes amis. Les Anglais, sont, je crois,
le peuple du monde le plus obtus, le plus barbare.
Cela est au point que je leur pardonne les infamies
de Sainte-Hélène.
Ils ne les sentaient pas. Certainement, en le payant,
un Italien, un Allemand même, se serait figuré le
maître de Napoléon. Ces honnêtes Anglais, sans cesse
(1) Je suis heureux en écrivant ceci. Le travail officiel m*a
occupé en quelque façon jour et nuit depuis trois jours (juin
1832), Je ne pourrais reprendre à quatre heures — mes lettres
aux ministres cachetées — un ouvrage d'imagination. — Je
fais ceci aisément sans autre peine et plan que : me souvenir.
(Note de Beyle.)
83 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
côtoyés par l'abîme du danger de mourir de faim
s'ils oublient un instant de travailler, chassaientl'idée
de Sainte-Hélène, comme ils chassent l'idée de Ra-
phaël comme propre à leur îaire perdre du temps, et
voilà toul.
A nous trois : moi pour larêverie etla connaissance
de Say et de Smith (Adam), le baron de Lussinge pour
le mauvais côté à voir en tout, Barot pour le travail
(qui change une livre d'acier valant douze francs
en trois quarts de livres de ressorts de montres,
valant dix mille francs), nous formions un voyageur
complet.
Quand je fus seul, l'honnêteté de la famille anglaise
qui a dix mil le francs de rente se battit dans mon cœur
avec la démoralisation complète de l'Anglais, qui,
ayant des goûts chers, s'est aperçu que pour les sa-
tisfaire, il faut se vendre au gouvernement. Le Phi-
lippe de Ségur anglais est pour moi, à la fois, l'être
le plus vil et le plus absurbe à écouter.
Je partis sans savoir, à cause du combat de ces deux
idées, s'il fallait désirer une Terreur qui nettoierait
retable d'Augias en Angleterre.
La fille pauvre chez laquelle je passais les soirées
m'assurait qu'elle mangerait des pommes et ne me
coûterait rien si je voulais l'emmener en France.
J'aurais évité bien des moments d'un noir diabo-
lique. Pour mon malheur, l'affectation m'étant telle-
ment antipathique, il m'est plus difficile d'être simple,
^ sincère, bon, en un mot, parfaitemeat Allemand avec
une femme française.
Un jour, on annonça qu'on pendait huit pauvres
diables. A mes yeux, quand on pend un voleur ou un
assassin en Angleterre, c'est l'aristocratie qui s'im-
SOUVENIRS d'ÉGOTISME «3
mole une victime à sa sûreté, car c'est elle qui Ta forcé
à être scélérat, etc. Cette vérité, si paradoxale aujour-
d'hui, sera peut-être un lieu commun quand on lira
mes bavardages.
Je passai la nuit à me dire que c'est le devoir du
voyageur de voir ces spectacles et l'effet qu'ifs pro-
duisent sur le peuple qui est resté de son pays {who
has raciness). , ^
Le lendemain, quand on m'éveilla, à huit heures,
il pleuvait à verse. La chose à laquelle je voulais me.
forcer était si pénible, que je me souviens encore du
combat. Je ne vis point ce spectacle atroce.
f
86 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Un soir, après dîner, Minîorini monta chez lui.
Deux heures après, ne le voyant pas venir au café de
Foy, où l'un de nous qui avait perdu le café le payait,
nous montâmes chez lui. Il avait le scolozisme; après
dîner, la douleur locale avait redoublé ; cet esprit fleg-
matique et triste s'était mis à considérer toutes les
misères, y compris la misère de l'argent. La douleur
l'avait accablé. Un autre se serait tué ; quant à lui, il se
serait contenté de mourir évanoui, si à grand'peine
nous ne l'eussions réveillé.
Ce sort me toucha, peut-être un peu par la ré-
flexion : voilà un être, cependant, plus malheureux
que moi. Barot lui prêta cinq cents francs, qui on tété
rendus. Le lendemain, Lussinge ou moi le présen-
tâmes à Mme Pasta.
Huitjours après, nous nous aperçûmes qu'il était
l'ami préféré. Rien de plus froid, rien de plus raison-
nable que ces deux êtres l'un vis-à-vis l'un de l'au-
tre. Je les ai vus tous les jours pendant quatre ou cinq
ans, je n'aurais pas été étonné, après tout ce temps,,
qu'un magicien, me donnant la faculté d'être invisi-
ble, me mît à même de voir qu'ils ne faisaient pas
l'amour ensemble, mais simplement parlaient mu-
sique. Je suis sûr que Mme Pasta, qui pendant huit
ou dix ans non seulement a habité Paris, mais y a été
à la mode les trois quarts de ce temps, n'a jamais eu
d'amants français.
Dans le temps où on lui présenta Miniorini, le beau
Lagrange venait chaque soir passer trois heures i
nous ennuyer, assis à côté d'elle sur son canapé.
C'est le général qui jouait le rôle d'Apollon ou du bel
Espagnol délivré aux ballets de la cour impériale.
J'ai vu la reine Caroline Murât et la divine princesse
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 87
f
Borghèse danser en costume de sauvages avec lui.
C'est un des êtres les plus vides de la bonne compa-
gnie ; assurément, c'est beaucoup dire.
Comme tomber dans une inconvenance de parole
est beaucoup plus funeste à un jeune homme qu'il
ne lui est avantageux de dire un joli mot, la posté-
rité, probablement moins niaise, ne se fera pas
moins d'idée de l'insipidité de la bonne compagnie.
Le chevalier Miniorini avait des manières distin-
guées, presque élégantes. A cet égard, c'était un con-
traste parfait avec Lussingé- et même Barot, qui n'est
qu'un bon et brave garçon de province qui, par ha-
sard, a gagné des millions. Les façons élégantes de
Miniorini me lièrent avec lui. Je m'aperçus bientôt
que c'était une âme parfaitement froide.
Il avait appris la musique comme un savant de
l'Académie des inscriptions apprend ou fait semblant
d'apprendre le, persan. Il avait appris à admirer tel
morceau, la première qualité était toujours, dans un
son, d'être juste, dans une phrase, d'être correcte.
A mes yeux, la première qualité, de bien loin, est
d'être expressif.
La première qualité, poui/moi, dans tout ce qui est
noir sur blanc, est de pouvoir dire aveq Boileau :
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
La liaison avec Miniorini et Mme Pasfa se renfor-
çant, j'allai loger au troisième étage de l'hôtel des
Lillois, dont cette aimable femme occupa successi-
vement le second et le premier étage.
Elle a été, à mes yeux, sans vices, sans défauts,
caractère simple, uni, juste, naturel, et avec le plus
grand talent tragique que j'aie jamais connu.
Par habitude de jeune homme (on se rappelle que
88 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
je n'avais que vingt ans en 1821), j'aurais d'abord
voulu qu'elle eût de l'amour pour moi, qui avait tant
d'admiration pour elle. Je vois aujourd'hui qu'elle
était trop froide, trop raisonnable, pas assez folle,
pas assez caressante, pour que notre liaison, si elle
eût été d'amour, pût continuer. Ce n'aurait été qu'une
passade de ma part; elle, justement indignée, se fût
brouillée. Il est donc mieux que la chose se soit bor-
née à la plus sainte et plus dévouée amitié, de ma
part, et de la sienne, à un sentiment de même nature,
qui a eu des hauts et des bas.
Miniorini, me craignant un peu, m'affubla de deux
ou trois bonnes calomnies, que fusai en n'y faisant
pas attention. Au bout de six ou huit mois, je sup-
pose que Mme Pasta se disait : Mais cela n'a pas le
sens commun !
Mais il en reste toujours quelque chose; au bout
de six ou huit ans, ces calomnies ont fait que notre
amitié est devenue fort tranquille. Je n'ai jamais eu
un moment de colère contre Miniorini. Après le pro-
cédé si royal de François, il pouvait dire alors, comme
je ne sais quel héros de Voltaire :
Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.
Et je suppose que la Giudittaj comme nous l'appe-
lions en italien, lui prêtait quelques petites sommes
pour le garantir des pointes les plus dures de cette
pauvreté.
Je n'avais pas grand esprit alors, pourtant j'avais
des jaloux. M. de Perret, l'espion de la société de
M. de Tracy , sut mes liaisons d'amité avec Mme Pasta ;
ces gens-là savent tout par leurs camarades. Il Tar-
.-^^
SOUVENiRS d'ÉGOTISME 89
rangea de la façon la plus odieuse aux yeux des dames
de la rue d'Anjou. La femme la plus honnête, à l'es-
prit de laquelle toute idée de liaison est le plus
étrangère, ne pardonna pas l'idée de liaison avec une
actrice.
Cela m'était déjà arrivé à Marseille en 1805 ; mais
alors, Mme Séraphie T... avait raison de ne plus
vouloir me voir chaque soir, quand elle sut ma liai-
son avec Mlle Louason (cette femme de tant d'esprit,
depuis Mme de BarkofT) (1).
Dans la rue d'Anjou, qui au fond était ma société
la plus respectable, pas même le vieux M. de Tracy,
le philosophe, on ne me pardonna ma liaison avec
une actrice.
Je suis vif, passionné, fou, sincère à l'excès en
amitié et en amour jusqu'au premier froid. Alors, de
la folie de seize ans je passe, en un clin d'œil, au
înachiavélisme de cinquante et, au bout de huit jours,
il n'y a plus rien que glace fondante^ froid parfait.
(Cela vient encore de m' arriver ces jours-ci with
Lady Angelictty 1832, mai.)
J'allais donner tout ce qu'il y a dans mon cœur
à la société Tracy, quand je m'aperçus d'une super-
ficie de gelée blanche. De 1821 à 1830, je n'y ai plus
été que froid et machiavélique, c'est-à-dire parfai-
tement prudent. Je vois encore les tiges rompues de
plusieurs amitiés qui allaient commencer dans la rue
d'Anjou. L'excellente comtesse de Tracy, que je me
reproche amèrement de n'avoir pas aimé davantage,
ne me marqua pas cette nuance de froid. Cependant
je revenais d'Angleterre pour elle, avec une ouver-
(1) Voir JoumaZ de Stendhal et Lettres inédites,
8.
90 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
ture de cœur, un besoin d'être ami sincère qui se
calma par bon sens pur, en prenant la résolution
d'être froid et calculateur avec tout le reste du salon.
En Italie, j'adorais l'opéra. Les plus doux moments
de ma vie, sans comparaison, se sont passés dans les
salles de spectacle. A force d'être heureux à la
Scala (salle de Mjlan), j'étais devenu une espèce de
crana... {sic).
A dix ans, mon père, qui avait tous les préjugés de
la religion et de l'aristocratie, m'empêcha violem-
ment d'étudier la musique. A seize, j'appris succes-
sivement à jouer du violon, à chanter et à jouer
de la clarinette. De cette dernière façon seule, j'arri-
vai à produire des sons qui me faisaient plaisir. Mon
maître, un beau et bel* Allemand, nommé Hermann,
me faisait jouer des cantilènes tendres.
Qui sait?jpeut-être connaissait-il Mozart ? c'était en
1797, Mozart venait de mourir.
Mais alors, ce grand nom ne me fut point révélé.
Une grande passion pour les mathématiques m'en-
traîna ; pendant deux ans, je ne pensai qu'à elles. Je
partis pour Paris, où j'arrivai le lendemain du
18 Brumaire (10 novembre 99).
Depuis, quand j'ai voulu étudier la musique, j'ai-
reconnu qu'il était trop tard à ce signe : ma passion
diminuait à mesure qu'il me venait un peu de con-
naissance. Les sons que je produisais me faisaient ^
horreur à la différence de tant d'exécutants du qua-
trième ordre qui ne doivent leur peu de talent — qui
toutefois le soir, à la campagne, fait plaisir — qu'à
rintrépidité avec laquelle le matin ils s'écorchent les
oreilles à eux-mêmes — mais ils ne se les écorchent
pas, car.... cette métaphysique ne finirait jamais.
v
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 9 1
Enfin, j'ai adoré la musique et avec le plus grand ■
bonheur pour moi, d*e 1806 à 1810, en Allemagne.
De 1814 à 1821, en Italie. En Italie je pouvais dis-
cuter musique avec le vieux Mayer, avec le jeune
Paccini, avec les compositeurs. Les exécutants, le
marquis Garaffa, les Vicontini de Milan, trouvaient
au contraire que je n'avais pas le sens commun. C'est
comme aujourd'hui si je parlais politique à un sous-
préfet.
Un des étonnements du comte Daru, véritable
homme de lettres de la tête aux pieds, digne de l'hé-
bétement de l'Académie- des Inscriptions de 1828,
était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à
quelqu'un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me
Ta dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l'épui-
sement, se vendait quarante francs. Son étonnement
fut à mourir de rire, dit le libraire.
— Gomment, quarante francs !
— Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous
ferez plaisir au marchand en ne le. prenant pas à ce
prix.
— Est-il possible ! disait l'Académicien en levant ., î
les yeux au ciel ; cet enfant ! ignorant comme une
carpe ! .
Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des an-
tipodes, regardant la lune lorsqu'elle n'a qu'un petit
croissant pour nous, se disent : Quelle admirable
clarté ! la lune est presque pleine ! M. le conate Daru,
membre de l'Académie française, associé de l'Aca-
démie des sciences, etc., etc., et nloi, nous regar-
dions le cœur de l'homme, la nature, etc., décotes
opposés.
Une des admirations de Miniorini, dont la jolie
t
i
92 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
chambre était voisine de. la mienne au second étage
de l'hôtel des Lillois, c'est qu'il y eût des êtres qui
pussent m'écouter quand je parlais musique. Il ne re-
vint pas de sa surprise quand il sut que c'était moi qui
avait fait une brochure sur Haydn. Il approuvait assez
le livre — trop métaphysique, disait-il ; mais que
j'eusse pu l'écrire, mais que j'en fusse Tauteur, moi,
incapable de frapper un accord de septième diminuée
sur un piano, voilà ce qui lui faisait ouvrir de grands
yeux. Et il les avait fort beaux, quand il y avait, pai*
hasard, un peu d'expression.
Cet étonnement, que je viens de décrire un peu au
long, je l'ai trouvé petit ou grand chez tous mes in-
terlocuteurs jusqu'à l'époque (1827) où je me suis mis
à avoir de l'esprit.
Je suis comme une femme honnête qui se ferait
fille ; j'ai besoin de vaincre à chaque instant cette
pudeur d'honnête homme qui a horreur de parler de
soi. Ce livre n'est pas fait d'autre chose cependant.
Je ne prévoyais d'autre difficulté que d*avoir le cou-
rage de dire la vérité, surtout ; c'est la moindre chose.
Les détails me manquent un peu sur ces époques
reculées, je deviendrai moins sec et moins verbeux à
mesure que je m'approcherai de l'intervalle de 1826
à 1830. Alors, mon malheur me força à avoir de l'es-
prit ; je me souviens de tout comme d'hier.
Par une malheureuse .disposition physique qui m'a
fait passer pour mauvais Français, je ne [puis] que
très difficilement avoir du plaisir pour de la musique
chantée dans une salle française.
Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis
en 1821, n'en était pas moins l opéra buffa,
Mme Pasta y jouait Tancrèdé, Othello , Roméo et
^^.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 93
Juliette,., d'une façon qui, non seulement n'a jamais
été égalée, mais qui n'avait certainement jamais été
prévue par les compositeurs de ces opéras.
Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut,
avait Tâme tragique, mais il était si bête qu'il tom-
bait dans les affectations les plus ridicules. Je soup-
çonne que, outre Téclipse totale d'esprit, il avait en-
core cette sensibilité indispensable pour ensemencer
les succès, et que j'ai retrouvée avec tant de peine
jusque chez l'admirable et aimable Déranger.
. Talma, donc, fut probablement servile, bas^ ram-
pant, flatteur et, peut-être, quelque chose de plus en-
vers Mme de Staël qui, continuellement et bêtement
occupée de sa laideur (si un tel mot que bête peut
s'écrire à propos de cette femme admirable) avait be-
soin, pour être rassurée, de raisons palpables et sans
cesse renaissantes.
Mme de Staël, qui avait admirablement, comme un
de ses amants, M. le prince de Talleyrahd, /'ar^ du
succès à Paris, comprit qu'elle aurait à gagner à
donner son cachet au succès de Talma, qui commen-
çait à devenir général et à perdre par sa durée le peu
respectable caractère de mode.
Le succès de Talma commença par de la hardiesse ;
il eut le courage d'innover, le seul des courages qui
soit étonnant en France. Il fut neuf dans le Brutus de
Voltaire et bientôt après dans cette pauvre amplia-
tion : Charles IX de M. de Chénier. Un vieux et très
mauvais acteur que j'ai connu, Tennuyeux et royaliste
Naudet, fut si choqué du génie innovateur du jeune
Talma, qu'il le provoqua plusieurs fois en duel. Je ne
sais si, en vérité, Talma avait pris l'idée etle courage
d'innover, je l'ai connu bien au-dessous de cela. |
94 SOUVENIRS D E60TISME
t
Malgré sa grosse voix factice et l'affectation pres-
que aussi ennuyeuse de ses poignets disloqués, l'être
en France qui avait de la disposition à être» ému par
les beaux sentiments tragiques du troisième acte de
VHamlet de Ducis ou les belles scènes des derniers
actes d* Andromaque n'avait d'autre ressource que de
voir Talma.
Il avait Tâme tragique et à un point étonnant. S'il
y eût joint un caractère simple et le courage de de-
mander conseil, il eût pu aller plus loin, par exemple,
être aussi sublime que Monvel dans Auguste (Cinna).
Je p^rle ici de toutes choses que j'ai vues et bien vues
ou du moins fort en détail, ayant été amateur pas-
sionné du Théâtre-Français.
Heureusement pour Talma, avant qu'un écrivain,
homme d'esprit et parlant souvent au public (M.
l'abbé Geoffroy), s'amusât à vouloir détruire sa ré-
putation, il avait été dans les convenances de Mme
de Staël de le porter aux nues. Cette femme élo-
quente' se chargea d'apprendre aux sots en quels
termes ils devaient parler de Talma.
On peut penser que l'emphase ne fût pas épargnée;
le nom de Talma devint européen.
Son abominable affectation devint de plus en plus
nuisible aux Français, gent moutonnière. #
Je ne suis pas mouton, ce qui fait que je ne suis
rien.
La mélancolie vague et donnée par la fatalité,
comme dims Œdipe, n'aura jamais d'acteur compa-
rable à Talma. Dans Manlius, il était bien Romain :
PrendSy^is, et: Connais-tu la main de Rutile (l)^
(1) Le texte est :
l
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 95
.^ .1
étaient divins. C'est qu'il n'y avait pas moyen de re-
mettre là l'abominable chant du vers alexandrin.
Quelle hardiesse il me fallait pour penser cela en
1805 ? Je frémis presque d'écrire de tels blasphè- *
mes aujourd'hui (1832) que les deux idoles sont tom-
bées. Cependant, en 1805, je prédisais 1832, et le
succès m'étonne et me rend stupide.
M'en arrivera-l-il autant avec le ti..^ (sic). Le chant
continu, la grosse voix, le tremblemeàt des poignets,
la démarche affectée m'empêchaient d'avoir un plai-
sir pour cinq minutes de suite en voyant Talma, et,
à chaque instant, il fallait choisir, vilaine occupa-
tion pour l'imagination — ou plutôt alors la tête tue
l'imagination.
Il n'y avait de parfait dans Talma que sa tête et son
regard vague. Je reviendrai sur ce grand mot à
propos des Madones ^e Raphaël et de mademoiselle
Virginie de Lafayette, Mme Adolphe, A. Périer, qui
avait cette beauté en un degré suprême et dont sa
bonne grand'mère, Mme la comtesse de Tracy, était
très fière.
Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean
et je l'adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je
vois encore là, devant moi, Richard et Othello.
Mais le tragique dans une femme, où pour moi il
est le plus touchant, je ne l'ai trouvé que chez Mme
Pasta et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez
elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant.
Manlius. Connaîs-tu bien la main de Rutile ?
Sermliu8. Oui.
Manlitis. Tiens, lis.
(La Fosse, Manlitis Capitplinus^ IV, 4.) t
*
1
96 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
elle passait des heures entières sur un canapé à
pleurer et à avoir des accès de nerfs.
Toutefois, ce talent tragique étant mêlé avec le
talent de chanter, l'oreille achevait l'émotion com-
mencée par les yeux, et Mme Pasta restait longtemps,
par exemple deux secondes ou trois, dans la même
position. Cela a^t-il été une facilitation ou un obs-
tacle de plus à. vaincre? J'y ai souveik rêvé. Je penche
à croire que cette circonstance de rester forcément
longtemps dans la même position ne donne ni faci-
lités, ni difficultés nouvelles. Reste pour l'àme, de
Mme Pasta, la difficulté de donner son attention à
bien chanter.
Le chevalier Miniorini,Lussinge, diFiori, Sutton-
Sharp et quelques autres, réunis par notre admira-
tion pour la grandonnay nous avions un éternel su-
jet de discussion dans la manière dont elle avait joué
Homéo dans la dernière représentation, dans les
sottises que disaient à cette occasion ces pauvres
gens de lettres français, obligés d'avoir un avis sur
une chose si antipathique au caractère français : la
musique.
L'abbé Geoffroy, de bien loin le plus spirituel et
le plus savant des journalistes, appelait sans façon
Mozdxi im faiseur de charivari \ 'û était de bonne
foi et ne sentait que Grétry et Monsigny, qu'il avait
appris.
De grâce,, lecteur bénévole, comprenez bien ce
mot, c'est l'histoire de la musique on France.
Qu'on juge des âneries que disaient, en 1822, toute
la tourbe des gens de lettres, journalistes tellement
inférieurs à M. Geoffroy. On a réuni les feuilletons
de ce spirituel maître d'école, et, dit-on, c'est une
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 97
plate réunîon. Ils étaient divins, servis en impromp-
tu, deux fois la semaine, et mille fois supérieurs aux
lourds articles d'un M. Hoffmann ou d'un M. Féletz
qui, réunis, font peut-être meilleure figure que les
délicieux feuilletons de Geoffroy. Dans leur temps,
je déjeunais au café Hardy, alors à la mode, avec de
délicieux rognons à la brochette. Eh bien ! les jours
où il n'y avait pas feuilleton de Geoffroy, je déjeunais
mal.
Il les faisait en entendant la lecture des thèmes
latins de ses écoliers à la pension... (sic) où il était
maître. Un jour, faisant entrer des écoliers dans un
café près de la Bastille pour prendre de la bière,
ceux-ci eurent le bonheur de trouver un journal qui
leur apprit ce que faisait leur maître, qu'ils voyaient
souvent écrire en portant le papier au bout de son
nez, tant il avait la vue basse.
C'était aussi à sa vue basse que Talma devait ce
beau regard vague et qui montre tant d'âme (comme
une demi-concentration intérieure, dès que quel-
que chose d'intéressant ne tire pas forcément l'atten-
tion dehors.)
Je trouve une diminution de talent chez madame
Pasta. Elle n'avait pas grand'peine à jouer naturel-
lement la grande âme : elle l'avait ainsi.
Par exemple, elle était avare, ou si l'on veut, éco-
nome par raison, ayant unmari prodigue. Hé bien,
en un seul mois, il lui est arrivé de faire distribuer
deux cents francs à de pauvres réfugiés italiens. Et il
y en avait de bien peu gracieux, de bien faits pour
dégoûter de la bienfaisance, par exemple, M. Gia-
nonne, le prêtre de Modène, que le ciel absolve; quel
regard il avait I
9
f
l .
» «
98 SOUVENIRS. d'ÉGOTISME
M. di Fiori, qui ressemble comme deux gouti
d'eau au Jupiter Mansuétus, condamné à mort,
vingt-huit ans, à Naples en 1799, se chargeait de d
tribuer judicieusement les secours de madame PasI
Lui seul le savait et me Ta dit longtemps après,
confidence. La reine de France, dans le journal
ce jour, a fait enregistrer un secours de soixante^c
francs envoyé à une vieille femme (juin 1832).
f.
CHAPITRE IX
Outre rimpudence de parler de soi continuelle-
ment, ce travail offre tin autre découragement : que
de choses hardies et que je n'avance qu'en tremblant
seront de plats lieux. communs^ dix ans après ma
mort, pour peu que le ciel m'accorde une vie un peu
honnête de quatre-vingts à quatre-vingt-dix !
D'un autre côté, il y a du plaî§ir à parler du géné-
ral Foy, de Mme Pasta, de lord Byron, de Napoléon
et de tous les grands hommes ou du moins ees êtres
distingués que mon bonheur a été de connaître et
, qui ont daigné parler avec moi !
Du reste, si le lecteur est envieux comme mes con*-
temporains, qu'il se console, peu de ces grands hom-r
; mes que j'ai tant aimés m'ont* deviné. Je crois même
'\ qu'ils me trouvaient plus ennuyeux qu'un autre ;
peut-être ne voyaient-ils en moi qu'un exagéré sen-
' timental.
C'est la pire espèice, en effet. Ce* n'ept que depuis
que j'ai eu de l'esprit que j'ai été apprécié et bien au
delà de mon mérite. Le général Foy, Mme Pastai
> M. deTracy, Cano.va, n'ont pas deviné en moi (j'ai
sur le cœur ce mot sot: deviné) une âme remplie
100 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
d'une rare bonté, j'en ai la bosse (système de Gall) et
un esprit enflammé et capable de les comprendre.
Un des hommes qui ne m*a pas compris et, peut-
être, à tout prendre, celui de tous que j'ai le plus
aimé (il réalisait mon idéal, comme a dit je ne sais
quelle bête emphatique), c'est Andréa Corner, de
Venise, ami et aide de camp du prince Eugène à
Milan.
J'étais en 18H, ami intime du comte Wid7nannf
capitaine de la compagnie des gardes de Venise (j'é-
tais l'amant de sa maîtresse). Je revis Taimable Wid-
mann à Moscou, où il me demanda tout uniment de
le faire sénateur du royaume d'Italie. On me croyait
alors favori de M. le comte Daru, mon cousin, qui ne
m'a jamais aimé, au contraire ; en 18H, Widman me
fît connaître Corner, qui me frappa comme une belle
figure de Paul Véronèse.
Le comte Corner a mangé cinq millions, dit-on. Il
a fait des actions de la générosité la plus rare et les
plus opposées au caractère de l'homme du monde
français. Quant à la bravoure, il a eu les deux croix
de la main de Napoléon (croix de fer et légion d'hon-
neur).
C'est lui qui disait si naïvement à quatre heures du
soir le jour de la bataille de la Moskowa (19 septem-
bre 1812) : « Mais cette diable de bataille ne finir
donc jamais! » Widman ou Miniorinime le dit le len
demain.
Aucun des Français si braves, mais si affectés q-
j'ai connus à l'armée alors, par exemple le gêné
Caulaincourt, le général Monbrun, etc., n'aurait (
dire un tel mot, pas môme M. le duc de Frioul (Miel
Duroc). Il avait cependant un naturel bien rare da
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 101
le caractère, mais pour cette qualité commune, pour
l'esprit amusant, il était bien loin d'Andréa Corner. .
Cet homme aimable était alors à Paris sans argent,
commençant à devenir chauve. Tout lui manquait à
trente-huit ans, à l'âge où, quand on est désabusé,
l'ennemi commence à poindre. Aussi, — et c'est le
seul défaut que je lui ai jamais vu, — quelquefois le
soir il se promenait seul, un peu ivre, au milieu du
jardin, alors sombre, du Palais-Royal.
C'est la fin de tous les illustres malheureux : les
princes détrônés, M. Pitt voyant les succès de Napo-
léon et apprenant la bataille d'Austerlitz.
2 juillet 1832.
Lussinge, l'homme le plus prudent que j'aie connu,
voulant s'assurer un co-promeneur pour tous les
matins, avait la plus grande répugnance à me donner
des connaissances.
Il me mena cependant chez M. de Maisonnette (1),
Tun des êtres les plus singuliers que j'aie vus à Paris.
Il est maigre, fort petit comme un Espagnol, il en a
l'œil vif et la bravoure irritable.
Qu'il puisse écrire en une soirée trente pages élé-
gantes et verbeuses pour prouver une thèse politique
sur lin mot d'indication que le Ministre lui expédie à
six heures du soir, avant d'aller dtner, c'est ce que
Maisonnette a de commun avec les Vitet, les Pillet,
les Saint-Marc-Girardin et autres écrivains de la Tré-
sorerie. Le curieux, l'incroyable, c'est que Maison-
nette croit ce qu'il écrit. Il a été successivement
(1) M. Lingay.
9.
•t
■ i
I
^
40i SOUVENIRS d'ÉGOTISME
amoureux, mais amoureux à sacrifier sa vie, de
M. Decazes, ensuite de M. de Villèle, ensuite, je
crois, de M. de Martignac ; au moins celui-ci était
aimable.
Bien des fois j'ai essayé de deviner Maisonnette.
J'ai cru voir une totale absence de logique et quel-
quefois une capitulation de conscience, un petit
remords qui demandait à naître. Tout cela fondé sur
le grand axiome : II faut que je vive.
Maisonnette n'a aucune idée des devoirs du citoyen ;
il regarde cela comme je regarde, moi, les rapports
de l'homme avec les anges que croit si fermement
M.F. Ancillon,actuel ministre des affaires étrangères
à Berlin (de moi bien connu en 1806 et 7). Maisonnette
a peur des devoirs du citoyen comme Dominique (1)
de ceux de la religion. Si quelquefois, en écrivant si
souvent le mot honneur et loyauté, il lui vient un
petit remords, il s'en acquitte dans le for intérieur
par son dévouement chevaleresque pour ses amis.
Si j'avais voulu, après l'avoir néglige pendant six
mois de suite, je l'aurais fait lever à cinq heures du
matin pour aller solliciter pour moi. Il serait allé
chercher sous le pôle, pour se battre avec lui, un
homme qui aurait douté de mon honneur comme
homme de société.
Ne perdant jamais son esprit dans les utopies de
bonheur public, de constitution sage, il était admi-
rable, pour savoir les faits particuliers. Un soir,
Lussinge, Gazul (2) et moi parlions de M. de Jouy,
alors l'auteur à la mode, le successeur de Voltaire ;
il se lève et va chercher dans un de ses volumineux
(i) Beyle. — (2) Mérimée.
4
i ■■ «■ ,1^.. n^j.- ..- j,:--
SOUVENIRS d'£gOTISME . 103
recueils la lettre autographe par laquelle M. de Jouy
demandait aux Bourbons la croix de Saint-Louis.
11 ne fut pas deux miniites à trouver cette pièce,
qui jurait d'une manière plaisante avec la vertu fa-
rouche du libéral M. de Joujf.
Maisonnette n'avait pas la coquinerie lâche et pro-
fonde, le jésuitisme des rédacteurs du Journal des
Débats. Aussi, aux Débats^ on était scandalisé des
quinze ou vingt oiille francs que M. de Villèle, cet
homme si positif, donnait à Maisonnette.
Les gens de la rue des Prêtres le regardaient comme
un niais, cependant ses appointements les empê-
chaient de dormir comme les lauriers de Miltiade.
Quand nous eûmes admiré la lettre de l'adjudant
général de Jouy, Maisonnette dit : c II est singulier
que les deux coryphées de la littérature et du libéra-
lisme actuels s'appellent tous les deux Etienne. »
M. de Jouy naquit à Jouy, d'un bourgeois nommé
Etienne. Doué de cette effronterie française que les
pauvres Allemands ne peuvent concevoir, à quatorze
ans le petit Etienne quitta Jouy, près Versailles, pour
aller aux Indes. Là, il se fît appeler Etienne de Jouy,
E. de Jouy, et enfin Jouy tout court. Il devint réelle-
ment capitaine plus tard ; un représentant, je crois,
le fit colonel. Quoique brave, il a peu ou point servi*.
Il était fort joli homme.
Un jour, dans l'Inde, lui et deux ou trois amis en-
trèrent dans un temple pour éviter une chaleur épou-
vantable. Ils y trouvèrent la prêtresse, espèce de
vestale ; M. de Jouy trouva plaisant de la rendre in-:
fidèle à Brahma sur Taulel même de son dieu (1).
(1) M. de Jouy publia en 1807 une tragédie lyrique intitulée :
La Vesiale.
4 .
\
V
104 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Les Indiens s'en aperçurent, accoururent en armes,
coupèrent les poignets et ensuite la tête à la vestale,
scièrent en deux Tofficier, camarade de l'auteur de
Sylla qui, après la mort de son ami, put monter à
cheval et galope encore.
Avant que M. Jouy appliquât son talent pour l'in-
trigue et la littérature, il était secrétaire général de la
Préfecture de Bruxelles vers 1810. Là, je pense, il
était l'amant de la préfète et le factotum de M. de
Pontécoulan, préfet, homme d'un véritable esprit.
Entre M. de Jouy et lui, ils supprimèrent la mendicité,
ce qui est immense et plus qu'ailleurs, en Belgique,
pays éminemment catholique.
A la chute du grand homme, M. de Jouy demanda
la croix de Saint-Louis ; les imbéciles qui régnaient
la lui ayant refusée, il se mit à se moquer d'eux par
la littérature et leur a fait plus de mal que tous les
gens de lettres des jDe'ôa^s, si grassement payés, ne
leur ont fait de bien. Voir, en 1820, la fureur des
Débats contre la Minerve,
M. de Jouy, par son Ermite de la Chaussée d'Antin ,
livre si bien adapté à l'esprit des bourgeois de France
et à la curiosité bête de l'Allemand, s'est vu et s'est
cru, pendant cinq ou six ans, le successeur de Vol-
taire dont, à cause de cela, il avait le buste dans son
jardin de la maison des Trois frères.
Depuis 1829, les littérateurs romantiques, quin'ont
même pas autant d'esprit que M. de Jouy, le font
passer pour le Cotlin de l'époque, et sa vieillesse est
rendue malheureuse (amareg^m^a) par la gloire extra-
vagante de son âge mûr.
Il partageait la dictature littéraire, quand j'arrivai
en 1821, avec un autre sot bien autrement grossier,
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 105 y
M. A.-V. Arnault, de l'Institut, amant de Mme B...;
j'ai beaucoup vu celui-ci chez Mme C....r, sœur de sa
maîtresse. II avait l'esprit d'un portier ivre. Il a ce-
pendant fait ces jolis vers :
De la tige détachée,
Pauvre feuille desséchée.
Où vas-tu?
Je vais où va toute chose.
Où va la feuille de rose
Et la feuille de laurier.
Il les fît la veille de son départ pour l'exil. Le
malheur personnel avait donné quelque vie à cette
âme de liège. Je l'avais connu bien bas, bien ram-
pant, vers 1811, chez M. le comte Daru qu'il reçut à
l'Académie française. M. de Jouy, beaucoup plus gen-
til, vendaitles restes de samâlebeautéàMmeD rs,
la plus vieille et la plus ennuyeuse des coquettes de
l'époque. Elle était ou elle est encore bien plus ridi-
cule que Mme la comtesse B y d'H s qui, dans
l'âge tendre de cinquante-sept ans, récoltait encore
des amants parmi les gens d'esprit. Je ne sais si c'est
à ce titre que je fus obligé de la fuir chez Mme Dubi-
gnon. Elle prit ce lourdaud de Manon (maître des re-
quêtes) et comme une femme de mes amies lui disait:
« Quoi ! un être si laid ! »
— Je l'ai pris pour son esprit, dit-elle.
Le bon, c'est que le triste secrétaire de M. Beugnot
avait autant d'esprit que de beauté. On ne peut lui
refuser l'esprit de conduite, l'art d'avancer par la pa-
tience et en avalant des couleuvres, et, d'ailleurs,
des connaissances, non pas en finances, mais dans
l'art de noter les opérations de finances de l'Etat. Les
brigands confondent ces deux choses. Mme d'H s,
106 SOUVENIRS d'ÉGOTISHE
dont je regardais les bras qu'elle avait encore super*-
bes, médit:
' — Je vous apprendrai àfaire fortune par vos talents.
Tout seul, vous vous casserez le nez.
Je n'avais pas assez d'esprit pour la comprendre.
, Je regardais souvent cette vieille comtesse à cause
"[ ' ' des charmantes robes de V ictorine qu'elle portait.
;. J'aime à la folie une robe bien faite, c'est pour moi la
}\ volupté. Jadis, Mme N.-C.-D. me donna ce goût, lié
aux souvenirs délicieux de Gideville.
j^ Ce fut, je crois, MmeB yd'H s qui m'apprit
^v que l'auteur d'une chanson délicieuse que j'adorais
et avais dans ma poche, faisait des*petites pièces de
J vers pour les jours de naissance de ces deux vieux
singes; MM. de Jouy et Arnault et de l'effroyable
Mme D s. Voilà ce que je n'ai jamais fait, mais
aussi je n'ai pas fait Le roi d'Yvetoty Le Sénateur y
La GraïKVmère.
M. de Déranger, content d'avoir acquis, en flattant
ces magots, le titre de grand poète (d'ailleurs si mé-
rité) a dédaigné de flatter le gouvernement de Louis-
Philippe, auxquel tant de libéraux se sont vendus.
,1
CHAPITRE X
Mais il faut revenir au petit jardin de la rue Cau-
martin. Là, chaque soir, en été, nous attendaient de
bonnes bouteilles de bière bien fraîche, à nous versée
par une grande et belle femme, Mme Romanée,
femme séparée d'un imprimeur fripon et maîtresse
de Maisonnette, quiTavait achetée, dudit mari, deux
ou trois mille francs.
Là nous allions souvent, Lussinge et moi. Le soir,
nous rencontrions, sur le boulevard, M. Darbelles,
homme de six pieds, notre ami d'enfi^ince, mais bien
ennuyeux. Il nous parlaitdu cours de Gebelin et vou-
1 ait avancer par la ecience. Il a été plus heureux d'une
autre façon, puisqu'il est ministre aujourd'hui. Il al-
lait voir sa mère rue Caumartin; pour nous débar-
rasser de lui, nous entrions chez Maisonnette.
Je commençais, cet été-là, à renaître un peu aux
idées de ce monde. Je parvenais à ne plus penser à
Milan;. pendant èinq ou six heures de suite, le Réveil,
seul, était encore amer pour moi. Quelquefois je res-
tais dans mon lit, occupé à broyer dn noir.
J'écoutais donc dans la bouche de Maisonnette la
description delà manièredont l^ pouvoir ^ seule chose
/
.•i.
i08 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
réelle, était distribué à Paris, alors, en 1821. En ar-
rivant dans une ville, je demande toujours quelles
sont les douze plus jolies femmes, quels sont les deux
hommes les plus riches, quel est l'homme qui peut
me faire pendre.
Maisonnette répondait assez bien à mes questions.
L'étonnement pour moi, c'est qu'il fût de bonne
foi dans son amour pour le mot de Roi. Quel mot
pour un Français ! me disait-il avec enthou-
siasme et ses petits yeux noirs et égarés se levant au
ciel.
Maisonnette était professeur de rhétorique en 1811,
il donna spontanément congé à ses élèves le jour de
la naissance du roi de Rome. En 1815, il fît un pam-
phlet en faveur des Bourbons. M. Decazes le lut,
l'appela et le fit écrivain politique avec six mille
francs. Aujourd'hui, Maisonnette est bien commode
pour un ministre, il sait parfaitement et sûrement,
comme un dictionnaire, tous les petits faits, tous les
dessous de cartes des intrigues politiques de Paris de
1815 à 1832.
Je ne voyais pas ce mérite qu'il faut interroger
pour le voir. Je n'apercevais quecette incroyable ma-
nière de raisonner. Je me disais : De qui se moque-
t-on ici? Est-ce de moi ? Mais à quoi bon? Est-ce de
Lussinge? Est-ce de ce pauvre jeune homme en re-
dingote grise et si laid avec son nez retroussé? Ce
jeune homme avait quelque chose d*effronté et d'ex-
trêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans ex-
pression, avaient un air toujours le même et cet air
était méchant.
Telle fut la première vue du meilleur de mes amis
actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 109
je suis sûr deses talents — c'est M. le comte Gazul (1),
aujourd'hui si connu, et dont une lettre reçue la se-
maine passée m'arendu heureux pendantdeux jours.
11 devait avoir dix-huit ans, étant né, ce me semble,
en 1804 (2).
Je croirais assez, avec BufTon, que nous tenons
beaucoup de nos mères, toute plaisanterie à part sur
rincertitude paternelle, incertitude qui est bien rare
pour le premier enfant. Cette théorie me semble
confirmée par le comte Gazul. Sa mère a beaucoup
d'esprit français et une raison supérieure. Comme
son fils, elle me semble susceptible d'attendrisse-
ment une fois par an. Je trouve la sensation de sec
dans la plupart des ouvrages de M. Gazul, mais j'es-
compte sur l'avenir.
Dans le temps du joli petit jardin de la rue Cau-
martin, Gazul était l'élève de rhétorique du plus abo-
minable maître. Le mot abominable Qsi bien étonné
de se voir accolé au nom deMaisonnette^ le meilleur
des êtres. Mais tel était son goût dans les arts — le
faux, le brillant, le vaudevillique avant tout.
Il était élève de M. Luce de Lancival que j'ai
connu dans ma jeunesse chez M. de Maisonneuve,
qui n'imprimait pas ses tragédies, quoiqu'elles eus-
sent rencontrées le succès. Ce brave homme me ren-
dit le service de dire que j'aurais un esprit supé-
rieur (3).
— Vous voulez dire un orgueil supérieur , dit en
riant Martial Daru, qui me voyait presque stupide.
(i) Mérimée.
(2) Mérimée est né en 1803.
(3) C'est le mot de laine sur Stendhal.
10
? 110 SOUVENIRS d'eGOTISME. <
Mais je lui pardonnais tout, il me menait fchez Clo-
î iilde, alors première danseuse à l'Opéra. Quelquefois
* — quels beaux jours pour moi! — je me trouvais
I dans sa loge à TOpéra et devant moi, quatrième, elle
i \ s'habillait et se déshabillait. Quel moment pour un
î ' provincial !
I Lucé de Lancival avait une jambe de bois et de la
I gentillesse; du reste, il eût mis un calembour* dans
! une tragédie. Je me figure que c'est ainsi que Dora^
î devait penser dans les arts. Je trouve le mot juste,
l c'est un régent de Boucher. Peut-être, en 1860, y
. ; aura-t-il encore des tableaux de Boucher au Musée.
Maisonnette avait été l'élève de Luce, et Gazul est
f l'élève de Maisonnette. C'est ainsi qu'Anilibal CaF-
• rache est l'élève du flamand Calcar.
Outre sa passion prodigieu3e autant que sincère
pour le ministre régnant et sa bravoure, Maisonnette
avait une autre qualité qui me plaît : il recevait
vingt-deux millefrancs du ministre pourprouveraux
Français que les Bourbons étaient adorables, et il en
mangeait trente.
Après avoir écrit quelquefois deux heures de suite,
pour persuader les Français, Maisonnette allait voir
''.. une femme honnête du peuple à laquelle il oflfrait
■ cinq cents francs. Il était laid, petit, mais il avait un
feu tellement espagnol, qu'après trois visites, ces
' dames oubliaient sa singulière figure pour ne plus
voir que la sublimité du billet de cinq cents francs.
* Il faut que j'ajoute quelque chose pour l'œil d'une
* ' . femme honpête et sage, si jamais un tel œil s'arrête
sur ces pages : D'abord cinq cents francs en^ 1832,
s ? c'est comme mille en 1872. Ensuite, une charmante
marchande de cachets m'avoua qu'avant le billet de
i
SOUVENIRS d'ÉGOTISME Hl
T
cinq cents francs de Maisonnette, elle n'avait jamais
eu à elle un double napoléon.
Les gens riches sont bien injustes et bien comi-
q\ies lorsqu'ils se font juges dédaigneux de tous les
péchés et crimes commis pour de Targent. Voyez la
vie de M. le duc Decazes depuis sa chute en 1820,
après Tactio.n de Louvel, jusqu'à ce jour.
Me voici donc en 1822, passant trois soirées par
semaine à rOpéra-Bouflfe et une ou deux chez Mai-
sonnette, rue Caumartin. Quand j'ai eu du chagrin,
la soirée a toujours été le moment (jKfficile de ma vie.
Les jours d^Opéra, de minuit à deux heures, j'étais
chez Mme Pasta avec Lussinge, Miniorini, Fiori, etc.
Je faillis avoir un duel avec un homme fort gai et
fort brave qui voulait que je le présentasse chez Mme
Pasta. C'est l'aimable Edouard Edwards, cet Anglais,
le seul de sa race qui eut l'habitude de faire de la
gaieté, mon compagnon de voyage. en Angleterre,
celui qui, à Londres, voulait se: battre pour moi.
Vous n'avez pas oublié qu'il rn'avait averti d'une
vilaine faute : de n'avoir pas pris assez garde aune
insinuation offensante d'une esjfèce de paysan, capi- ••
taine d'un bateau à Calais. <
Je déclinai de le présenter; c'était le soir et déjà
alors, c« pauvre Edouard, à neuf heures du soir,
n'était plus l'hoinme du matin. * ^
— Savez-vous, mon cher B... me dit-il, qu'il ne
tiendrait qu'à moi d'être offensé.
— .Savez-vous, mon cher Edwards, que j'ai autant
d'orgueil que vous et que votre franchise m'est fort
indifférente, etc.
Cela alla fort bien;. je tire fori|;)ien, je casse iieuf
poupées sur douzfe — M. Proôpër Mérimée l'a vu au
\ '
4
1^
il2 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
tir du Luxembourg — Edwards tirait bien aussi,
peut-être un peu moins bien.
Enfin cettequerelle augmenta notre amitié. Je m'en
souviens parce que, après une étourderie bien digne
de moi, je lui demandais le lendemain ou le surlen-
demain au plus tard, de me présenter au fameux doc-
teur Edwards, son frère, dont on parlait beaucoup
en 1822. Il tuait mille grenouilles par mois et allait,
dit-on, découvrir comment nous respirons et un
remède pour les maladies de poitrine des jolies
femmes.
Vous savez que le froid, au sortir du bal, tue cha-
que année, à Paris, onze cents jeunes femmes (1).
J'ai vu le chiffre officiel.
Or le savant, sage, tranquille, appliqué docteur
Edwards avait en fort petite recommandation les amis
de son frère Edouard. D'abord, le docteur avait seize
frères et mon ami était le plus mauvais sujet de tous.
C'est à cause de son ton trop gai et de son amour pas-
sionné pour la plus mauvaise plaisanterie, qu'il ne
voulait pas laisser perdre si elle lui venait, que je
n'avais pas voulu le ipener chez Mme Pasta. Il avait
une grosse tête, de beaux yeux et les plus jolis che-
veux blonds que j'ai vus. Sans cette diable de manie
de vouloir avoir autant d'esprit qu'un Français, il
eût été fort aimable, et il n'eût tenu qu'à lui d'avoir
les plus grands succès auprès des femmes comme je
le dirai en parlant d'Eugeny (2), mais elle est encore
si jeune, que peut-être il est mal d'en parler dans ce
(i) Hélas! que j'en ai vu mourir de jeunes filles (V. Hugo).'
(2) Eugénie de Montijo? — Voir préface du Journal de
Stendhal.
SOUVENIRS. d'ÉGOTISME 113
bavardage qui peut être imprimé dix ans après ma
mort. Si je mets vingt, toutes les nuances de la vie
seront changées, le lecteur ne verra plus que les
masses. Et où diable sont les masses dans ces jeux
de ma plume? C'est une chose à examiner.
Je crois, que, pour se venger noblement, car il
avait Tàme noble quand elle n'était pas ofîusquée par
cinquante verres d'eau-de-vie, Edwards travailla
beaucofTppour obtenir la permission de me présenter
au docteur.
Je trouvai un petit salon archi-bourgeois ; une
femme du plus grand mérite qui parlait morale et que
je pris pour une quakeress et enfin dans le docteur
un homme du plus rare mérite caché dans un petit
corps malingre duquel la vie avait Tair de s'échap-
per. On n'y voyait pas dans ce salon (rue du Helder
n^l2). On m'y reçut fraîchement.
Quelle diable d'idée de m'y faire présenter! Ce fut
un caprice imprévu, une folie. Au fond, si je dé-
sirais quelque chose, c'était de connaître les hommes.
Tous les mois, peut-être je retrouvais cette idée,
mais il fallait que les goûts, les passions, les autres
folies qui remplissaient ma vie, laissassent tranquille
la surface de Teau pour que cette image pût y appa-
raître. Je me disais alors, je ne suis pas comme... (sic)
comme... (sic), des fats de ma connaissance; je ne
choisis pas mes amis.
Je prends au hasard ce qui se trouve sur ma
route.
Cette phrase a fait mon orgueil pendant dix ans. ♦
Il m'a fallu trois années pour vaincre la répugnance
et la frayeur que j'inspirais dans le salon de Mme
Edwards. On me prenait pour un Don Juan, pour uij
. 1
' ■ ■
- I
#
114 SOUVENIR^ d'ÉGOTISME
monstre de séduction et d'esprit infernal,. Certaine-
ment, il ne m'en eût pas- coûté davantage pour me
faire supporter dans le salon de Mme de Talaru, ou
de Mme Duras, ou de Mme de Broglie, qui admettait
tout couramment des bourgeois, ou de MmeG....t que
j'aimais (je parle de Mlle P. de M.), ou même dans le
'salon de Mme Récamier.
Mais, en 1822, je n'avais pas compris toute l'im-
portance de la réponse à cette question sur un
homme qui imprime un livre qu'on lit : Quel
homme est-ce ?
J'ai été sauvé du mépris par cette réponse : Il va
beaucoup chez Mme de Tracy. La société de 1829 a
besoin de mépriser l'homme à qui, à tort ou à raison,
elle accorde quelque esprit dans ses livres. Elle a
peur, elle n'est plus juge impartial. Qu'eût-ce été si
Ton avait répondu : Il va beaucoup chez Mme de
Duras (Mlle de Kersaint).
Hé bien ! même aujourd'hui, où je sais Timpor^
tance de ces réponses, à cause de cette importance
même, je laisserais le salon à la mode. (Je viens de
déserter le salon de lady Holye... en 1832).
Je fus fidèle au salon du docteur Edwards, qui
n'était point aimable, comme on l'est à une maîtresse
laide, parce que je pouvais le laisser chaque mercredi
(c'était le jour de Mme Edwards).
Je me soumettrais à tout par le caprice du mo-
ment; si l'on me dit la veille : Demain il faudra
vous soumettre à tel moment d'ennui, mon imagi-
nation en fait un monstre, et je me jetterais par la
fenêtre plutôt que de me laisser mener dans un salon
ennuyeux.
t Chez Mme Edwards, je connus M. Stritch, anglais
A.
SOltyENIRS D'ÉdoTISME 115 ;
=■..*■
. impassible et triste, parfaitement Jionnê te ^.victime <
de l'Amirauté, car il était Irlandais et avocat, et ce-
pendant défendant, comme faisant partie de son hon-
neur, les |)réjugés semés et cultivés dans les têtes
anglaises par l'aristocratie.
J'ai retrouvé celte singulière absurdité mêlée avec
la plus haute honnêteté, la plus parfaite délicatesse, *
• chez M. Rogers, près Birmingham (chez qui je passai
quelque temps en août» 1826). Ce caractère est fort
commun en Angleterre. Pour les idées^semées et cul-
tivées par l'intérêt de Taristocratie, on peut dire,
ce qui n'est pas peu, tjue l'Anglais manque de logi-
que presque autant qu'un Allemand.
La logique de l'Anglais, si admirable en finance et
dans tout ce qui tifent à un art qui produit de l'argent
à la fin de chaque seipaine, devient confuse dès qu'on
s'élève à des sujets*un peu abstraits et qui, directe-
ment^ ne produisent 'pà^ de V argent. Ils sont deve-
nus imbéciles dans les raisonnements relatifs à la
haute littérature par le même mécanisme qui donne
des imbéciles à la diplomatie ofthe King of Frenchy
on ne choisit que dans un petit nombre d'hommes. Tel
homme fait pour raisonner sur le génie de Shakes-
peare et de Cervantes(grands hommes morts le mênie
jour, 16 avril 1616, je crois), est marchand de fil de
coton à Manchester. 11 se reprocherait comme perte
de temps d'ouvrir un livre directement relatif au co- '
ton,. et à son exportation en Allemagne, quand il est
filé, etc., etc.
De même le King of French ne choisit ses diplo^
mates que parmi les jeunes gens de grapde nais-
sance et de haute fortune. Il faut chercher la va-
leur là où s'est formié M. Thiers (vendu en 1830).
116 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Il est fils d'un petit bourgeois d'Aix en Provence.
Arrivé à Tété de 1822, ou à peu près après mon
départ de Milan, je ne songeais que rarement à m'es-
quiver volontairement de ce monde. Ma vie se rem-
plissait, non pas de choses agréables, mais enfin de
choses quelconques qui s'interposaient entre moi
et le dernier bonheur qui avait fait T objet de mon
culte.
J'avais deux plaisirs fort innocents : 1° Bavarder
après déjeuner en me promenant avec Lussinge ou
quelque homme de ma connaissance; j'en avais huit
ou dix, tous, comme à l'ordinaire, donnés par le ha-
sard; 2** quand il faisait chaud, aller lire les journaux
anglais dans la jardin de Galigliani. Là je relus avec
délices quatre ou cinq romans de Walter Scott. Le
premier, celui où se trouvent Henry Morton et le ser-
gent Boswell (0/â(i/orto/?Yj/, je crois) me rappelait
les souvenirs si vifs pour moi de Volterre. Je Tavais
souvent ouvert par hasard, attendant Métilde à Flo-
rence, dans le cabinet littéraire de Molini sur l'Arno.
Je les lus comme souvenir de 1S18.
J'eus de longues disputes avec Lussinge. Je sou-
tenais qu'un grand tiers du mérite de sir Walter
Scott était dû à un secrétaire qui lui ébauchait les
descriptions de paysage en présence de la nature. Je le
trouvais comme je le trouve, faible en peinture de
passion, en connaissance du cœur humain. La pos-
térité confirmera-t-elle le jugement des contempo-
rains qui place le Baronnet Ultra immédiatement
après Shakespeare.
Moi j'afen horreur sa personne et j'ai plusieurs
fois refusé de le voir (à Paris, par M. de Mirbel, à
Naples en 1832, à Rome {idem).
V
I
SOUVENIRS d'ÉGOTISME IH
Fox lui donna une place de cinquante ou cent
mille francs et il est parti de là pour calomnier lord
Byron, qui profita de cette haute leçon d'hypocrisie : ,
voir la lettre que lord Byron m'écrivit en 1823 (1).
La santé morale me revenant, dans Tété de 1822,
je songeais à faire imprimer un livre intitulé V Amour,
écrit au crayon à Milan en me promenant et en son-
geant à Mélilde.
Je comptais le refaire à Paris et il en a grand be-
soin. Songer un peu profondément à ces sortes de
choses me rendait trop triste, c'était passer la main
violemment sur une blessure à peine cicatrisée. Je
transcrivis à l'encre ce qui était encore au crayon.
Mon ami Edw^ards me trouva un libraire (M. Mon-
gie) qui ne me donna rien d3 mon manuscrit et me
promit la moitié du bénéfice, si jamais il y en avait.
Aujourd'hui que le hasard m'a donné des salons,
je reçois des lettres de libraires à moi inconnus (juin
1832, de M. Thievoz, je crois) qui m'offrent de payer
comptant des manuscrits. Je ne me doutais pfis de
tout le mécanisme de la basse littérature. Cela m'a
fait horreur et m'eût dégoûté d'écrire. Les intrigues
de M. Hugo (voir dans la Gazette des Tribunaux de
1831, son procès avec la librairie Bossan ou Plozan),
les manœuvres de M. de Chateaubriand, les courses
de Béranger, mais elles sont si justifiables, ce grand
poète avait été destitué par les Bourbons de sa place
de 1,800 fr. au ministère de l'Intérieur.
La bêtise des Bourbons paraît dans tout son jour.
S'ils n'eussent pas bassement destitué un pauvre
(1) Le 23 juin 1823. Voir Correspondance inédite^ vol. I,
p. 241.
118 SOUVENIRS D^ÉGOTrSME
cj)mmis pour une chanson gaie bien plus que mé-
chante, ce grand poète n'eût pas cultivé son talent et
ne fût pas devenu un des plus puissants leviers qui a
chassé les Bourbons. Il a formé gaiement le mépris
des Français pour cp trône pourri. C'est ainsi que
l'appelait Ija reine d'Espagne, morte à Rome, l'amie
du prince de La Paix.
Le hasard me fît connaître cette Cour, mais écrire
autre chose que l'analyse du cœur humain m'ennuie;
si le hasard m'av4it dbnné un secrétaire, j'aurais été
une autre (mot illisible).
— Nous avons bien assez de celle-ci, dit l'avocat
du diable.
Cette vieille reine avait amené d'Espagne à Rome
un vieux confesseur. Ce confesseur entretenait la
belle*fillè du cuisinier de l'Académie de France. Cet
Espagnol fort vieux et encore vert galant, eut l'im-
prudence de dire (ici je ne puis donner les détails
plaisants, les masques vivent) de dire enfin que Fer-
dinand VII était le fils d'un tel et non de Charles IV;
c'était là un d,es grands péchés de la vieille reine.
Elle était morte, un espion sut le propos du prêtre.
Ferdinand l'a fait enlever à Rome et cependant, au
lieu de lui faire donner du poison, une contre-intrigue
que j'ignore a fait jeteç ce vieillard aux Présides.
Oserai-je dire quelle était la maladie de c^te vieille'
, reine remplie de bon sens? (je le sus à Rome en 1817
ou 1824) : c'était une suite de galanteries si mal gué-;
. ries qu'elle ne pouvait tomber sans se cassser un os.
:' ,. La pauvre fpmme, étant reine, avait honte de ces
^- accidents fréquents et n'osait se faire bien guérir. Je
• trouvai le même genre de malheifrtila Cour de Napo-
? !éon en 1811. Je connaissais hélas! beaucoup l'excel-
w
V
• \
SOUVENIRS d'ÉGOTISME . 119
lent Cuillerier. Je lui menai trois clames, à deilx
desquelles je bandai les yeux (^ue de TOdéon n"" 26). *
Il me dit deux jours après qu'elles avaient la fièvre
(effet de la vergogne et non de la maladie). Ce parfaite-
ment galant homme ne leva jamais les yeux pour les
regarder.
Il est toujours heureux pour la race des Bourbons
d'être débarrassée d'un stremon (1) comme Ferdi-
nand VII. M. le duc de Lava^, parfaitement honnête
homijoe, mais noble et duc (ce qui fait deux maladies
• •mentales) s'honorait «n me parlant de l'amitié de
Ferdinand VIL Et cependant il avait été trois ans
ambassadeur à sa cour.
Cela rappelle la haine profonde de Louis XVI pour
Franklin. Ce prince trouva une manière vraiment
bourbonnique de se venger : il fît peindre la figure ,
de ce vénérable vieillar(^au fond d'un pot de chambre
de porcelaine. ^
Mme Campan nous racontait cela chez JV(me Cardon
(rue de Lille, au coin de la rue de Bellechasse), après *
le 18 Brumaire. Les mémoires d'alors, qu'on lisait
chez Mme Cardon^ étaient bien opposés à la rapsodie
larmoyante qui attendrit les j[eunes femmes les plus
distinguées du faubourg Saint-Honoré (ce qui a d;é-
senchanté Tune d'elles à mes faibles yeux, vers
1827). i
I.
(1) Monstre. *^'
CHAPITRE XI
Me voilà donc avec une occupation pendant Tété
de 1822. Corriger le>s épreuves de V Amour imprimé
in-12 — sur du mauvais papier. M. Mongie me jura
avec indignation qu'on l'avait trompé sur la qualité
du papier. Je ne connaissais pas les libraires en 1822.
Je n'avais jamais eu affaire qu'à M. Firmin Didot, au-
quel je payais tout papier d'après son tarif. M. Mongie
faisait des gorges chaudes de mon imbécillité.
— Ah ! celui-là n'est pas ficelle! disait-il en pâ-
mant de rire et en me comparant a^ix Ancelot, aux
Vitet, aux... [sic) et autres auteurs de métier.
Hé bien! j'ai découvert par la suite que M. Mongie
était de bien loin le plus honnête homme. Que dirai-je
de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat, mon ami
avant qu'il ne fut libraire ?
Mais le pauvre diable s'est tué de chagrin en se
voyant délaissé par une veuve riche, nommée Mme
Bonnet ou Bourdel, quelque nom noble de ce genre
et qui lui préférait un jeune pair de France (cela
commençait à être un son bien séduisant en 1828).
Cet heureux pair était, je crois, M. Pérignon, qui
avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand
homme, en 1820.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 121
• . C'était une chose bien dangereuse pour moi, que
de corriger les épreuves d'un livre qui me rappelait
tant de nuances de sentiments que j'avais éprouvés
*en Italie. J'eus la faiblesse de prendre une chambre à
Montmorency. J'y allais le soir en deux heures par
la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des
bois, surtout à gauche de la Sablonnière en montant,
je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou.
Les folles idées de retourner à Milan, que j'avais si
souvent repoussées, me revenaient avec une force
étonnante. Je ne sais pas comment je fis pour résister.
La force de la passion qui fait qu'on ne regarde
qu'une seule chose, ôte tout souvenir de la distance
où je me trouve de ces temps-là. Je ne me rappelle
que la forme des arbres de cette partie du bois de
Montmorency.
Ce qu'on appelle la vallée de Montmorency n'est
qu'un coin de promontoire qui s'avance vers la vallée
de la Seine et directement sur le dôme des Inva-
lides (1).
Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cin-
quante pieds de hauteur, il outrait certains traits. —
L'aria depinge (l'air se charge de peindre), disait-il.
De même comme on sera bien plus détrompé des
Kings, des blesno (nobles) et des tresprê (prêtres)
ver^ 1870 qu'aujourd'hui, il mevientla tentation d'ou-
trer certains traits contre cette minever (2) de l'es-
pèce humaine, mais j'y résiste, ce serait être infidèle
à la vérité y
Infidèle à sa couche. (Cymbeline)
(1) Ici : plan des environs de Montmorency.
(2) Vermine.
il
122 SOUVENIRS d'ÉGOTISME
Seulement, que n'ai-je un secrétaire pour pouvoir
dicter des faits, dés anecdotes et non pas des raison-
nements sur ces trois choses. Mais ayant écrit vingt-
sept pages aujoiyrd'hui, je suis trop fatigué pour
détailler les .anecdotes qui assiègent ma mémoire.
3 juillet. — J'allais assez souvent corriger les
épreuves de VAmbur dans le parc de Mme Doligny,
à Corbeil. Là, je pouvais éviter les rêveries tristes; à
peine mon travail terminé je rentrais au salon.
Je fus bien près* de rencontrer le bonheur en 1824.
Pn pensant à la France durant ies«ix ou sept ans que
j'ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir
Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me
dirais : une seule femme m'eût fait pardonner à ce
pays-là, la comtesse Bertois. Je l'aimai en 1824. Nous
pensions l'un à Tafatre depuis que je l'avais yue les
pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de
Montjjiiirail ou de Champaubert, entrant à six heures
du matin chez sa mère, la M... de M., pour deman-
'der dés nouvelles de l'affaire.
Eh bien! Mme Bertois était à la campagne chez
Mme Doligny, son amie. Quand enfin je me détermi-
nais à produire ma maussaderie chez Mme Doligny,
elle me dit :
— Mme Bertois vous a attendu ; elle ne m'a quittée
qu' avant-hier à cause d'un événement affreux : file
vient de perdre une de ses charmantes filles. • *
Daris la bouche d'une 'femme aussi sensée (jue
Mme Doligny, ces paroles avaient une grande portée.
En 1814; elle^m'avait dit : Mme Bertois sent tout ce
que vous valez.
En 1823 ou 22,, Mme Bertoîs avait la bonté de
m'aimer unpeu. Mme Doligny lui dit un jour ; «' Vog
f
»
f
s
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 123
ë
t
i . *
yeux s'arrêtent sur Belle; s'il avait m taille plus
élancée, il y a longtemps qu'il vous aiji^ait dit qu'il
vous aime. »
Cela n'était pas exact. Ma mélanfcolîe regardait avec
plaisir les yeux si beaux de Mme.Bertois. Dans ma
stupidité, je n'allais pas plus loin. Je ne disais pas: ,
pourquoi cette jeune femme mê regarde-t-elle? —
J'oubliais tout à fait leS| excellentes leçons d'amour
que m'avait ja^is données mon oncje Gagnon (1) et '
mon ami et protecteur Martial Daru.
Heureux si je me fusse souveim de èe grand tacti-
cien! Que de succès manques! Que d'humilia^^ons
reçues ! Mais si j'eusse été habile*, je serais dégoûté
4es femmes jusqu'à la nausée, dé la xpusique et de la
peinture comme mes deux contempora^ins, MM. de la
R. et P. H., sont secs, dégoûtés du monde, philoso-
«phes. Au lieu de cela, dans tout ce 'qui touche aux
femmes, j'ai eu le bonheur d'être duj)e comme à
vingt-cinq ans.
C'est ce qui fait que je ne mebrûleraîfamais la cer-
velle par dégoût de tout, par ennui âe:*la vie. Dans
la carrière littéraire je vois encore uhe foule de cho-
ses à faire. J'ai des travaux possibleâ/de quoi occu-
per dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832,
est de m'habituer à n'être pas distrait .par l'action de
tirer une traite de 20,000 francs sur M. le caissier des
dépenses centrales du Trésor à Paris* *
*
(4) Voir : Vie de Henri Brulard.
1
I
f
\
i
CHAPITRE XII
4 juillet 4832.
Je ne sais qui me mena chez M. de TEtang (2). Il
s'était fait donner, ce me semble, un exemplaire de
V Histoire de la peinture en Italie^ sous prétexte
d'un rendu compte dans le Lycée y\xn de ces journaux
éphémères qu'avait créés à Paris le succès de VEdin-
burgh Review, Il désira me connaître.
En Angleterre, l'aristocratie méprise les lettres. A
Paris, c'est une chose trop importante. Il est impos-
sible pour dés Français habitant Paris de dire la vé-
rité sur les ouvrages d'autres Français habitant
Paris.
Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour
avoir dit aux rédacteurs du Globe, en forme de con-
seil, et parlant à eux-mêmes, que le Globe avait le^
ton un peu trop puritain et manquait peut-être un
peu d'esprit.
Un journal littéraire et consciencieux comme le
fut VEdinburg h Review n'est possiblequ'autant qu'il
(2) Nom sous lequel Beyle désigne Etienne-Jean Delécluze
(1781-1863), auteur de David et son Ecole, de Dante et la
Poésie amoureusCf etc. •
SOUVENIRS d'ÉGOTISME 195
sera imprimé è Genève, et dirigé là-bas, par une tête
de négociant capable de secret. Le directeur ferait
tous les ans un voyage à Paris ; et recevrait à Genève
les articles pour le journal du mois. Il choisirait,
payerait bien (200 fr. par feuille d'impression) et ne
nommerait jamais 3es rédacteurs.
On me mena donc chez M. de TEtang, un diman-
che à deux heures. C'est à cette heure incommode
qu'il recevait. Il fallait monter quatre-vingt-quinze
marches, car il tenait son académie au sixième étage
d'une maison quilui appartenait à lui et à ses sœurs,
rue Gaillon. De ses petites fenêtres, on ne voyait
qu'une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C'est
pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre
petites chambres qu'habitait M. de TEtang étaient
ornées de gravures et d'objets d'art curieux et agréa-
bles.
Il y avait un superbe portraitdu cardinal de Riche-
lieu que je regardais souvent. A côté, était la grosse
figure lourde, pesante, niaise de Racine. C'était avant
d'être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé
les sentiments dont le souvenir est indispensable
pour îdiire Andromaque ou Phèdre.
Je trouvai chez M. de l'Etang, devant un petit mau-
vais feu — car ce fut, ce me semble, en février 1822
qu'on m'y mena — huit ou dix personnes qui par-
laient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur
esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison
qui, sans qu'il y parût, dirigeait la discussion de fa-
çon à ce qu'on ne parlât jamais trois à la fois ou que
Ton n'arrivât pas à de tristes moments de silence.
Je ne saurais exprimer trop d'estime pour cette
société. Je n'ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas
41.
1«6 SOirV^ENIRS d'égotisme
de supérieur, mais même de comparabfe. Je fusfrappé
le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les
trois ou quatre ans qu'elffe a duré, je me suis surpris
à faire le même acte d'admiration.
Une telle société n'esf possible que dans la patrie
de Voltaire, de Molière, de Courier.
Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de
l'Etang, on se serait moqué d!un duc comme d'un
autre, et plus que d'un autre, s'il eût été ridicule.
L'Allemagne ne pourrait la fournir, pn y est trop
accoutumé à croire avec enthousiasme la niaiserie
philosophique à la mode»(les Anges de M. Ancillon).
D'ailleurs, hors de leucenthonsiasme, les Allemands
sont trop bêtes.
Les Italiens auraient disserté,'chacunj eût gardé
la parole pendant vingt minutes et fût resté l'enneini
mortel de son antagoniste dans la discussion. A la
troisième séarice, on eûtfaitdes sonnets satiriques les
uns contre les autres.
Car la discussion y était franche sur tout et avec
tous. On était poli chez M. de l'Etang, mais à cause
de lui. Il était souvent nécessaire ;qu'il protégeât la
retraite des imprudents qui, cherchant une idée nou-
, i velle, avaient avancé une absurdité trop marquante.
Je trouvai là chezM. de l'Etang, MM. Albert Sapfer
J.-J. Ampère, Sautelet (l),de Lussinge.
M. de l'Etang est un caractère dans le genre du boE
vicaire de Wakefield. Il faudrait, pour en donner une
dée, toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d'Ad-
dison. ' " '
D'abord il est fort laid ; il a surtout, chose rare à
(i) L'éditeur.
SOUVENIRS d'ÉGOTISME
127
Paris, le front ignoble etbas, il est bien fait et ^as^scz
gratid.
Il a toutes les petitesses . d'un bourgeois. S'il
achète pour trente-six francs une douzaine de mou-
choirs chez le marchand du coin, deux heures- après
il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que
pour aucun prix on ne pourrait en trouver de sem-
blables à Paris.
{Le manuscrit s'arrête là.)
i «
é è
t-:
• f
4
I
LETTRES INEDITES
li
I
i
t
.f.
4
•t
î
LETTRES INÉDITES
\
% A SA SŒUR Pauline. '. \
Bergame, le 19 floréal an IX (9 mai 1801.)
Tu es allée quelquefois à Montfleury (1), ma chère
Pauline ; de là, tu as admiré le spectacle enchanteur
que présente la vallée arrosée'par la tortueuse Isère.
Si tu Ty es trouvée dans un moment d'orage, lorsque
les nuées obscures luttent et se déchirent, que le
tonnerre fait retentir la terre et les cieux, qu'une
pluie mêlée de grêle fait tout plier, ton âme s'est sans
doute élevée vers le père des nuages et de la terre.
Tu as senti la puissance du créateur; mais, peu à peu
cette idée sublime a fait place à une douce mélanco-
lie, tu es revenue vers toi-même et tu as pensé (rêvé)
à tes plans de bonheur, tu t'y es enfoncée et tu
n'as vu qu'avec regret la fin de l'orage et le moment
de rentrer. Eh bien, flgure-toi une plaine de qua-
rante lieues de largeur, arrosée par le Tessin,
l'Adda, le Mincio et le majestueux Pô; figure-tyi
1 '
(4) Coteau dans la vallée de Tlsère, près cR Grenoble. C'est
au couvent de Montfleury que Mme de Tencin débuta dans la
vie religieuse..
LETTRES INÉDITES
une nuit sombre en plein midi, deux cents coups de
tonnerre en demi-heure (1), des nuages enflammés,
se détachant sur un ciel obscur et traversant l'atmos-
phère en deux secondes et tu n'auras qu'une bien
faible idée de la magnifique tempête que j'ai vue ce
matin.
Jamais spectacle plus beau n'a frappé mes yeux, et
les douze ou quinze camarades qui étaient avec moi
ont avoué n'avoir jamais rien vu de si imposant. Nous
avons vu tomber la foudre sur un (âocher qui est à
nos pieds; car toute la ville de Bergame est dans le
genre de la montée de Chalemont (2). Nous sommes
au plain-pied, en entrant par derrière et au dixième,
au moins, par devant. Tu remarqueras que nous
sommes au pied des Alpes et que nous apercevons
les Apennins.
Tu ne m'écris jamais, je ne sais pourquoi; car tu
dois mourir de loisir et tu sais combien tes lettres me
font plaisir. Que font Caroline (3), Félicie et le cha-
noine Gaétan ? Donne moi aussi des nouvelles du
charmant Oronce (4) ; je brûle de le voira douze ans.
— Adieu, embrasse tout le monde pour moi.
H. B. (^).
(1) Expression dauphinoise.
(2) C'est une rue montante de Grenoble, sur la rive droite
de risère.
(3) Sa sœur Marie-Zénaïde-Caroline, dont il est souvent ques-
tion dans la Vie de Henri Brulard.
(4) Félicie, Gaëtan et Oronce Gagnon, ses cousins, enfants
de Romain Gagnon ; Gaëtan mort dans la retraite de Russie,
Oronce, mort général de division (1885). 'f
(5) Mlle Paulin^ Beyle, chez le citoyen Gagnon, médecin à
Grenoble (Isère). — Lettre inédite. — (Collection de M, ^Au-
guste Cor dier). — Copie de la main de R. Colomb. — Aucune
des lettres à Pauline que nous donnons ne figure dans les
Lettres Intimes^ publiées récemment (1 vol., Calmann-Lévy).
«
LETTRES INEDÏTES 133
f
II
A LA Même.
Saluées, le 13 frimaire an X (6 décembre 1801).
Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta
lettre m'a fait plaisir. Je compte en recevoir souvent,
car rien ne t'empêche (l*écrire tes lettres chez Made-
moiselle Lassaigne (1) et de les donner à Marion (2)
lorsque tu viens à la maison. De cette manière l'in-
quisition sera en défaut. Tu as très bien fait de ne
pas abandonner le piano. Dans le siècle où nous som-
mes, il faut qu'une demoiselle sache absolument la
musique, autrement on ne lui croit aucune espèce
d'éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu
deviennes forte sur le piano; roidis-toi contre Tennui
et songe au plaisir que la musique te donnera un
jour.
J'aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu
me dis que le maître qui vient chez Mlle Lassaigne
est mauvais ; mais il vaut encore mieux apprendre
d'un mauvais maître que de ne pas apprendre du
tout. D'ailleurs, tu rougiras (3) du papier pendant un
an, avant que d'être en état de sentir les règles, et
peut-être, à cette époque, remontreras-tu un bon
(1) Directrice d'une pension de jeunes pensonnes à Gre-
l noble. ^
(2) Cuisinière du grand-père Gagnon.Voir Journal et Vie de
Henri Brulard.
{3) Les élèves se servaient alors de crayons de sanguine.
1^
f
134 LETTRES INÉDITES
^naître. Ce que je te recommande, c'est de dessiner la
tête et jamais le paysage ; rien ne gâte les commen-
çants comme cela.
Je pense, comme toi, que Monsieur Velly (1) n'est
pas très amusant ; cependant il faut le lire ; mais tu
pourras renvoyer cela à un an ou deux. En attendant,
il conviendra de lire des histoires pgtrticulières qui
sont aussi amusantes que les histoires génér,ales lé
sont peu. Prie le grand papa Gagnon de te donner
Y Histoire du siècle de Louis XIV par Voltaire ;
V Histoire de Charles XII, roi de Suède du même ;
VHistoife de Louis XI par Mlle deLussan(2) ; la Con-r
juration de Venise par Tabbé de St-Réal. Peu à peu
tu y prendras goût et tu finiras par dévorer l'histoire
de France, qui est très intéressante par elle-même, et
quf ne dégoûte que par la platitude et les préjugés
de Tabbé Velly, 8e son sot continuateur Villaret et de
Garnier (3), encore plus plat, s'il est possible, qu'eux
tous.
Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et
à juger le beau, dans tous les genres. Tu y parvien-
dras en lisant, d'abord, les ouvrages légers, agréables
et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus
d'instruction et qui supposent plus de capacité. Tu
connais, sans doute, Télémaque, la Jérusalem déli-
vrée) tu pourras lire Séthos (4) qui, quoique ouvrage
■ (1) L'abbé Velly (1709-1759), auteur d'une Histoire de
Frafice*
(2) Marguerite de Lussan (1682-1758). I
(3) Villaret él Garnier achevèrent V Histoire de France de
Velly.
(4) Roman de Tabbé Terrasson, intitMlé : Séthos, histoire
tirée des monuments de Vancienne Egypte (1731).
t
LETTRES INÉDITES 135
médiocre, te donnera une idée des mystères d'Isis, si
célèbres dans toute l'antiquité, et de ce qu'était la
•navigation dans son enfance.
Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies
de Voltaire. Tu dois te familiariser avec les chefs-
d'œuvre de nos grands écrivains; ils te formeront
également l'esprit et le cœur. Je te conseille de lire
Racine, le terrible Crébillon, et le charmant Lafon-
taine. Tu verras la distance immense qui sépare Ra-
cine de Crébillon et de la foule des imitateurs de ce
dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux
de Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te.
plaira-t-il d'abord autant qu'eux; mais tu sentiras
bientôt combien, son vers coulant, mais vide, est 4
inférieur au vers plein de choses du tendre Racine et ,
du majestueux Corneille.
Tu peux demander au grand papa les Lettres Per-
sanes de Montesquieu et VHlstoire naturelle de
Buffon, à partir du sixième volume; les premiers ne
t'amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, quei,
ces divers ouvrages te plairont beaucoup; en même
temps, tu feras connaissance avec leurs immortels
auteurs.
Mais c'est assez bavarder sur un même sujet.
Donne-moi de grands détails sur tes occupations chez
Mlle Lassaigne (1) et sur la manière dont tu passes
ton temps. Peut-être t'ennuies-tu un peu ; mais songe
que dans ce monde nous n'avons jamais de bonheur
parfait et mets à profit ta jeunesse, pour apprendre;
les connaisances nous suivent tout le reste de notre
vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous
*
(1) Voir p. ir^S. î
»
X
136 LETTRES INÉDITES
consolent de bien des peines. Pour moi, quand je lis
Racine, Voltaire, Molière, Virgile, \ Orlando Fu-
riosOj j'oublie le reste du monde. J'entends par
monde cetle foule d'indifférents qui nous vexent sou-
vent, et non pas mes amis que j'ai toujours présents
au fond du cœur. C'est là, ma chère Pauline, que tu
es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi
mille fois le jour; je me fais un plaisir de te revoir
grande, belle, instruite, aimable et aimée de tout le
monde. C'est cette douce pensée qui me rappelle sans
cesse Grenoble; je compte y être dans neuf mois. Je
pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m'a
offert un congé ; mais mon devoir me retient au régi-
ment.
Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours
contrariés par quelque chose ; aussi, le meilleur
parti que nous ayons à prendre est-il de tâcher de
nous accommoder de notre situation et d'en tirer la
plus grande masse de bonheur possible. C'est là
[ Ja seule vraie philosophie.
Adieu, écris-moi vite, H. B. ^^^
* •
III
A Edouard Mounier (2).
Paris, M prairial an X (6 juin 1804).
Et voilà les promesses des amis! En me quittant
vous me juriez de m'écrire, vous me donneriez de
(1) Lettre iDédite. — [Collection de M. Auguste Cordier).
Copie de la main de R. Colomb.
(2) Fils de Mounier, député à l'Assemblée Constituante. Il est
LETTRES INÉDITES 137
VOS nouvelles le lendemain de votre arrivée à Ren-
nes, et les jours se passent, un mois s'est presque
écoulé et les journaux seuls m'ont appris que vous
existiez.
J^ sais que ce temps a été très bien rempli pour
vous ; vous avez vu des contrées qui vous étaient in-
connues, vous avez fait de nouvelles connaissances,
vous avez acquis de nouveaux amis; était-ce une rai-
son pour oublier les anciens? Pour moi, tous les
jours je vois Tinconstance, mais je ne la conçois pas
encore ; en amitié comme en amour, lorsque une fois
on s'est vu, loiî'sque les âmes se sont senties, est-il
possible de changer? Mais je veux bien vous par-
donner, à condition que vous m'écrirez bien vite et
souvent.
Depuis votre départ, tout Paris a couru à une re-
présentation du Mariage de Figaro, donnée dans
la salle de l'Opéra au profit de Mlle Contât ; l'assem-
blée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres
par leur beauté bu leurs aventures étaient venues y
étaler leurs grâces, et je vous avouerai que j'ai trouvé
le spectacle des loges beaucoup plus intéressant que
celui qui nous avait rassemblés. J'ai été très mécon-
tent de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel
Figaro. Fleury, Almaviva, et Mlle Contât, la Com-
tesse, ont joué assez médiocrement; mais en revan-
che, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page
Chérubin. Je n'ai jamais rien vu de si touchant que
ce jeune homme aux pieds de la comtesse qu'il adore,
né en 1784 et mourut en 1843. Il accepte tour à tour la pro-
tection de Napoléon, de Charles X et de Louis Philippe. Il fut
nommé baron, obtint la place d'intendant des bâtiments de la
couronne, et se distingua à la Chambre des Pairs.
12..
138 LETTRES INÉDITES
recevant ses adieux au moment de partir pour l'ar-
mée; des deux côtés, ces sentiments contraints qu'ils
n*osent s'avouer, ces yeux qui s'entendent si bien
quoique leurs bouches n'aient pas osé parler, (^el
tableau plus naturel et en même temps plus intéres-
sant ? Beaumarchais avait très bien amené la situa-
tion, mais il s'était contenté de Tesquisser. Mlles
Mars et Contât ont achevé le tableau par leur jeu
charmant à la fois et profond. Tout le reste delà
pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de
Vestris, les grâces de Mme Coulomb et les cris de
Mmes Maillard et Branchu n'ont pu étouffer l'ennui'
qui devait naturellement résulter dé quatre heures
de spectacle sans intérêt. Le souvenir de l'ancien suc-
cès de Figaro a seul empêché les spectateurs de té-
moigner leur mécontentement. Il n'en a pas été de
même hier à la représentation du Roi et le Labou-
reur, tragédie nouvelle.
Arnault (1) avait dit partout qu'elle était de lui.
Talma etLafont y jouaient, il n en fallait pas tant
pour attirer tout Paris ; aussi à cinq heures la queue
s'étendait déjà jusque dans le jardin du Palais-RoyaK
On a commencé à 7 heures. De mémoire d'homme
on n'a vu amphigouri pareil ; ni plan, ni action, ni
style. Un roi de Castille qui tombe de cheval en
chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats,
n'est secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure
(1) Antoine Arnault (1766-1834), académicien, auteur de
Marins à Minturnes (1791), Lucrèce (1792), Phrosine et
Mélidor (1798), Oscar, fils d'Ossian a 796), les Vénitiens
|1797), GeimanicuSt etc. Le titre de la pièce dont parle Beyle
est Don Pèdre ou le Roi et le Laboureur, drame.
(Note de F. Corréard.)
LETTRES INÉDITES 139
troismois dans leurcabane, apparemment sans qu'au-
cun de ses ministres ou de ses courtisans viennent
le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui
ils ont reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant
regrettée par le doucereux roi, car, comme de juste,
il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il vient
quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour
la revoir, mais au lieu d'elle il trouve le vieux Juan,
qui lui débile des plaintes à n'en pas finir contre le
gouvernement actuel. Le roi ne trouve d'autre re-.
mède à cela que de le faire son premier ministre. Mais
voïià tout à coup qu'un Léon, soldat jadis fiancé avec
Félicie, revient d'Afrique, où on le croyait .enterré
depuis longtemps, tout exprès pour l'épouser. Cela
ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de
cinq ou six belles maximes, elle tâchera de s'y résou-
dre. Cependaiit ce Léon est reconnu par ses anciens
camarades, qui sont indignés de le voir toujours
simple soldat et qui viennent demander au roi une
récompense pour lui. Le roi le fait sur-le-champ son
connétable. Le bon Léon, tout content, s'en va bien
vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est
pressé, car il est six heures du soir, et il veut cueillir
cette nuit même le prix de son amour. Tout va très
bien jusque-là ; mais le roi s'avise d'aller aussi à là
chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau
brevet qu'il vient de lui donner, la main de sa-
Félicie. Léon lui dit : « Je n'y veux pas consentir.
Et j'aime, en Castillan, ma maîtresse et moi^ roi.
C'est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus
le roi le poignarde. C'est ainsi que finit le quatrième
acte.
■;* <■;
140 LETTRES INÉDITES
Jusque-là le public avait souffert assez patiemment
trois expositions différentes et quatre ou cinq beaux
discours, tous remplis, pour être plus touchants, de
belles et bonnes maximes extraites de Voltaire, Hel-
vétius, voire même de Puffendorff ; mais ce coup de
poignard a tout gâté. L'ennui général s'est manifesté
par de nombreux coups de sifflet, et on a baissé la
toile au milieu du cinquième acte (1). Ce qui a le plus
amusé le public, c'est le style original de la pièce.
D'ordinaire, la dureté des vers est rachetée par quel-
que force dans la pensée; mais ici c'est l'énergie de
la fadeur.
Voici, mon cher Mounier, quelles sont les belles
productions de nos contemporains, heureux encore
s'ils se contentaient de faire des ouvrages ridicules.
Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur basse
lâcheté, je tâche de m'isoler le plus possible; Retra-
vaille beaucoup l'anglais et je relis sans cesse Virgile
et Jean-Jacques. Je compte être bientôt débarrassé
de mon uniforme et pouvoir me fixer à Paris. Ce n'est
pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu'une
autre; mais dans Timpossibillité d'être où je voudrais
passer ma vie, c'est celle qui m'offre le plus de moyens
pour continuer mon éducation.
Peut-être un jour viendra que je pourrai habiter le
seul pays où le bonheur existe pour moi ; en atten-
dant, cher ami, écrivez-moi souvent ; les bons cœurs
(1) Cette pièce servit de prétexte à des manifestations poli-
tiques. Les républicains se portaient en foule à la tragédie
du Roi et le Laboureur, pour y fêter, dans la personne de
Don Pèdre, le spectacle d'une couronne avilie. Il fallut que la
censure intervint. (G.Mërlet, Tableau de la littérature /ran-
çaise, 1800-1815. La rragfédie sous VEmpire,) (Note de F. C).
t
I '
LETTRES INÉDITES 141
sont si rares qu'ils ne sauraient trop se rapprocher.
Faites, je vous prie, accepter rhommage de mon
respect à monsieur votre père, ainsi qu'à Mlle Victo-
rine, et dites-moi si Rennes vous a plu à tous autant
qu'à Philippine (1).
Happiness and friendship (2).
H. B.,
rue Neuve-Augustin, n* 736, chez M. Bonnemain.
Au Même.
Paris, 16 messidor an X (5 juillet 1802).
Je ne reçois voire lettre qu'aujourd'hui, mon cher
Mounier, à mon retour de Fontainebleau, où j'ai
passé plusieurs jours à chasser et à disputer avec
mon général (3). Il voulait absolument me reprendre
comme aide de camp et me faire nommer lieutenant ;
moi je voulais donner ma démission, et c'est ce que
j'ai fait avant-hier ; ainsi, à compter du 12 messidor,
je suis redevenu libre et citoyen.
(1) Victorine et Philippine, sœurs d*E. Mounier.
(2) Cette lettre ainsi que celles qui suivent adressées à
Edouard Mounier (sauf la lettre du 4 janvier 1806), ont été
publiées par M.F.Corréard dans la Nouvelle Revue (15 sept,
et l»*" octob. 1885), sous le titre de : Un paquet de lettres
inédites de Stendhal M.F. Corréard m'a autorisé à faire figurer
cette intéressante correspondance dans ce volume — qu'il
reçoive ici tous nos remerciements.
(3) Le général Michaud, dont Beyie avait été aide de camp.
142 LETTRES INÉDITES
Quelle idéeavez-vous donc sur nos lettres, mon cher
Mounier? Est-ce que nous nous écrivons pour faire
de l'esprit ou pour nous communiquer franchement
ce que nous sentons? Ecrivez-moi avec votre cœur
et je serai toujours content. J'ai été charmé de la des-
cription delà ville de Rennes. Je vous vois déjà dans
une délicieuse petite chambre donnant sur les Ta-
bors, rêvant à la jolie fille du Maine ou aux char-
mantes sœurs qui, Parisiennes et militaires, empor-
teront votre cœur d'assaut. Vous avez beau me
plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur
le philosophe, tout comme un autre vous serez d'a-
bord entraîné par les femmes vives et légères. Une
d'elles, avec un peu de coquetterie, vous persuadera
facilement que vous l'adorez et qu'elle vous aime un
peu. Vous en serez fou pendant deux mois, vous croi-
rez avoir trouvé cette femme unique qui seule peut
faire votre bonheuï* sur la terre. Mais vous vous aper-
cevrez bientôt que ce qu'on a fait pour vous, on
l'a fait aussi pour vingt autres. Vous la maudirez,
vous vous en voudrez bien. Quelque temps après,
vous trouvez une femme aimable, d'un tout autre ca-
ractère, une femme unique dans son genre; celle-ci
est aussi réservée et aussi douce que l'autre était
vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne vous
prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous
reçoit avec une froideur apparente qu'elle dément
bien vitepar un tendre regard. Vous êtes transporté,
vous êtes le plus heureux des. hommes; pour cette
fois vous n'êtes pas trompé. Hélas ! quinze jours
après, vous vous apercevez qu'on répète déjà avec
un autre le rôle qu'on avait joué avec vous.
Lassé bientôt de ce commerce de tromperie, vous
LETTRES INÉDITES 143
VOUS accoutumerez à ne regarder les femmes que com-
me de charmants enfants, avec lesquels il est permis de
badiner, mais à qui Ton ne doit jamais s'attacher. Vous
deviendrez alors ce qu'on appelle un homme aima-
ble, vous plaisanterez tout, vous serez entreprenant,
vous ferez la cour à toutes les belles que vous ver-
vez, elles vous trouveront délicieux.
Mais tout à coup, vous trouverez une femme au-
près de qui toute votre assurance s'évanouira ; vous
voudrez parler et les paroles expieront sur vos lèvres;
vous voudrez être aimable et vous ne direz que des
choses communes. Alors, croyez-moi, mon cher
Mounier, si l'absence ne fait qu'augmenter votre pas-
sion, si les objets qui vous plaisaient le plus vous de-
viennent fades et ennuyeux, c'est en vain que vous
voudriez vous en défendre, vous êtes amoureux et
pour la vie.
Rappelez-vous que vous m'avez promis franchise
entière ; ne craignez pas ma sévérité.
Non ignara mali, miseris succurrere disco.
Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis
y Enéide quelquefois; aussi je quitte la tendre Didon
pour des hommes plus modernes. Dans cemoment, par
exemple, je viens de lire les Nouveaux tableaux de
famille d'A.Lafontaine (l).J'ai été vraiment charmé;
il y a là un Whater à qui vous porterez envie. Ce
roman m'a un peu réconcilié avec les Allemands.
Est-ce que vraiment quelques-uns d'entre eux au-
raient de l'esprit ?
(1) Auguste Lafontaine, romancier allemand, né à Brunswick, .
en 1756, d'une famille de réfugiés français, mort à Halle en .
1831. (Note de F. C.) j
144 LETTRES INÉDITES
Je trouve vos assemblées du vendredi superbes ;
je vois d'ici Mlle Victorine faisant les honneurs de
do la maison, et vous, signor prefetino, distribuant
des calembours à droite et à gauche; je ne regrette
qu'une chose, c'est de ne pas être un des aides de
camp du général que vous recevez si bien.
Dites-moi ce qu'ils font, ce qu'ils disent ; en un
mot, si ce sont de bons diables, et surtout answer
fast to your everlasting friend,
A SA SŒUR Pauline (1).
Paris, 4 fructidor, An X (22 août 1802.)
Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de
peur de ne pouvoir le faire de longtemps, j'ai sur ma
table onze ou douze lettres auxquelles il faut que je
réponde, et qui attendent leur tour depuis un mois ;
prends de l'ordre de bonne heure, je n'en ai que pour
mes études, et j'ai bien souvent occasion de m'en re-
pentir dans mes relations sociales ; prends pour prin-
cipe de toujours répondre à une lettre dans les qua-
rante-huit heures qui suivent sa réception.
Prends tout de suite un maître d'italien, quel qu'il
soit ; en attendant de l'avoir, copie, et apprends par
cœur les deux auxiliaires essere et avère, tâche de
comprendre le beau tableau qui est à la tête de ta
(1) Ne montre ma lettre à personne. (Note de Beyle.)
LETTRES INÉDITES 145
grammaire italienne. Je te conseille de prendre une
grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire
chaque soir avant de te coucher le verbe aoere, en-
suite le verbe essere. C'est le seul moyen d'appren-
dre, je compte là-dessus.
Tu pouvais lire beaucoup mieux que Y Homme des
Champs (1). C'est un pauvre ouvrage. Lis Racine et
Corneille, Corneille et Racine et sans cesse. Puisque
tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Géorgiques,
de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile,
tu peux lire laHenriade. Tu y prendras une très lé-
gère idée du genre de ces grands hommes. Lis La
Harpe; son goût n'est pas sûr, mais il te donnera les
premières notions, et si jamais j'ai le bonheur de
pouvoir passer deux mois à Glaix (2) avec toi, loin
des ennuyeux, nous parlerons littérature Je te dirai
ma manière de voir et j'espère que tu sentiras de la
même manière, H y a en toi de quoi faire une femme
charmante, mais il faut t'accoutumer à réfléchir,
voilà le grand secret.
Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en
avoir dans l'oreille. Tu me feras bien plaisir de cher-
cher le quatrième acte d'Iphigénie, scène quatrième
et d'apprendre la tirade qui commence par ces mots
mon pér^, jusqu'à que je leur vais conter. Je te con-
seille de les copier et de les lire le soir. Il est très .es-
sentiel de bien lire les vers, je voudrais que d'ici au
(1) De Delille.
(2) Village des environs de Grenoble où le père de Beyle pos-
sédait une propriété dont Stendhal parle souvent dans son
Journal et dans la Vie de Henri Brulard. J'ai pu visiter le
domaine de Glaix, grâce à Faimable hospitalité du proprié-
taire actuel, M. le baron Bougault.
I .
146 LETTREfel INÉDITES
mois de septembre prochain,, tu susses i^ut le rôle
d'Iphigénie, je t'apprendrais à le déclamier. Tu pour-'
ras te borner à lire de Corneille, les piècel' suivantes :
le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Poi^eucte. Prie
le grand-papa de te prêter le MisanthrÔpey de Mo-
lière. Tu pourras lire Radamiste etZénopie, de Cré-
billon, iMérope, Zaïre et la Mort de César y de Vol-
taire. Si ton goût est juste, lu placeras Corneille et
Racine au premier rang des tragiques français. Vol-
taire et Crébilîon au deuxième. Je finis en te recom-
mandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je
suis comme l'Eglise, hors de là point de salut.
C'est av^ir proûté, que de savoir s'y plaire.
H. B. (1).
VI
A Edouard Mounier, i
Paris, !•' compl. X (2) (18 septemdre 1802).
Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, m|n cher
Edouard, parce que j'étais tombé dans une m|lanco-T
lie noire que je ne vçulais pas dire à mes am^. Maig
oEçditque monsieur votre père a eu un différei^d avec
votre évêque. Donnez-moi de grands détails là-des-
sus, je vous» priQ. La cause de la philosophie défen-
(1) Lettre inédite. — (Collection de feu M. Eugèm Cha-
Per). .^ »
(2) Premier, jour complémentaire de Tan 3^ *
V ■■ ■
i
•i
LETTRES INÉDITES 147
»
dua par le plus grand de mes concitoyens fait bouillir
mon sang dans mes veines.
Adieu, mon cher ami; veuillez bien présenter l'hom-
mage de mes respects à Mlle Victorine. Est-ce que
vou^ ne viendrez point à Paris cet hiver?
H.B.
Vit
Au Même.
Paris, 21 nivôse XI (H janvier 1803).
Qu'aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pen-
dant six mois de ma vie passés dans la folie la plus
complète? Je Tai enfin connueicette passion que ma
jeunesse ardente souhaita avec tant d'ardeur. Mais à
présent que Taimable galanterie a pris la place de ce
sombre amour, après avoir été tant plaisanté par mes
amis, je puis ei^ plaisanter avec vous. Oiii, mon ami,'
j'étais amoureux et amoureux d'une singulière ma-
nière, d'une jeune personne que je n'avais fait qu'en-
trevoir, et qui n'avait récompensé que par des mé-
pris la passion la mieux sentie. Mais enfin tout est
fini; je n'ai plus le temps de rêver, je danse presque
chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous
la tutelle demesamis,qui n'ont triuvé d'autre moyen
de me guérir que de me faire devenir amoureux.
Aussi suis-je tombé épris d'une feiiyne de banquier
très, jolie ; j'ai dansé plusieurs fois avec elle, je me
suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui
écrire ma cinquième lettre, elle m'en a renvoyé trois
148 LETTRES INÉDITES
sans les lire, elle a déchiré lapremière, suivant toutes
les rè«:lcs elle doit lire la cinquième et répondra à la
sixième ou septième (1). Elle a épousé il y a six mois
le brillant équipage et les deux millions d'un badaud
qui a la platitude d'en être jaloux, jaloux d'une femme
de Paris! il prend bien son temps; aussi je compte
bien m'amuser avec cet animal là. Il m'a donné une
comédie impayable avant-hier. Malli m'avait donné
son mouchoir et son argent à garder; elle est sortie
beaucoup plus tôt qu'elle ne m'avait dit, ce qui a fait
que Monsieur son mari m'est venu chercher à une
contre-danse que je dansais à l'autre bout delà salle,
pour me demander les affaires de sa femme. Il était
si plaisamment sérieux en faisant ce beau message,
que tout le monde a éclaté; j'en ris encore en vous
l'écrivant. Hier soir, il m'a boudé et, comme je disais
que j'étais charmé que l'usage de l'épée et des habits
brodés revînt, il a dit, d'un air judicieux, que ce n'é-
tait qu'un moyen de plus donné aux étourdis pour
troubler la société.
(1) Rapprochez de ces lignes la fameuse recette de Rouge
et Noir :
« Ses yeux (de Julien Sorel) tombèrent par hasard sur le
portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait en-
fermé les 53 lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau.
Julien vit en note, au bas de la première lettre : € On envoie
le n° 1 huit jours après la première vue..
« Onporte ces lettres soi-même : à cheval, cravate noire,
redingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air
contrit : profonde mélancolie dans le regard. Si Von
aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux
furtivement, adresser la parole à la femme de chambre. »
(Chapitre LVI),
Note de F. C.
LETTRES INÉDITES 149
Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes
progrès. Je suislepremier amant de Mme B. ; desgens
qui valaient beaucoup mieux que moi ont été refusés;
je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre
fier, mais en vérité ces jouissances d'amour-propre sont
bien courtes. Je jouisuninstantlorsque,penchéesur les
bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais
un petit homme avec le bout de son mouchoir; mais
lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence
de mes succès cette année et Tannée dernière, je de-
viens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de
celle que j'aime encore, malgré moi; je sens des lar-
mes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la re7
verrai jamais; — mais convenez que je suis bien sot;
ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies.
Mais cette fille, quem'a-t-ellefaitaprès tout, pour être
tant aimée ? elle me souriait un jour, pour avoir le
plaisir de me fuir le lendemain ; elle n'a jamais voulu
permettre que je lui dise un mot; une seule fois j'ai
voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris;
enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage
qu'un morceau de gant (1). Convenez, cherMounier^
que mes amis ont raison, et que, pour un officier de
dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle
m'eût aimé; mais la cruelle s'est toujours fait un jeu
(1). Ce trait final, si touchant dans sa simplicité fait involon-
tairement chanter dans la mémoire la strophe exquise des
Emaux et Camées:
Moi, je n'ai ni boucle lustrée,
Ni gant, ni bouquet, ni soulier,
Mais, je garde, empreinte adorée.
Une larme sur un papier.
(Note de F. G.)
13.
■'
♦ I
150 • LETTRES INÉDITES
• • •
de me tourmenter ; non elle n'est que coqjiette ; aussi
je.Toublie à jamais, et jeja verrais dans ce moment
que je serais aussi indifférent pour elle, qu'elle fut .
pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.
Mais, pardon; mon ami, je vous ennuie de mes fo-
lies , c'^st pour la dernière ifois ; je sens que je Toublie.
Est-ce que je n'aufai pas le plçiisir de vpus em-
brasser cethiver? V-enezun peu voir notre Paris àpré-
sent qu'il est dans son lustre; je suis sûr que tout philo-
^pheque vousêtes, il vous plaira beaucoup plus qu'au
printemps. Dans tous les cas j'espère que nous ven-
dangerons ensemble, dans notre Dauphiné. Venez,
ïfion cher Mounier, comparer nos gais paysans de la
vallée avec vos Bretons^ Est-ce que Mlle Vidtorinene
sera pas de la partie ? Dans tous les cas présentez-lui
mes hommages, et croyez hVendiess friençlship of
H. B.
t
VIII
Au Même.
Paris, 27 ventôse XI (18 mars 1803).
Savez-vous que vousrvous conduisez très mal, mon
cher Mounier. Je vous écris des lettres superbes, des
lettres de quatre pages, et vous restez trois mois sans
donner signe dévie; cela est affreux; à moins que
vous ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le
\^ sieur Pison qui part d'ici sans crier gare ! Vraiment
I vous devenez tous Bas-Bretons, Il faudra plus de six
LETTRES INÉWTES 151
mois de séjour à Paris pour Vous rappeler à votre
ancien caractère. Donnez-moi des détails sur le car-
naval de Rennes. Je me suis amusé ici comme un
dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus
jolies connaissances du monde. Je vais tous les
mardis dans une maison où Mme Récamier vient ; on
fait de la musique; les mères jouent à la bouiljbtte,
leurs filles à de petits jeux, et- presque toujours on
finit par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans
une société de l'ancien régime où Ton m'appelle
M. de Beyle ; on y parle beaucoup de la religion de
nos pèfes, et le charmant abbé Delille nbus dit des
vers après boire. Lq samedi, la plus jolie de mes
soirées, nous allons chez M. Dupuy, où se trouvent
des savants de toutes les couleurs, de toutes les
«langues et de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient
souvent avec son maître Legouvé! On y parle grec ;
sentez-vous la force de ce mot-là? Si vous y étiez
vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment
vous pouvez habiter Rennes. Vous avez du crédit, *
venez à Paris. Ayez-y une place, et vous ne regrette-
rez pas vos Bretons.
Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble?
cela serait délicieux. Nous partons d*ici neuf... à la
fois. Je me donne des peines incroyables, trois fois
la semaine, pour apprendre la gavotte pour pouvoir
faire briller quelque jolie petite fille de notre country.
Serez-voùs témoin de mes succès? cette douce espé-
rance ferait redoubler mes efforts.
Allons, mon cher Edouard, évertuez-vous et écri-
vez-moi deux pages de chronique scandaleuse.
Savez- vous F histoire du collier qui ne coûte que
12 mille francs, quoiqu'il en vaille 22,000?
^52 LETTRES INÉDITES
Mille respects à M. votre père, ainsi qu'à Mlles vos
sœurs, et, je vous en prie, réponse.
Friendship and happiness.
H. B.,
rue d*Angeviller, n® 153.
IX
Au Même.
Paris, 5 germinal xi (S6 mars 1803)«
Comment diable passer à Tautre monde, lorsqu'on
est aussi aimé et aussi aimable que vous Têtes ? C'au-
rait été très mal à vous je vous jure. Vous voilà donc
éternellement à Rennes ; c'est charmant pour vous
puisque vous vous y amusez, mais convenez que c'est
bien triste pour vos amis. Ne viendrez-vous pas au
moins vendanger les charmantes vignes de la vallée?
Je vous en conjure avec toute la mélancolie conve-
nable, par les souvenirs antiques, par les longues
heures passées auprès de ces grands rochers cou-
ronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la
patrie enfin qui fait errer le doux sourire de la ten-
dresse sur les lèvres... mon ami, excusez-moi, je ne
sais plus où j'en suis, ni comment finir ma phrase.
Vous savez que la Delphine a infatué toutes les jolies
femmes du style ossianique et que moi, malheureux^
qui suis obligé d'écrire une lettre de sentiment ou
deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir
mettre un peu de mélancolie.
A propos de Delphine, dites-moi au long ce que
LETTRES INÉDITES 153
VOUS en pensez, vous qui connaissez Ossian, la litté-
rature allemande, Homère, etc., etc. On n'en parle
déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel
effet elle a fait sur vous, philosophe. Je vous dirai
qu'il me semble que Léonce n'est pas amoureux. Mme
de Staël n'a pris que le laid de l'amour. Delphine me
paraîtrait assez aimable si elle n'était pas si métaphy-
sicienne. Au reste, je crois qu'on pourrait tirer de ce
roman beaucoup de pensées ingénieuses et même
profondes sur la société de Paris (1). Je connais bien
peu de femmes de 40 ans qui ne ressemblent pas de
près ou de loin à Mme de Vernon. En me parlant de
l'ouvrage, dites-moi votre avis sur l'auteur, avec qui
vous avez soutenu thèse à ce qu'il me semble.
Vous me parlez de ma B... Je l'ai plantée là il y a
2 mois, qui plus est sans l'avoir eue ; elle a fait venir
chez elle une nièce charmante dont le mari* dompte
les nègres de Saint-Domingue. J'ai entrepris de domp-
ter aussi à mon tour ; mais elle fait une résistance
superbe: elle est aidée par sa tante, qui est endiablée
contre moi et qui me fait manquer toutes les occa-
sions de finir. J'en suis si vexé, que je finirai peut-
être par avoir la tante pour pouvoir approcher la
nièce. Ce qui m'étonne le plus, c'est que la petite
m'aime ; elle m'écrit des lettres qui, malgré leurs
fautes d'orthographe, sont assez tendres; elle m'em-
brasse deiout son cœur quand je lui en donne l'occa-
sion, mais niente più.ie commence à croire, le diable
m'emporte, à l'amour platonique. Vous voyez, cher
Edouard, qu'en amour comme en guerre tout n'est
(1) Voir Corresp. inédite, lettre XXXUI, 17 juin 1818,
p. 73 et suivantes.
» f
«
L>- •
\U LETTRES INÉélTES
pas succès. Tout considéré, je mène dans deux heures
ces dames au bal ; je veux en finir ; je m'en veux de
me sentir agité par une petite coquette de vingt ans.
Savez-vous que pendant que nous portons la gloire
de Grenoble aux deux bouts de la France, on nous
enlève les beautés qui ornaient nos bals. Mon pauvre
cousin Félix Mallein a été sijr le point de se pendre
ou de se jeter dans la riviène, parce que Mlle M*** Ta
abandonné pour je ne sais quel carabin qui Ta épou-
,sée. Ri., a épousé Mlle M..., celle dont il disait tant '
d'horreurs il y a un an. Une demoiselle que vous avez
pe^t-être connue et qui avait deux amants, tous deux »
hommes de beaucoup d'esprit, a formé le projet de se
laisser mourir de douleur, depuis que l'un des deux
s'est laissé mourir de la fièvre. Si j'avais l'honneur
d'être l'amant restant, je me croirais obligé d'aller
en poste consoler la belle affligée ; il est beau de
n'être même que successeur quand c'est- dans un si
beau poste.
Adieu, mon cher Mouniejr ; vous voyez que je suis
exact, je veux réparer le temps perdu. Je n'ai rien
reçu de vous depuis quatre* mois ; dites-moi où vous
m'avez adressé votre précédente lettre, et de grâce
venez avec nous à Gren. en fructidor.
Avez-vous des nouvelles fle la belle Caroline ?
Comment se porte Votre sabre? En avez-vous fait
usage depuis moi ? , *
H. B.
' t
f ^
LE^qrUES INÉDITES 155
'> A SON PÈRE.
^ Paris, H floréal an XI (1" mai 1803).
Mon cher papa,
Je viens encore te parler argent, mais j'espère que
c'est pour la dernière fois.
Le général M. X..4(l), qui va pkrtir pour son ins-
pection, qui voulait me rengager avec lui/ et qui ne
cesse de m' accabler de bontés m'a invité à aller pour
dx jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de
lix jours, j'en ai passé huit, il m'a fallu prendre un
cabriolet pour aller à Fontainebleau et ce voyage me
revient à plus de 55 fr.. Je suis arrivé ici hier, et ce
matin je. viens de recevoir une invitation charmante
de M. Miôou qui m'engage à aller passer la semaine
prochaine à Glamart, où l'abbé Delille sera. Je crois
que, pour peu que je reste encore ici, toutes mes con- ,
naissances, surtout Mme de N... (2), m'obligeront à
aller les voir à la campagne et uhe fois arrivé m'y fe-
ront passer ma vie. Je dépenserai beaucoup cet été
et peut-être plus que cet hiver. J'aime donc mieux, si
tu le trouves bon, m'en aller économiser cinq mois à
Claix, là je ne dépenserai absolument rien, et par là
je pourrai aller en société l'hiver prochain.
J'ai soif de la campagne et je sens que je ne pour-
rais jamais résister à Mme de N...
(i) Michaud. i
(2) Mme de Nardon, voir Journal. j
156 LETTRES INÉDITES
Je n'ai presque point de dépenses à faire avant que
de partir : une paire de bottes 36 fr., une paire de
pistolets 48 ; voilà ce' qui m'est nécessaire avec deux
ou trois pantalons de nankin. Si tu es en argent, j'y
ajouterais une vingtaine de volumes qui me seront
très utiles a Claix pour travailler.
Je dois en outre deux mois de leçons au père
Jeky (1) et deux louis à Faure(2) — j'ai été obligé de
les emprunter pour aller à Fontainebleau ; ne vou-
lant pas suivre le général M..« à son inspection, je ne
pouvais refuser d'aller passer huit jours avec lui.
D'ailleurs je désirais beaucoup connaître le général
Moreau ; il est venu passer deux jours avec nous (3).
XI
A Edouard Mounier.
16 prairial XI (6 juin 1803).
Je n'ai reçu qu'il y a huit jours, mon cher Mou-
nier, votre lettre de morale du 9 pluviôse. Jamais
morale n'est venue plus à propos; j'étais excédé de
deux femmes que j'ai sur les bras depuis trois mois.
Mon père me pressait depuis longtemps de l'aller
voir; il se plaignait d'être abandonné par son fils. Ma
foi, votre morale m'a décidé, je pars, je quitte le sé-
(1) Son maître d'anglais.
(2) Félix Faure.
(3) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble). Brouil-
lon. En note : On me répond le 20 floréal, et je reçois la lettre
le 28 floréal ; on me promet 600 fr.
. LETTRES INÉDITES 157
jour de Taimable Paris, enchanté des choses vrai-
ment belles qui y sont, mais bien dégoûté de ce qu'on
y appelle bonne compagnie. D'ailleurs, il est temps
de réfléchir. J'ai vingt ans passés, il faut se former
des principes sur bien des choses et tâcher de mener
une vie moins agitée que par le passé ! Si je ne crai-
gnais pas que vous vous moquassiez de moi,' je vous
dirais que, barque sans pilote, j'ai erré au gré de
toutes les passions qut m'ont successivement agité. Je
n'en ai plus qu'une; elle m'occupe tout entier; toutes
les autres se sont évanouies et m'ont laissé le plus
profond mépris pour des choses que j'ai bien dési-
rées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque
vous saurez que, comme le mal est bon à quelque
chose, une des illustres dames que j'adore, et qui me
fait rhonneur d'être jalouse de moi, a voulu me fixer
ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans
les chasseurs de la garde du Consul. C'était tentant,
convenez-en bien. Admirez ma sagesse : j'ai re-
fusé.
Après ce trait sublime, je compte sur votre estime
pour le reste de ma vie, et, par conséquent, sur vos
avis. Point de flatterie; dites- moi vos avis franche-
ment, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis
vous découvrir quelque défaut.
Adieu; je compte rester quatre mois à Grenoble.
J'attends une lettre de Rennes; dès que je l'aurai re-
^ue, je vole dans votre chère patrie.
Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à Henri B...,
Henri en toutes lettres, pour éviter toute méprise.
Que vous seriez aimable, si vous veniez cet automne
à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire de
bonnes méchancetés ! Mallein est à Marseille ; je vais
158 LETTRES INÉDITES «
m'ennuyer comme un mort avec tous les paquets de
notre endroit. Dènnez-moi en détail des nouvelles
de Is^ belle dévote. ,
XII
i Au Même.
^ [GrepobleJ 9 messidor XI (SSvJuin 1803).
Ma foi, vous êtes un homme abominable ; il n*y a
plus moyen de vivre avec vous ; vous ayez toujours
raison. Vous me plaisantez sur ce que vous appelez
mes bonnes fortunes, mais il n*y a plus de bonne for-
tune dans ce monde. Tout homme qui se vante* de
ces sortes de succès est attaqué de la fatuité dont
vous m'accusez, car il donne du prix à ce qui n'en a
point. Dans ce genre-là, une barbe bien noir^ et de
larges épaules* sont les plus grand moyens de succès,
et ces succès ne sont pas flatteurs.
Peut-être que tout cela n'est pas très juste; mais je
suis piqué d'être fat éans m'en douter, car je ne
trouve rien de plat comme ce genre-là; aussi je me
* jure bien à moi-mfeme de ne jamais plus parler
femmes à personne. Et elles ne valent guère la peine
de nous occuper : tes unes nous ennuyent; celles
qui pourraient nous rendre heureux nous tourmen-
tent. Ainsi, sortons de cet enfer et promettons-nous
bien de ne pas ajouter au ridicule de nous laisser
troubler par leurs caprices celui d'en ennuyer nos
amis.
Puisque vous aimez la vertu, mon cher Edouard^
LETTRES INÉDITES 159
VOUS serez^content de mes lettres, car depuis deux
jours que je suis ici je ne Vois que des vertus. J'ai les
oreilles battues de ce qu'on nomme le machiavélisme
des Parisiens.
A propos, baisez ma lettre, mettez-lia sur votre
cœur, expirez de jouissance: j'ai vu hier et je ver-
rai encore ce soir, j'ai baisé la main et je* donnerai le
bras ce soir, j'ai vu hier, je verrai aujourd'hui et de-
main, et après-demain, et tant que je voudrai, thefair
Eugeny. »
Je suis déjà au fait de la chronique de la ville: la
moglie de Cornuto est à EchiroUes (1); lebadaud mon
cousin est né à Paris, comme vous savez. Votre con-
frère F. a paru faire la cour àplusieurs.femmes qui,
en faveul* de l'uniforme, sont allées- jusqu'à publier
leur vertu, même, à ce qu'on dit, avant qu'il les en
priât. C'est' une belle chose qu'i^ne broderie d'ar-
gent; quand la porterez-vous ? -Mais bien mie^ux.
Candide, non l'amant' très favorable de la belle Cu-
négonde, mais Candide C..., amant très peu favo-
risé de Mlle T..., meurt d'amour. Ce que je vous dis
est à la lettre. Ce, pauvre amoureux, qui etet déjà
d'une pâleur affreuse, va tous les jours se* prome-
ner de 2 à 3 sur le rempart à côté du commandaint,
au grand sçleil, pour entrevoir sa belle à travers les
croisées que 1|l mère fak fermer à doubles vitres.
Hé I est-ce difficile ça? En bien I je suis si piqué de
votre lettre que quand je viendrai à bout de cette
vertu là je jure de ne vous en rien dire ; c'est une
perte que vous faites là au^moins,, car rien ne doit
être si comique que ces vertus défendues par leurs
(1) Village des environs de Grenoble. »
1 «
160 LETTRES INÉDITES
mères. Elles doivent aimer à profiter du* temps. A
propos, C... etR. D., qui avaient si bien profité du
leur auprès des demoiselles D..., épousent. Com-
ment trouvez-vous cela, à vingt ans, se marier? on
doit être diablement las Tun de l'autre avant 25 ans.
Je crois que le mariage tel que nous le pratiquons
doit tuer Tamour, si tant est qu'il existe. D'abord,
dans nos mœurs, un mari est toujours ridicule. Que
pensez-vous de ça?
Vous voyez que je vous traite en savant, car il y
a là dedans de l'économie politique, de la connais-
sance de l'homme, etc., etc. En récompense, brûlez
les lettres, où je vous parais un fat et, au nom de
Dieu, plaisantez-moi fermesi jamais je retombedans
ce maudit défaut ; à vos yeux s'entend, car je veux
vous mener à Paris dans un an chez les femmes dont
je vous ai parlé. Vous me succéderez si vous voulez.
Je voulais rompre pour vous prouver que je né suis
pas fat; je ne romprai pas, je vais leur écrire au-
jourd'hui ; je veux vous y présenter et vous faire hé-
riter de ma place.
Adieu; venez donc à Gr... (2); nous courrions
les montagnes, nous nous amuserions, nous chasse-
rions ; pour moi je m'en vais errer dans les roches
comme le malheureaux Cardénio. Au fait, ce pays
m'enchante et est d'accord aivec ce qui reste encore
de romanesque dans mon âme ; si vraiment une Ju-
lie d'Etange existait encore, je sens qu'on mourrait
d'amour pour elle parmi ces hautes montagnes et
sous ce ciel enchanteur. '
Mais ne voilà-t-il pas encore de l'enchanteur? je
(2) Grenoble.
LETTRES INÉDITES 161
retombe sans cesse dans le ridicule. La pauvre jeu-
nesse est bien malheureuse, de Tamour sans tran-
quillité ou de la tranquillité sans amour. Je vous
crois tranquille, vous; parlez moi de cela et accou-
tumez-vous aux longues lettres; je me dédommage
avec vous de Tennui qui m'accable dans un pays où
je devrais mourir de plaisir si tous les habitants y
étaient. H. B.
XWI
Au Même.
Claix, 12 thermidor XI (2 juillet 1803).
«
A la bonne heure, rien n'est charmant comme de
recevoir dans la solitude une lettre qui intéresse
d'abord, et qui donne ensuite le délicieux plaisir de
blâmer à son tour. Mais vous ne me dites pas si,
pour votre soi-disant future, il fallait avoir le bon-
heur ^ avoir le plaisir ou seulement avoir la fai-
blesse. Un scélérat se serait donné dans les deux pre-
miers cas le plaisir de l'avoir, dans le deuxième
celui de s'en moquer. Mais la plaisanterie n'est natu-
relle que dans le tourbillon de la gaieté; parmi les
bois et leur vaste silence, l'esprit s'en va, il ne reste
qu'un cœur pour sentir .
Je suis étonné que vous, homme d'esprit, homme
instruit, fils d'un homme digne de donner des lois à
sa'patrie, scandalisiez un soldat qui n'a su de sa vie
que l'algèbre de Glairaut et les manœuvres de cava-
lerie. Quoi, il est moins criminel d'être le centième f
'•
162 . LETTRES INÉDlAs *
t
amant d'une femme mariée que d'être le premier!
) Moi j'aime mieux me damner en raisonnant juste. Il
me semble qu'une loi n'est, obligatoire, que par con-
séquent sa violation n'est un crime, que lorsque cette
loi vous assure ce pour quoi elle est faite. La loi de
la fidélité du mariage vous assurait une épouse
fidèle, une compagne, une amie pour toute la vie,
des enfants dont nous aurions été les pères; enfin, un
bonheur bien au-dessus, selon moi, du plaisir fugitif
que nous trouvons dans le bras des femmes galantes;
mais celte loi n'existe plufi que dans les livres, et les
épouses fidèles ne sont plus même dans les romans.
Il est d'ailleurs évident que'le Français actuel, n'ayant
pas d'occupation au forum, est forcé à l'adultère par
la nature même de son gouvernement. *
Lorsqu'on a le n^alheur d'être désabusé à ce point,
que reste-t-il à faire à l'homme sensible et honnête?
Se mariera-t-il pour avoir le déaôspoir de voir les
dérèglements de sa femme et le malheur affreux de
ne pas oser montrer sa tristesse? ou espérera-t-il dans
sa femme assez de vertu pour lutter contre tout l'ef-
fort deà mœurs de son siècle? Et dans ce dernier cas
la certitude de l'immensité du danger lui donnerait
des soupçons, et le bonhçur est bien loin dès que les
soupçons paraissent, *
Actuellement, si vous supposez à cet homme sen-
sible assez de force pour raisonnner ainsi de sang-
froid, mais non pas assez pour dompter et le courant
de son siècle et toute l'impétuosité de ses passions,
que deviendra-t-il dans l'orage, doutant même dans
•le calme? ' ?
Je^Qus avouerai, mon cher Edouard, qu'agité par
4 ces réflexions, qui même ne se sont débrouillées à mes
V
'à
i
î
LETTRES INÉDITES 163
yeux que depuis quelques jours, j'ai jusqu'ici été con-
duit par le hasard. J'espérais trouver une femme qui
pût sentir l'amour mieux ^ue ça. Je les croyais
toutes sensibles, je n'ai vu que des sens et de la va-
nité. J'en suis*à regretter de m'être formé une chi-
mère que je cherche de|)uis cinq» ans. Je veux em-
ployer toute 'ma raison pour la chercher, et elle
revient toujours. Je lui ai donné un nom, des yeux,
une physionomie;- je la vois sans cesse, je lui parle
quelquefois; mais elle. ne me répond pas, et, comme
yn enfant après avoir embrassé une poupée, je pleure
de ce qu'elle ne me rend pas mes baisers. Je v(|is
qu'actuellement il n'y a plus que de^ grande» choses
qui puissent me distraire de cet état affreux de brûler
sans cesse pour un être qu'on sait qtii n'existe pas,
ou qui, s'il existe par un hasard malheureux,^ne
répond pas à ma passion. L'amour, tel que je l'ai
conçu, ne pouvai^t me rendre heureux, je commence
depuis quelque temps à aimer la gloire; je brûle de
marcher sur le^ Ifraces de cette génération de grands
hommes qui, constructeurs de la Révolution, ont été
dévorés par leur propre ouvrage. N'en étant pas
encore là, je prends part aux factions de Rome, ne
pouvant faire mieux, et je nourris dans mon cœur l'im-
mortel espoir d'imiter un jour les grands hommes
que je ne puis pour le moment qu'admirer.
Mais je m'emporte; mes meilleurs amis me disent:
tu es fou. Vous-même vous riez de ces balivernes ;
tout ce que je vous demande, c'est d'en rire tout
seul.
.... Pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés.
I
Je reviens à votre lettre, qu^ est charmante ; je ré-
i66 LETTRES INÉDITES
,vous l'avait faite. Croyez- vous que D... en soit bien
, amoureux ?
H. B.
« t
P.S. — Présentez mes hommages à votre fa-
mille ; embrassez pour moi le camarade Pison. Que
devient-il dans tout ceci ?
I
XV
Au Même.
1
Claix, 23 frimaire XII (15 décembre 1803).
Peut-être, mon cher ami, vous ne connaissez plus
la voix qui vient vous parler. Il y a bien longtemps
que je ne vous ai écrit; mais n'attribuez point ce
silence à Toubli. J'ai eu Jionte de ne pouvoir mon-
trer à mes amis que les rêveries d'un fou ; elles ont
bien dû vous ennuyer dans mes précédentes lettres.
Je ne puis cependant me résoudre à rester plus long-
temps sans savoir de vos nouvelles et vous dire com-
bien je vous aime. J'ai passé mon temps depuis trois
mois, dans une extrême solitude; ce contraste m'a
plu en. sortant de Paris où tout était pour l'esprit et
rien pour le cœur. Ce qu'il y a de singulier, c'est
qu'à force de, sensibilité je suis parvenu «à passer
pour insensible dans ma famille ; ils se sont figuré
que c'était par ennui d'eux que j'étais tout le jour à
la chasse, et leur soupçon a augmenté lors^qu'ils se
sont aperçus (Jue j'allais lire dans une chfeiumière
abandonnée. Je crois que c'est là le véritable endroit
pour lire la Nouvelle Héloïse; aussi ne m'a-t-elle
t
LETTRES INÉDITES • * 167
i
jamais paru si charmante; j'y relisais aussi quelques
lettres que j'ai reçues de mes amis, et surtout une
dont je n'ai que la copje, mais qui n'en vit ps^s moins
pour cela dans mon cœur. Il me semblait que, dans
l'ordre actuel de la société, les âmes élevées doivent
être presque toujours malheureuses, et d'autant ^
plus malheureuses qu'elles méprisent l'obstacle qui
s'oppose à leur félicité. Ne serait-ce pas, par
exemple, la plus forte épreuve où peut être mise
une âme de cette espèce, que d'être arrêtée dans
ses plus chers désirs, par des considérations d'ar-
gent, et par lei*espect dû aux volontés d'un homme
dont elle méprise l'opinion? Je ne sais si vous m'en-
tendez; mais si vous comprenez ce qui m'arrête, je
dois être justifié à vos yeux, et vous devez me ré-
pondre, i
Ces idées et la tristesse qu'elles inspirent m'ont
engagé à lire les ouvrages qui traitent des lois qui
sont les bases des usages'et des mœurs; j'avais aussi
un secret orgueil de me rapprocher par là de celui .
de mes compatriotes que j'estime le plus (1). J'ai
donc lu le Contrat social et V Esprit des lois. Le
premier ouvrage m'a charmé, excepté lorsqu'il dit
que 600.,000 Romains pouvaient voter en connais-
sance de cause sur les affaires. Le second, que j'ai lu
deux fois, m'a paru bien au-dessous de sa réputation. >
Jfe vous dis ça à vous qui, instruit dans cette partie, ;
ne verrez pas de l'orgueil, mais une consultation,
dans ce que je vous dis. Que m'importe de savoir
l'esprit d'une mauvaise loi ; cela m'enseigne à faire
un extrait et voilà tout, Ne valait-il pas bien mieux
(1) Le père d'Edouard Mounier. (Noie de F. Ç.) *h
168 LETTRES INÉDITES
dire les lois qui, prenant les hommes tels qu'ils sont,
peuvent leur procurer la plus grande masse de bon-
heur possible ? Ce livre, fait comme le pouvait faire
Montesquieu, eût peut-être prévenu la Révolution.
J'ai enfin lu un ouvrage qui me semble bien sin-
gulier, sublime en quelques parties, méprisable en
d'autres, et bien décourageant en toutes : ï Esprit
d'Helvétius. Ce livre m'avait tellement entraîné dans
ses premières parties, qu'il m'a fait douter quelques
jours de l'amitié et de l'amour. Enfin, j'ai cru recon-
naître qu'Helvétius, n'ayant jamais senti ces douces
affections, était, d'après ses propres principes, inca-
pable de les peindre. Comment pourrait-il expliquer
ce trouble inconnu qui saisit à la première vue, et
cette constance éternelle qui nourrit sans espérance
un amour allumé ? Il n'y croit pas à cette constance
dont j'ai ouï citer tant d'exemples ; y croyez-vous
vous-même ? Croyez-vous à cette force incompré-
hensible de l'amour qui, parmi mille phrases insigni-
fiantes, fait distinguer à un amant celle qui est écrite
pour lui, et qui, lui faisant prêter l'oreille à cette
voix presque insensible qui s'élève des autres, et que
lui seul peut sentir, lui peint tous les tourments de
l'objet qui l'aime, et lui rappelle que de lui seul peut
venir la consolation ?
Il me semble qu'Helvétius ne peut expliquer ces
sentiments, ni mille autres semblables. Je voudrais
pour beaucoup que vous eussiez lu cet ouvrage, qui
me semble vraiment extraordinaire. Si cela est, dites-
m'en, je vous prie, votre sentiment au long.
Je suis allé à Grenoble dans le temps des élections,
pour voir un peu dans la nature ces asssemblées si
vantées dans les livres ; et je vous avoue qu'elles
T'
LETTRES INÉDITES 169
m'ont paru bien méprisables et qu'elles m'ont bien
prouvé la vérité des principes sur l'amour-propre (1).
Le bon sens montrait votre père et M. D*** au Sé-
nat. Cinquante-sept électeurs, parmi lesquels j'ai le
plaisir de compter mon père et mon grand-père, ont
fait tout au monde pour cela. Une intrigue curieuse
par sa ridiculité a fait nommer, au lieu de votre
père, un homme dont on ne sait rien, sinon qu'il est
méprisable de toutes les manières et que trois ou
quatre départements l'ont rejeté. Tout le monde a vu
combien les prétendus honnêtes gens nobles étaient
plus attachés à leur caste qu'à leurs principes. Tous
les roturiers ont nommé M. D*** et aucun noble n'a
donné sa voix à M. Mounier. J'ai vu parmi tout cela
les restes de la jalousie qu'inspire un talent qui s'é-
lève à côté de nous, et combien votre père l'avait
excitée. Je vous en dirai plus à la première vue.
Donnez-moi beaucoup de détails sur votre manière
de vivre et sur vos desseins futurs. N'aimeriez-vous
pas à voir votre père sénateur et à habiter Paris? Le
gouvernement doit le connaître maintenant ou il ne
le connaîtra jamais.
Adieu, mon cher ami, je vous dirais presque, si je
n'avais peur de vous paraître ridicule, si vous sentez
en lisant cette lettre la douce émotion qui me l'ins-
pira? Que nos cœurs aient eu le bonheur de s'enten-
dre ou non, croyez que les sentiments qui m'animent
ne changeront jamais; j'aurais encore bien des cho-
ses à dire, mais j'ai peur de me trahir; si vous m'a-
vez entendu vous me répondrez et en vous écrivant
je pourrai tout dire.
(1) HelvéUus.
170 LETTRES INÉDITES
Avouez, mon cher Edouard, que voilà des phrases
absolument inintelligibles. Je reviens sur la terre et
vous apprends que je serai à Grenoble dans huit
jours, et probablement à Paris au commencement du
printemps. N'aurbns-noiis donc jamais le plaisir de
nous revoir? Il y a tant de moyens. Mais en atten- ,
dant écrivons-nous souvent, cela ne dépend que de
vous ; j'aurai assez d'adresses si j'en ai une. Au dia-
ble avec vos énigmes!
Adieu, mon ami, ne brûlez pas ma lettre et trois
jours après Tavoir reçue elles seront devinées, ou il
y faudra renoncer. Adieu de tout cœur.
B.
XVI
Au Même. .
Grenoble, pluviôse XII (janvier-février 1804.)
Mille pardons, mon bon ami, si j'ai tant tardé à
vous répondre. Depuis un mois je suis plongé dans ce
qu'on appelle les plaisirs du carnaval. J'ai dansé ce
matin jusqu'à six heures ; je me lève à quatre pour .
vous dire enfin une partie des choses que m'a fait -
éprouver votre lettre, car toutes c'est impossible.
Depuis un mois, j'ai livré ma vie à toutes les dissi-
pations possibles. Je voulais oublier de sentir. J'ai
trouvé ici, comme ailleurs, beaucoup d'amour-propre
et point d'âmes. J'aime mieux les passions avec tous
leurs orages que la froide insensibilité où j'ai vu
' . LETTRES INÉDITES 171*
•
plongés les heureux de ce pays. Elles me rendent .
malheureux aujourd'hui, peut-être un jour feront-
elles mon bonheui^ ; d'ailleurs indiquez-moi le chemin [
pour sortir de leur empire? Un moment de leur
bonheur ne vaut-il pas toutes les jouissances d'amour-
propre possibles?
What is the world to me ?
Its pomp, Its i^leasure, and its nonsense ail ?
Jamais plus belle occasion ne pouvait s'offrir pour^
voir Grenoble dans tout son lustre. Il y a redoute
tous les mercredis ; MM. Périer (Augustq), Teysseire,
Giroud, Lallié, le général Molitor, le préfet, le rece-
veur du département, le payeur, le général comman-
dant le département, etc., etc., ont donné des fêtes
dans le genre de celles des ministres à Paris. Abso-
lument dans leur genre, il y avait un peu de cette
froideur que transpire l'habit brodé. On commence à
. sept heures, on soupe à minuit, et l'on danse jusqu'à
six heures du matin. Il y a trois ou quatre tables ser-
vies splendidement, mais toujours une où il y a trente
ou quarante femmes et deux hommes seulement : le
préfet et le général.
MM. Silvy, Berriat, Allemand, etc., ont donné des
fêtes, beaucoup moins splendides sans doute, oui le
ton était bien moins brillant, mais on y riait sans s'en
douter ; ailleurs on riait pour être aimable. Il y avait
de votre connaissance à ces fêtes les deux Mallein,
Alphonse Périer, Pascal, Turquin, Faure, Michaud,
Golet, Montezin, Berriat, Giroud, etc., etc.
. En femmes, mesdemoiselles Malein, Pascal, Loyer,
deMauduit,d'Arancey,deTournadre, Arnold, Girard,
Dubois-Arnold. Mmes Busco, Arnold, Molitor, Re-
n2 LETTRES INÉDITES
nard, Perier, Regîcourt ont damsé quelques contre-
danses et beaucoup de valses.
Je ne sais si vous pouvez vous figurer tous ces
noms, et si ces détails vous plairont. Pour leur donner
un peu plus d'intérêt, j'y ajouterai queûhe happy few
a trouvé queTurquin, Périer, Pascal, Mallein, étaient
les plus aimables; Mlles Tournadre, Parent, Malleîn,les
plus jolies et les plus aimables en femmes. Toutes ces
demoiselles sont de la société de Mme Périer où Ton
me paraît s'amuser beaucoup. Le préfet y va tous les
soirs, et on y joue des proverbes. Il y règne, suivant
les uns, beaucoup de bonhomie; suivant les autres, on
y fait beaucoup d'esprit. Je suis des deux avis; on y
était gai et franc, on y devient spirituel et gai.
Vous voyez, mon cher Mounier, quelle a été ma vie
depuis un mois : j'ai veillé six jours par semaine et
j'ai fait un petit voyage à la campagne. Detoutesles
parties où je suis allé, celle où je me suis le plus
amusé est celle de Mme Périer. On soupait au
deuxième, on avait dansé au premier. Au milieu du
souper nous nous échappâmes, Mlles Malein, Loyer,
Dubois et Tournadre, Félix Faure, Colet, Arnold et
moi, et nous dansâmes une douzaine de contredanses
avec la joie de dix-huit ans.
Pour achever de vous mettre au fait, le public ma-
rie Mlle Loyer, chez qui nous dansons ce soir, à Ca-
simir Périer et Mlle Alex. Pascal à Alexandre Périer.
Ceci entre nous, ainsi que tout le reste. Vous savez
combien la discrétion est une belle chose ; ainsi brû-
lez ma lettre.
Vous parler de moi après tout cela, c'est bien pré-
somptueux. Cependant, comme je suis bien persuadé
de votre amitié pour moi, je suis le fil de mes idées et
LETTRES INÉDITES 173'
je réponds à voire lettre. Vous avez deviné mon se-
cret, mais vous vous faites une fausse idée de moi :
j'estime peu les hommes parceque j'en ai vu très peu
d'estimables; j'estime encore moins les femmesparce
que jelesai vues presque toutessemal conduire; mais
je crois encoreàîavertuchezlesunsetchezlesautres.
Cette croyance fait mon plus grand bonheur ; sans elle
jen'auraispointd'amis, je n'aurais point de maîtresse.
Vous me croyez galant^ et vous vous figurez sous
mon nom un sot animal. J'en sens trop bien le ridi-
cule pour l'être jamais dans toute la force du terme.
J'ai pu avoir quelques bouffées d'amour-propre,
comme tous les jeunes gens ; j'ai pu être fat par bon
ton lorsque je me croyais regardé; mais tout mon
orgueil est bien vite tombé en voyant mes prédéces-
seurs et ceux qui me succédaient. Enfin vous achève-
rez de vous détromper de ma fatuité, lorsque vous
saurez qu'ayant eu l'occasion de voir quelque temps
la femme que j'aime, je ne lui ai jamais dit ce mot si
simple : Je vous aime ; et que j'ai tout lieu de^croire
qu'elle ne m'a jamais distingué, ou que, si elle l'a
fait un instant, j'en suis parfaitement oublié. Vous
voyez qu'il y a loin de là à se croire aimé. J'ai eu
quelquefois l'idée d'aller la trouver et de lui dire :
Voulez-vous de moi pour votre époux? Mais, outre
que la proposition eût été saugrenue de ma part,
et que, comme vous le dites fort bien, j'eusse été
refusé, je ne me crois pas digne de faire son bonheur :
je suis trop vif encore pour être un bon mari, et
je me brûlerais la cervelle si je croyais qu'elle pût
penser : « J'eusse été plus heureuse avec un autre
homme. »
Mon père m'a fait promettre, lorsque je le quitta
■ -1
174 LETTRES INÉDITES
pour la première fois, il y a six ans, que je ne me
marierais pas avant trente ans.
Actuellement, je n'avais d'ambition que pour elle ;
quel motif aurais-je donc pour prendre un état?
et quel état pourrais-je commencer ? Je suis tout à
fait dégoûté des femmes, jamais aucune d'elles ne
sera plus ma maîtresse, et celles qu'on a par calcul
m'ennuient. Je prise peu l'estime d'une société par-
culière, parce que j'ai vu qu'en flattant tous ceux qui
la composent on était sûr de l'obtenir. J'aurai trois
ou quatre mille livres de rente, c'est assez pour vivre.
Si j'étais ruiné, avec un an de travail je pourrais
devenir professeur de mathématiques. Quel motif
ai-je donc pour m'en aller par le monde flatter de la
voix et de la conduite tous les hommes puissants que
je rencontrerai ?
Je sens que j'aimerais vivement la gloire, si je par-
venais à me guérir d'un autre amour. Il y a la gloire
militaire, la gloire littéraire, la gloire des orateurs
dans les Républiques. J'ai renoncé à la première parce
qu'il faut trop se baisser pour arriver aux premiers
postes, et que ce n'est que là que les actions sont en
vue (1). Je ne suis pas savant, il ne faut donc pas
penser à la deuxième. Reste la troisième carrière, où
Je caractère peut en partie suppléer aux talents.
Et ce n'est que dans des circonstances rares que le
peuple a besoin de vous, et vous pouvez mourir
calomnié, et tant de gens sans talents ou sans vertu
ont paru dans la lice, qu'il faut un bien grand génie
pour être à l'abri du ridicule. Voilà les obstacles.
(1) Une tournure de caractère analogue faisait, vers le même
temps, de Paul-Louis Courier, un artilleur mécontent et bou-
deur. (Note de F, C.)-
«"
-s
LETTRES INÉDITES 475
Donnez-moi vos avis sur tout cela, mon cher
Mounier, franchement, sincèrement et sans craindre
de me parler raison. Pour le moment, je me jette
au milieu des événements avec un cœur pur. Je tâ-
cherai d'acquérir des talents, je vivrai solitaire avec
mon âme et mes livres, et j'attendrai pour voguer
que le vent vienne enfler mes voiles.
Je sais bien que dans un moment de raison je pour-
rais prendre un état; -mais je ne sens pas la cons-
tance nécessaire pour le suivre, et il faut éviter de
paraître inconséquent.
Voilà où j'en suis, mon cher Edouard. Je compte,
être à Paris dans trente ou quarante jours. J'y étu-
dierai la politique et l'économie publique, science
qui me paraît la base de l'autre dans un siècle où
tout se vend. Donnez-moi tout les détails possibles
sur votre futur voyage et surtout éclairez-moi de vos
conseils. Bonsoir, si vous ne dormez pas.
. H. B.
XVII
Au MÉkE.
Genève, 8 germigal XÏl (20 mars 1804). '
Mon cher ami, ,
Je vais à Paris. Je n'ai pas besoin de vous dire
qu'une des plus douces jouissances que je*me pro-
mette dans ce pays-là est celle de vous embrasser.
Nous n'en sommes plus à ces petites choses ; c'est
ce qui fait que je ne vous fais pas la guerre sur ce
176 LETTRES INEDITES
que depuis trois mois vous ne m'écrivez plus. Les
plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une so-
ciété de jeunes gens où il ne manque que vous pour
réunir tout ce que j'aime et estime dans ce pays. Vous
en connaissez presque tous les membres, à l'excep-
tion peut-être de Félix Faure et de Ribon ; les au-
tres sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je di-
sais un jour à Alphonse et à Mallein qu'en allant à
Paris, je voulais passer par Genève; à l'instant ils
se regardent, nous organisons notre voyage et nous
partons le 29 ventôse pour venir passer deux jours
à Genève; nous passons par les Echelles où nous
sommes reçus par mon oncle (1) ; par Chambéry où
nous restons vingt-quatre heures; nous arrivons
enfin à Genève. Nous devions n'y passer que deux
jours, nous y sommes déjà depuis trois, et si je ne
consultais que mon cœur, j'y passerais six mois.
Nous avions plusieurs lettres de recommandations
pour M. Pasteur, pour M. et Mme Mouriez, pour
M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt
reçus par les vrais Genevois avec cette politesse
froide qui glace, tantôt avec empressement par ceux
que nos mœurs ont déjà corrompus. En général, bien
de la plupart des femmes, mal de tous les hommes.
Je vous donnerai des détails là-dessus à notre pre-
mière entrevue.
La chose qui nous frappa le plus en arrivant est
la beauté des femmes et des demoiselles, et cette
coutume singulière et admirable qui fait que les
jeunes filles vont partout seules, la franchise tou-
chante de leurs procédés qui montrent bien ces âmes
(1) Romain Gagnon, voir la Vie de Henri Brulard.
*
LETTRES INÉDITES 177
qui ne comprennent pas seulement la coquetterie et
qui sont si sensibles à l'amour. Je vous paraîtrais
fou si je vous disais tout ce que je pense là-dessus;
je veux me retenir et je m'aperçois que j'écris des
phrases inintelligibles. Je désespérais de trouver au
monde des femmes comme celles-ci; je cherchais à
me désabuser d'un espoir chimérique ; jugez de mes
transports en trouvant à Genève plus encore que je
n'avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule
chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette joie
pure d'une âme ouverte, je ne l'ai jamais si bien
sentie, mon cher ami. L'âme qui dissimule ne peut
être gaie; elle a cette gaieté satirique qui repousse,
elle n'a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle
différence des femmes que je quitte et de celles que
je vais trouver à Paris. C'est pour le coup qu'on va
m'appeler le Philosophe. Je veux tâcher d'écrire
tout ce que j'ai vu dans ce pays; nous en parlerons
quand j'aurai le plaisir de vous voir. Vous avez été
peut-être à Genève dans vos voyages; dites-moi ce
quevous pensez. Pour moi, si je n'ai point d'état d'ici
un an, je veux venir y passer six mois.
Je m'arrache de ce pays, mais comme Télémaque
s'est arraché de l'île de Calypso. Mallein est déjà re-
tourné à Grenoble. Périer part demain, il faut bien
m'en aller; mais ce n'est pas sans l'espoir de revoir
ma chère Genève.
' Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que
vous savez de Genève. Adressez votre lettre à M. Cro-
zet, élève des ponts et chaussées, hôtel de Nice et de Mo-
dène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B...
Fare y ou welL
H. B.
*78 LETTRES INÉDITES
XVIII
Au Même.
Messidor, XII (Paris, juin 1804).
Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps,
mon cher ami, et pour m'en punir je veux vous
dire pourquoi : c'est que j'avais honte. Je songeais
aux folies que je vous ai contées pendant deux ans.
Lorsque j'ai reçu vos lettres, j'ai renvoyé, et puis
j'ai eu honte d'avoir renvoyé. Il faut nécessaire-
ment, pour m'excuser, que je calomnie l'humanité
et que je m'écrie : « Voilà l'homme ! »
Au reste, je pense que la conspiration de vos
Rennois vous aura distrait. Ces gens-là ont des
familles qui ont dû remuer George (1) et les autres
non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le
peuple qui les a vus. Les Tracasseries j comédie en
cinq actes de Picard, ont aussi tombé hier soir. Je
ne sais où vous en êtes des nouvelles soi-disant lit-
téraires; si vous les savez, sautez les cinq ou six
lignes qui suivent. Vous savez que rien n'est sévère ,
comme le vulgaire lorsqu'il s'avise de vouloir faire
de la vertu sur quelqu'un, et il montrait ou croyait
montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant le
Pierre le Grande tragédie de Garion Nizas, tribun.
Il faut avouer aussi qu'il a pris soin que la matière
ne manquât pas. Il s'est rendu complètement ridi-
cule et même odieux. Les femmes surtout étaient
(1) George Cadoudal, qui avait formé un complot .'contre le
premier Consul, exécuté à Paris le 25 juin 1804.
LETTRES INÉDITES IÎ9
acharnées contre lui. J'élais à la première représen-
tation. La pièce est pitoyable ; cela a occupé cinq ou
six jours; ensuite la politique, dont on n'est pas en-
core sorti. J'ai été étonné du bon sens que j'ai vu
dans cette occasion, surtout celui des femmes.
On annonce une tragédie, nommée Octavie, aux
Français. Est-ce Néron assassinant la femme qui lui
a apporté le trône? Est-ce celle d'Antoine? Je n'en
sais rien. Je ne sais pas davantage quel est l'auteur;
on dit Ghénier ou Mazoyer. Mlle Duchesnois est tou-
jours une actrice charmante; elle l'est plus encore
aux yeux de ses amis, parce qu'elle est persécutée (1).
La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez
déjà à Rennes? Pour moi, Crozet m'a présenté chez
elle et je suis enchanté de son ton naturel. Comme
elle est bien laide, je m'attendais à la voir dans Taf-
fectation jusqu'au cou; point du tput, c'est le naturel
le plus simple et le plus charmant.
Mais il faut<[ue je revienne à la politique pour
vous demander when your father shall be sénateur.
On le lui doit de bien des manières. On nomme des
préfets, et votre département a dû vous donner de
la peine à gouverner ; ce qui est très heureux pour
Mv M... C'est parler de ses victoires que de parler de
ses travaux. J'en voudrai toujours aux maudits no-
bles qui nous ont empêchés de le nommer cand... Je
dis nous, car j'étais aussi enflammé que mon père et
mon grand-père qui étaient électeurs. Laissez faire*
si on y revient, comme il le semble, nous vous mon-
trerons ce que peut Tamour-propre humilié dans des
cœurs généreux.
(1). Voir Journal de Stend/ial, append. p. 458, Farticle
que Beyle écrivit pour défendre Mlle Duchesnois.
180 LETTRES INÉDITES
Si VOUS avez quelques espérancesqui puissent être
confiées à un ami discret, faites-moi cette grâce. Je
serais bien charmé de pouvoir espérer de vous voir
ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons en-
semble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image
d'un carnaval à Paris? Pour moi, j'en suis fou. Venez
donc, nous valserons dans le même bal. Avec votre
esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous
rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si
abordables.
Vous n'avez pas d'idée combien je fais de décou-
. vertes dans ce pays. J'arrive seulement; les autres
fois j'avais des yeux pour ne rien voir. Venez vite,
nous rirons bien.
Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ra-
nelagh ; on fait un tour de valse, et de là à Fracasti
qui, les jeudis et presque tous les jours, dans ces
grandes chaleurs, est sublime. Donnez-moi quelques
détails sur votre Rennes ; je vous enverrai par contre
les tracasseries de notre endroit. Avez-vous des jeu-
nes gens aimables? On disait qu'un de vos généraux
allait se marier; voyez comme je sais les affaires. En-
trez dans le dédale des aventures, n'ayez pas peur,
j'aime assez ça, et, conté par vous, c'est un double
mérite. On étudie l'homme et on rit; l'âme s'éclaire
et le cœur jouit. C'est le cas de le dire : fût- il jamais
de temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi-
heure toutes les semaines; je vous répondrai très
exactement sur ce que vous voudrez; je suis un
homme raisonnable à cette heure. Vouiez-vous de
l'agriculture, je vous dirai qu'on vient de faire un
livre sur le glanage ; voulez-vous du comique bour-
geois, je vous répéterai ce qu'on me dit de la partie
LETTRES INÉDITES 181
de Vizille(l), chez M. Arnold, le lundi de Pâques;
c'est vieux, mais ce n'en est pas moins frais. Toutes
les demoiselles dont je vous parlais dans une lettre
de Grenoble tombèrent dans quatre pieds d'eau.
Vous jugez comme les tendres mouvements du
cœur se aéclarèrent dans les jeunes gens qui étaient
au rivage. Mlle Clapier, conformément à ses grâces
langoureuses, s'évanouit et puis eut des nerfs; la jo-
lie Tournade, qui n'a pas besoin de comédie-, éclata
de rire, changea ses habits mouillés et se mit à dan-
ser. 11 me vient une idée : ne pourriez-vous pas ve-
nir pour le sacre de Leurs Majestés? 11 est honteux
à vous, qui n'êtes qu'à 80 lieues de Paris, de n'y pas
venir plus souvent. Je suis sûr que si vous y veniez
une fois, vous y reviendriez une seconde.
Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça
currente calamo.
Si votre père se souvient encore d'un des hommes
qui ont le plus de respect pour lui, faites-lui accep-
ter mes hommages. Adieu.
H. B.
Rue dénie, n« 500.
(1) Bourg des environs de^ Grenoble, célèbre par le château
de Lesdiguières et par les États tenus en 1788.
V^
iT-
4.
182 LETTRES INÉDITES
XIX
A Mélanie Guilbert (i).
[Grenoble] Messidor XIII (20 juin 1805.)
Vous n'avez d'idée des tourments que je souffre
depuis quatre jours, le pire de tous est de n'oser
vous en découvrir la cause de peur de me paraître
indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous Savez
trop si j'ai quelques droits deTêtre. Quant aux pre-
mières imputations, si vous ne m'aimez absolu-
ment pas plus que M. de Saint- Victor (2), je dois
vous paraître tout cela, et vous jetez ma lettre au
feu; mais si, au contraire, j'ai pu vous inspirer un
peu d'amour ou même de pitié, vous songerez que
je suis seul, retenu loin de vous, isolé au milieu
d'êtres qui ne peuvent comprendre les chagrins qui
m'agitent, ou qui, s'ils les comprenaient, ne le fe-
raient que pour s'en moquer. Vous savez bien si je
veux vous déplaire. Si j'étais encore dans le temps
où je jouais un rôle je n'aurais pas toutes ces agi-
tations, je saurais bien distinguer ce que je puis
me permettre, mais ici ce qui me semble raison-
(!) Louason, voir Journal de Stendhal. C'est l'actrice qui,
à cette époque, joua un si grand rôle dans la vie de Beyle»
Beyle quitta Paris, au mois de mai 1805, en compagnie de Mé-
lanie, il alla avec elle jusqu'à Lyon, là il prit la diligence de
Grenoble et Mélanie celle de Marseille.
(2) Elle (Mélanie) m*a raconté ses relations avec Hoché, le
rédacteur du Puhlicistef et Saint-Victor, le poétereau, auteur
de VEspérance. (Journal de St., p. 171.)
LETTRES INÉDITES 18S
nable et naturel, un moment, me paraît imperti-
nent et trop hardi le moment d'après; dix fois de-
puis que j'ai commencé ma lettre, je l'ai interrom-
pue, et je n'écris pas une phrase sans me repentir à
la fin de l'idée que j'ai entrepris de vous exprimer
au commencement. Dans les autres inquiétudes que
j'ai eues en ma vie, à force de réfléchir, je voyais
plus nettement la difficulté, et parvenais à me dé-
cider; ici, plus je pense, moins je vois.
Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous
avez^été quelquefois, mais bien rarement, pour moi,
i tantôt froide, polie, comme certains jours chez Du-
. gazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais
plus, et que je tâchais de ne m'occuper que de Fé*
.lippe (1).
Le pire des tourments est cette incertitude; d'a-
: bord, ce qui m'inquiétait, était de savoir si vous
voudriez me répondre ; actuellement, c'est de savoir
'si vous souffrirez ma lettre. Il me semble que vous
. me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin
d'œil, je n'y vois pas la moindre expression, non
pas d'amour, je ne suis, pas si heureux, mais même
de la plus froide amitié. Je n'ai pas même gagné
dans votre cœur d'y être comme Lalannc (2). J'aime-
rais mieux tout que cela. Ecrivez-moi tout bonnement.
Ne vous imaginez pas que je vous aie jamais aimé ni
que je vous aime jamais.
Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d'un
amour qui vous opportune, sans doute, et qui, par là,
no peut faire que mon malheur; daignezmedire une
(1) Voir Journal de Stendhal.
(2) Voir Journal de Stendhal.
184 LETTRES INÉDITES
fois ouvertement, ce que vous me dites dans toutes
vos lettres sans l'exprimer. Actuellement que je les
relis froidement et de suite, je crois que vous avez
dû vous étonner de ce que j'ai été si longtemps à
entendre un langage aussi clair. Une froideur si
constamment soutenue en dirait bien assez, il est
vrai (1).
XX
A LA Même.
[Grenoble, juin ou juillet 1805.]
Il m'est affreux d'être presque étranger à vous de-
puis que vous êtes arrivée à Marseille. Je ne connais
point la manière dont vous vivez, quels gens ce sont
que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils
jouent. Quelles sont les actrices, quel est le réper-
toire, quel est l'esprit du public. S'il est seulement
bavard et inattentif par habitude, mais si, au milieu
de la conversation, il est ému par l'expression naïve
et simple des sentiments profonds comme ces mo-
ments charmants que vous eûtes un jour que vous
dîtes la première scène de Phèdre chez Dugazon, de-
vant M. de Castro, ou si le mauvais goût l'a rendu
tout à fait insensible. Il me semble que des méridio-
naux peuvent être étourdis, mais doivent sentir au
fond. Leur caractère doit les rendre d'excellents spec-
tateurs; jamais ils ne se conduisent par le raisonne-
(1) Lettre inédite [Bibliothèque de Grenoble).— Brouillon,
LETTRES INÉDITES ^ 1S5
ment, ils sont presque toujours passionnés; ils doivent
se reconnaître dans une imitation si parfaite et si
charmante de la nature et, une fois rendus attentifs,
ils doivent vous suivre partout où vous les voulez
mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez.
Les actrices ont dû susciter des cabales contre
vous, les acteurs se décider suivant le parti de leurs
maîtresses, les plus aimables abandonner les leurs,
le public être travaillé en tous sens, se révolter peut-
être contre la protection réelle ou supposée de M.
Th. (1). Je suppose tout, même les plus grandes absur-
dités, parce que je vois de près la stupidité d'une
petite ville (2). .
XXI
Mélanie Guilbert a Henri Beyle.
(Marseille, 1805.]
Savez-vous ce qui me fait de la peine dans vos let-
tres ? Ce sont vos excuses. Je voudrais plus de con-
fiance ou plus de franchise ; c'est à vous de savoir
lequel est le plus nécessaire. Vous ai -je jamais fait un
reproche du ton familier que vous prenez quelque-
fois en m'écrivant? Eh ! ne savez-vous pas que ce
ton convient à mon cœur ainsi qu'à tout moi-même
«(1) Thibeaudeau, préfet de Marseille.
(2) Lettre inédite. — {Diblioth, de Grenoble). — Brouillon.
16.
186 * LETTRES INÉDITES
et que vous ne devez pas craindre de me déplaire en
me donnant une marque d'amitié.
J'ai, comme vQus, beaucoup d'ennuis et, de plus^
beaucoup d'inquiétude. Ma santé n'est pas bonne et
je sens qu'il m'estimpossibtede supporter longtemps
le^ fatigues de la tragédie. Ma poitrine n'est pas as-
*sez forte et je souffre singulièrement depuis quel-
ques jours; cette continuité de malheurs m'irrite
malgré moi, il me semble qu'il y a trop d'injustice
dans mon sort. Si du moins j'étais seule, je finirais,
je crois, par me débarrasser d'une vie qui commence
à m'être à charge; mais, si je n'étais plus, que devien-
drait ma pauvre petite? Mon Dieu ! qu'il est cruel
d'être sans cesse persécuté par Ies.événeriients,de ne
pouvoir, après quatre ans d'études et de sacrifices,
^ réussir dans un projet que la raison, l'honneur et
la délicatesse m'ont fait concevoir! Ah ! Si vous sa-
viez quel genre de consolation je reçois! Tout se ré-
duit à un seul point qui n'est pas difficile à deviner
et cette idée, cette seule idée qu'un homme serait
assez bas pour abuser d'une circonstance malheu-
reuse, me le fait prendre en horreur. Non, je n'ose
m'avouer ce que je vois : il faudrait haïr ceux même
que j'aimais le mieux. Sentez-vous combien cela est
affreux? désespérant! Que je suis dégoûtée du
monde !
yous avez écrit à M. Mante que si je oiourais,
vo\is prendriez soin de ma petite. Je saiSi qu'elle est
aimée de M. B..., comme en serait aimée sa propre
fille, mais enfin, il peut mourir aussi et alors je vous
la recommande, aimez-la, entendez-vous? Elle aura
poui* vous la même reconnaissance qu'aurait eu sa
mère. Que je vous sais gré d'avoir songé à cette
LETTRES INÉDITES 181
pauvre petite Mélanie ! D'en avoir parlé à votre ai-
mable sœur! Je n'oublierai jamais cela. Adieu, les
larmes me gagnent; il faut que je vous quitte (1).
XXII
A SA SŒUR Pauline.
Rlarseille, le 2 fructidor an XIII (20 août 1805) (2).
Plus on creuse avant dans son âme, plus on ose ex-
primer une pensée trèssecrète, plus on tremble lors-
qu'elle est écrite; elle paraît étrange et c'est cette
étrangeté qui fait son mérite. C'est pour cela qu'elle
est originale et si, d'ailleurs, elle est vraie, si vos
paroles copient bien ce que vous sentez, elle est su-
blime. Ecris-moi donc exactement ce que tu sens (3),
XXIII
A LA Même»
Marseille, le 9 Fructidor, An XIH (27 août 1805.)
Ma chère Pauline, nous avons fait dimanche, jour
de Saint-Louis 1805, une partie dont je me souvien-
drai toute ma vie. Le pays de Marseille est sec et
(1) A Monsieur Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphîné*
L'adresse est raturée et porte : chez M. Mante, rue Patadis»
Marseille. Lettre inédite. (Bibliothèque de Grenoble).
(2) On voit que Beyle ne tarda pas à aller rejoindre Mélanie
à Marseille.
(3) Lettre inédite. {Collection de M. Auguste Cordier), —
Copie de la main de R. Colomb.
*88 LETTRES INÉDITES
aride ; il fait mal aux yeux tant il est laid. L'air fait
mal à la poitrine par son extrême sécheresse. Des
flots de poussière empêchent les chevaux de marcher
et étouffent les voyageurs. Il n'y a pour arbres que de
petits vilains saules tout poudrés; ces petits saules
sont les oliviers, si précieux, qu'on dit dans le pays:
qui a dix mille mille oliviers, a dix mille écus de
rente. Il y a bien quelques arbres comme au cours, à
Grenoble ; mais leurs feuilles, toujours poudrées à
blanc, sont ratatinées par l'extrême chaleur, et loin
que leur ombre fasse plaisir on éprouve de la peine à
les voir ainsi souffrir.
A une lieue au levant de Marseille est un petit val-
lon, formé par deux files de rochers absolument secs;
tu ne trouverais pas dans toute la chaîne , grand comme
ce papier, de verdure quelconque. Il y a, seulement,
quelques petits brins de lavande, de menthe, de bau-
me, mais qui ne sont pas verts et qui, à quatre pas,
se confondent avec le gris du rocher. Au fond du
vallon est une rivière grande comme la Robine, qu'on
appelle rHuveaune. Cette rivière vivifie une demi-
lieue de terrain nommé la Pomone, parce qu'il est
rempli de pommiers.
L'Huveaune longe le port d'un côté. Elle est envi-
ronnée de grands arbres et sous ces arbres de char-
mants, petits sentiers, et de temps en temps, des
bancs perdus dans cette verdure. Ailleurs, ce ne
serait que beau ; ici, le contraste en fait un lieu en-
chanteur. Il y a un château avec de hautes tours,
mais tellement cerné par un massif de marronniers,
que les tours ne se voient qu'au dessus des arbres.
Ce château a vraiment l'aspect d'un séjour de féerie;
tu te figures ces tours chevaleresques, sortant, pour
LETTRES INÉDITES 189
ainsi dire, des superbes marronniers. Ace château,
qui inspire des pensées, non pas sombres (les tours
ne sont ni assez grosses, ni assez noires) mais mélan-
coliques, on a joint une jolie petite avenue de pla-
tanes, qui ont peut-être cinq oii six ans. Leur ver-
dure gaie contraste agréablement avec le château et
les grands marronniers.
11 me semblait entendre un morceau de Cimarosa,
où ce grand maître des émotions du cœur, parmi
de grands airs sombres et terribles et au milieu d'un
ouvrage sublime, peignant avec énergie toutes les
horreurs de la vengeance, de la jalousie et de
Tamour malheureux, a placé un joli petit air gai,
avec un accompagnement de musette. C'est ainsi
que la gaîté est à côté de la douleur la plus pro-
fonde. Je viens d'entendre une jeune fille chantant
un air gai, dans la maison où sa sœur, qui venait de
s'empoisonner par désespoir d'amour, rendait, peut-
être, le dernier soupir. Voilà ce que se dit l'auditeur
de ce sublime ouvrage, celui qui est digne de le
sentir et qui comprend le petit air. Voilà comment
les artistes demandent à être entendus. Voilà l'effet
que produisit sur nous la petite allée de platanes et
de sycomores, ces arbres qui ont une jolie écorce
nankinety des feuilles comme celles de la vigne et
pour fruits des marrons épineux pendant à une
longue queue (1).
(1) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier).
— Copie de la main de R. Colomb.
\9i) LETTRES INÉDITES
XXIV
A Là Même.
Marseille, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805)»
J'ai écrit hier une lettre de huit pages à Gaétan (1);
de peur qu'on n'en fût effarouché et qu'on ne l'ou-
vrît, je l'ai envoyée à Bigillion, avec prière de te la
remettre, et tu la donneras à notre jeune pupille. Je .
l'ai laissée ouverte, afin que tu pusses voir pour la
vingtième fois l'exposition d'une théorie qui est la '
base de toute connaissance : l'étude de la Tête et du
cœur, et la théorie du Jugement et de la Volonté;,
voilà son véritable titre. Commentez longuement ma
lettre à ce cher Gaétan. Songe au plaisir que nous
aurons si nous en faisons autre chose qu'un provin-
cial. Pour cela, il n'y a qu'une voie, c'est de l'accou»
tumer (religion à part) à ne croire que ce qui lui
sera démontré comme les trois angles d*un triangle,
égaux à deux angles droits.
Es-tu bien sûre qu'on n'ouvre pas mes lettres?
J'en reviens sans cesse là. Cette bassesse, par de&
gens qui raisonneraient juste, ne serait qu'une fai-
blesse; mais avec des gens qui n'ont ni morale, ni
logique arrêtée, on ne sait Jusqu'où irait leur cour-
roux. Pense mûrement à cela.
Parle-moi, avec grands détails, de tes lectures. Tu
(1) Gaétan Gagnon. Voir p. 132, note 4.
LETTRES INÉWTES 191
dois être à la fin de Shakespeare. Il y a là plusieurs
pièces ennuyeuseSj.entre autres Titus AndroniciiSy[i)
si horrible que je n'ai jamais pu l'achever, tant elle
me faisait mal. Lis-tu \ Idéologie (2)? — Si non, fais-
le bien vite. Ensuite, songe à te garnir la tête de faits
qui puissent baser tes jugements sur les hommes.
Relis Retz, dont je suis toujours pliis enthousiaste,
les Conjurations de Saint Real , plusieurs réflexions
fines sur l'histoire, qu'on ne trouve que dans ses
oeuvres complètes ; la nouvelle de Don Carlos, du
même auteur. Le divin Saint Simon. La Conjuration
de Russie. En général, tu ne saurais être trop avide
de Mémoires particuliers. Leurs auteurs les écrivent
ordinairement pour sfogare, débonder leur vanité ;
ils disent donc, le plus souvent, la vérité. Sur quel-
ques anecdotes peu intéressantes, il y a deux ou trois
traits Uniques :
Cherche toujours Z)e lanature Awmam<9, deHobbes,
«t lis-la, quand tu en trouveras Toccasion. D^s que
j'aurai un peu d'argent, je te ferai envoyer de Paris,
V Esprit de Mirabeau^ qui te donnera des idées jus-
tes et sérieuses, dégagées de cette emphase féminine,
qu'ont en général les femmes et que tu n'as point. Le
ton (Je tes lettres est parfait, en ce qu'il est extrême-
ment naturel. Elles font le cHarme d'une personne
qui t'aime beaucoup et à qui j'en lis quelques passa-
ges. — Je vais m'occu|)er à caractériser douze origi-
naux, que j'ai connus depuis mon arrivée à Marseille,
(1) G'est une des pièces contestées de Shakespeare; —
H. Furnivall, qui fait autorité en Angleterre, déclare que TitVts
n'est pas Toeuvre de Shakespeare..
(2) De Destutt de Tracy. .
492 LETTRES INÉDITES
il y a deux ou trois caractères saillants. Songe tou-
jours au fameux quinque : Tracy — Helvétius — Du-
clos — Vauvenargues — Hobbes. (1)
XXV
A lâ Même.
Marseille, le 30 fructidor an XIII (il septembre 1805).
Je crains que tu ne t'ennuies, ma bonne petite, et
je me plains de ce que tu ne me le dis pas. D'où vient
que lu ne m'écris jamais? Je mérite mieux.
Enfin, tu ne peux pas me persuader que tu ne
penses pas; tristes ou gaies, ta journée est composée
d'une suite d'idées, ou simples sensations, ou souve-
nirs, ou jugements, ou désirs; tu ne peux vivre sans
penser. Même lorsqu'on est au désespoir, on pense.
Eh bien, je veux la communication de ces pensées.
C'est là toi-même, et comme ton bonheur fait partie
du mien, il faut que je te connaisse parfaitement.
Ecris-moi donc, je te le répète pour la millième fois,
tout ce qui te viendra; et c'est précisément parce que
tu ne sauras que me dire dès la deuxième ligne, qu'au
lieu d'événements d'un faible intérêt, tu me diras ce
que tu penses, ce que tu sens, ce que je brûle d'ap-
prendre, en un mot.
Le grand problèirie de ta vie serait d'apprendre
à vaincre la première répugnance que l'ennui donne
pour tous ses remèdes^ C'est là ce qui rend cette ma-
(1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier),
— Copie de la main de P. Colomb. •
LETTRES INÉDITES 193
ladie presque incurable. II faut avoir une volonté
ferme pour en venir à bout, et rien ne donne une vo-
lonté ferme que l'habitude de succès obtenus après
une longue dispute. Quand je suis ennuyé, je regarde
le dos de mes livres ; il me semble qu'ils n'ont rien
d'intéressant. Si j'ai le courage d'en ouvrir un et la
persévérance d'en lire vingt pages, je me trouve in-
téressé.
Quand on est ennuyé, il faut éviter de réfléchir
sur soi. C'est comme un homme qui a la jaunisse, il ne
doit pas regarder la carte géographique des pays par
où il doit passer ; il verrait tout en jaune. Le jaune
est la couleur de la Suède; il croirait donc que toute
la terre est Suède, et'supposant que sa tète fût mise
à prix par le roi de Suède, il serait au désespoir ;
ce désespoir serait l'effet de sa jaunisse. Voilà ce
que j'éprouve toutes les fois que je vais à Grenoble;
aussi, à la dernière, ai-je presque entièrement évité
de songer à mon sort futur.
Je suis heureux ici, ma bonne amie, je suis ten-
drement aimé d'une femme que j'adore avec fu-
reur ("1). Elle a une belle âme ; belle n'est pas le mot,
c'est sublime ! J'ai quelquefois le malheur d'en être
jaloux. L'étude que j'ai faite des passions me rend
soupçonneux, parce que je vois tous les possibles.
Comme elle est moins riche que toi et que même
elle n'a presque rien, je vais acheter une feuille de
papier timbré, pour faire mon testament et lui don-
ner tout, après elle à ma fille (2). Je*crois bien que
je n'ai pas grand chose; mais enfin, j'aurais fait tout
(l)Mélanie.
(2) Beyle fait passer Tenfantde Mélanie pour sa fille.
».
i9i LETTRES INÉDITES
ce que j'aurais, pu. Si tout cela ne produisait rien,
que je vinsse à mourir, qu'un jour tu fusses,
riche, je te recommande cette âme tendre, qui n'a
pour seul défaut que de se laisser accabler par le
malheur. Tu le connais cf, défaut ; tu sais combien
une âme sensible qui a pitié de vous, .vous console I
Ainsi, quand même tu ne serais pas riche, donne
pour larme à ma cendre, une tendre amitié pour M.
G. (1) et pour ma fille.
L'Europe vient de perdre un grand poète,. «ScAeV-
ler (2).
xxvf
A LA MÊME
Marseille, le 9 Vendémiaire (l«r octobre 1805).
Une fois dans le monde, tu verras Tégoïsme iso-
ler tous les êtres. Tù rencontreras, avec'.ld plus (
grande peine, non pas une âme héroïque, mais une
âme sensible. Dans Paris ^ ville immense, après dix
ans de soins, tu parviendras peut-être à i*éunir une
société de trente hommes spirituels et sensibles;
mais tu auras, dès le premier jour, toutes les jouis-
sances que donnent les artsi, ?
L'homme le plus corrompu qui fait un ouvrage,
y peint la verfu, la sensibilité la plus parfaite. Tout
(1) Mélanie Guilbert.
(2) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier)
Copie de la main de R. Colomb.
I
«
/
LETTRES INÉDITES 195
cela ne produit d'autre effet que la mélancolie des
âmes sensibles, qui ont la bonhomie de se figurer le
monde d'après ces images grpssières. Voilà mon
grand défaut, ma bonne amie, celui que je ne puis
trop combattre. Je crois que c'est aussi le tien, car
nos âmes se ressemblent beaucoup.
Deux choses peuvent en guérir, l'expérience et la
lecture des Mémoires. Je ne saurais trop te recom-
mander la lecture de ceux de Retz. S'ils ne t'inlé-
ressent pas, renvoie d'une année. Tu y verras la
tragédie dans la nature, décrite par un des carac- ^
tèves les plus spirituels et les plus intéressants qui
aient existé. Sa figure répondait à son génie. Je n'en
ai jamais vu de si gaie, de si spirituelle.
Lis et relis sans cesse St-Simon. L'histoire de^a
Régence^ la plus curieuse, parce qu'on y voit le (ca-
ractère français parfaitement développé dans Phi-
lippe-régent, est, par un heureux hasard, le morceau
d'histoire le plus facile à étudier.
Duclos, plein de sagacité, a écrit des Mémoires
sur ce temps. St-Simon, homme de génie, a écrit
les siens. Marmontel, homme éclairé par l'étude,
vient de publier l'histoire de la Régence, dans la-
quelle il cite et critique tour à tour St-Simon. En-
fin, Chamfort, homme à bons principes et à esprit
satirique et très fin, publia un long morceau sur les
Mémoires du brusque Duclos, lorsque ceux-ci paru-
rent, en 1782, je crois. Voilà donc l'histoire la plus
intéressante qui nous est présentée par quatre
hommes: St-Simon, Duclos, Chamfort et Marmon-
tel, dont le premier a du génie, les deux suivants
un esprit très rare et le quatrième beaucoup d'ios-
tructiorf. Voltaire avait été élevé par les mœurs de
i96 LETTRES INÉDITES
la Régence ; lu trouveras dans mille endroits de ses
écrits des traits caractéristiques sur le caractère
français à cette époque. Un de ses grands résultats
a été l'avilissement du Pédantisme. Les hommes
ont examiné^ au lieu de croire pieusement^ les
livres de ceux qui avaient examiné (1).
xxvir
A Edouard Mounier.
Marseille* 4 janvier 1806.
Il est bien juste, mon cher ami, que je vous écrive,
j'en ai bien acquis le droit par six mois de silence.
Ecrivez-moi donc vite une de ces jolies lettres,
comme celles de Rennes, et satisfaites ma brûlante
curiosité. Où en est votre ambition, quel genre em-
brassez-vous? Restez-vous dans la carrière préfette,
ou entrez- vous au Conseil d'Etat? Depuis que j'ai
quitté Paris, j'ai lu au moins cinquante fois le Moni-
teur en votre intention.
Paris vous plaît-il davantage qu'à votre premier
voyage ? Lié, comme vous Têtes, avec ce qu'il y a
de plus brillant, vous devez vous y plaire. Apprenez-
moi donc bien vite ce que vous désirez, afin que je
puisse vous souhaiter quelque chose. Jusque-là, je
me vois réduit à demander.au ciel en général les
événements qui peuvent nous réunir. Je poursuis
ici ma carrière commerçante. Mais les Anglais nous
bloquent, ce qui pourrait bien m'aller faire achever
(1) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier).
— Copie de la main de R. Colomb.
LETTRES INÉDITES 197
mon apprentissage à Paris. Que de peines, mon cher
Edouard, pour parvenir à quelque chose de présen-
table, et qu'on serait heureux de naître sans pas-
sions !
Pas Tombre d'amusement ici, pas même de société,
des femmes archi-catins et qui se font payer, des
hommes grossiers qui ne savent que faire des mar-
chés; lorsqu'ils se trouvent mauvais ils font banque-
route, s'ils sont bons, ils entretiennent des' filles.
Quel séjour lorsqu'on a habité Paris ! Mais je m'aper-
çois que je deviens dolent comme une complainte.
Je n'ai pas perdu, comme vous le voyez, la mauvaise
habitude de m'affliger des choses, au lieu de cher-
cher à les changer. Pardonnez-moi ce vice provin-
cial et donn^-moi dans les plus grands détails de
vos nouvelles, et* de celles de votre famille. Si vous
n'êtes pas heureux, qui le serait?
Mon père me cpnfiera peut-être bientôt quelaues
fonds, alors j'irai tenter fortune auprès de vous. En
attendant, prouvez-moi que vous ne m'avez pas
oublié en me contant c| qui vous est arrivé depuis
mon départ.
Fare you well and speak me at large of ail your
circumstances. Henri Beyle,
Rue du Vieux-Concert, chez Ch. Meunier et C*.
P.-S. — Offrez, je vous en prie, mes respects à
monsieur votre père et à mesdemoiselles vos
sœurs (1).
(1) Monsieur Edouard Mounier, chez Monsieur Mounier,
conseiller d*Ëtat, son père, rue du Bacq, n® 558, près la rue de
Sèvres, chez M. de Gérando, Paris.
Lettre inédite {Collection de M. P.-A. Cheramy),
17.
I
I
1
i
198 LETTRES INÉDITES
XXVIII 4
* A SA Sœur Pauline.
Marseille, le 7 février 1806.
As-tu lu la Conjuration de Russie, Tas-tu bidn mé-
ditée ? — Y as-tu vu qu'on ne peut connaître son dfei-
ractère et surtout l'influence qu'bn a sur lui, qu'au-
tant qu'on a passé par beaucoup d^ alternatives de joie
et de malheur? N'importe la gravité-réelle des événe-
ments ; ce que l'homme sur lequel ils agissent en
croit, décide de leur influence sur lui. Nous^ne con-^
naissons «donc guère nos caractères, nous qui n'avons
pas encore senti de grandes douleurs ^bites, ni de
grandes joies. *
Rassemblons nos forces pour tirer parti des événe-
meàts qui nous, mettront dans l'unf ou l'autre de ces
situations (1). ,
XXI
i
Mélanie Guilbert a Henri Beyle (2).
Lyon, 6 mars 1806.
De la neige fondue, un froid glacial, des compa-
gnons de voyage insupportables, c'est tout ce que
(i) Lctlre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordier).
— Copie de la main de R. Colomb.
(2) La saison théâtrale terminée, Mélanie reprend le chemin
de Paris. — Elle écrit cette jolie lettre à la halte de Lyon. — .
Beyle ne tardera pas à regagner Paris où il arrive le 10 juillet
1806, après un court séjour à Grenoble.
»
•rjn"
i
LETTRES INÉDITES 199
%ious avons eu dans notre route en y ajoutant beau-
coup de fatigue, car on nous a fait lever de 2 à 3 heu-
res du matin. Nous sommes à Lyon depuis hier, nous
en partons demain matin etdans six jours nous serons
à Paris. J'en partirai le lendemain pour la campagne
et c'est là où je compte t'écrire un peu longuement ;
je suis tellement gênée dans ce moment-ci que» je suis
obligée de baisser mon chapeau sur mon papier pour
que Mme C... ne voie pas ce que je t'écris,
y. Adieu donc, ma bonne minette, je vais mettre ce
• billet à la poste d'où je rcviendraiàbien contente si j'y
trouve une lettre de toi. — Je t'ai écrit d'Aix (1).
XXX *
■ A sa' Sœur Pauline.
I
Marseille, le 9 mars 1806.
Je cherche à arracher de mon âme les fausses pas-
sions qui y abondent.
J'appelle fausses passions celles qui nous promet-
tent, dans telle situation, un bonheur que nous ne trou-
vons pas lorsque nous y sommes arrivés.
La plupart des hommes ressemblent à un aveugle,
excessivement boiteux, qui prendrait des peines infi-
nies pour monter, en huit heures de temps, à la Bas-
tille (2) , par exemple, dont la belle vue doit lui donne r
(1) M. Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du Vieux-Con<
cert,àMarseille.— Lettre inédite. --{Bibliothèque de Grenoble^
(2) Montagne fortifiée sur la rive droite de l*Isère, à Grenooli
•*
«
i
4
f
«00 LETTRES INÉDITES
un plaisir infini. Il y arrive et n'y jouit que de son-
extrême fatigue, et en second lieu du sentiment de
d^espoir que donne toujours une espérance au mo-
ment où nous apercevons qu'elle était vaine.
Rappelle-toi donc de bien exercer la sensibilité de
tes enfants(l) etdebonneheure.La société tendàcon-
centrer cette sensibilité en nous-même,à nous rendre
égoïstes. Quand cette passion ne serait pas contre la
vertu, elle est contraire au bonheur. Observe un
égoïste. Pour une jouissance, il a cent peines. u
L'égoïste ignore çi jamais le vrai bonheur de la vie
sociale : celui d'aimer les hommes et de les servir.
' Je viens de relire les Lettres sur la sympathie de
Mnife de Condorcet, je veux t'en dire un mot, pour
que, quand tu les liras, tu les comprennes plus facile-
ment.
Tu as sans doute vu toute seule, que plus la sensi-
bilité est exercée, plus elle est vive; àmoinsqu'àforce
de l'exercer, on ne la porte à ce degré qui la rend fa-
tigante.
Voltaire a rendu joliment cette idée :
« L'âme est un feu qu'il faut nourrir et qui s'éteint
« s'il ne s'augmente. »
Une sensibilité qui n'est point exercée, tend à s'af-
faiblir; alors, pour être remuée, il lui faut des écha-
fauds, des brûlements d'yeux. Les anglais ne l'exer-
(1). Il était déjà question du mariage de Pauline avec Praij-
çois-Daniel Périer-Lagrange, qu'elle épousa le 25 mai 1808.Gette^
date m'est fournie par M. Ed. Maignien, conservateur de la
Biblioth. de Grenoble, dont les Notes généalogiques sur la
famille de Beyle (1 br., Grenoble, 1889) sont fort exactes et
très précieuses.
■v--
LETTRES INÉDITES 201
cent pas trois ou quatre fois par jour comme nous;
leur silence leur en ôte les moyens (1).
Telle est l'analyse de ce sublime sentiment qui ré-
pare un peu les maux infinis de l'état de société.
Voilà aussi l'analyse froide et sans couleur de la pre-
mière lettre de Mme de Condorcet à un M. C. (elle a
quinze pages), qui pourraitbienêtre Cabanis, l'illustre
auteur des Rapports du physique au moral.
Heureuse société que celle de gens si aimables, si
instruits, si vertueux ! Mais ces gens ne se plaisent
guère qu'avec leurs semblables; ils ne se mêlent avec
lés autres que pour les plaisirs. Or, le bonheur ne con-
siste pas à être dans un bal avec eux. Là, ils ne sont
qu'aimables, mais à pouvoir aller rêver deux heures,
le soir, avec eux. Voilà le sort qui t'attend, ma chère
petite, si, secouant l'inertie provinciale, tu veux orner
un peu ton âme sensible.
Pour te désennuyer un peu de toute cette ana-
lyse, voici un trait que nous raconte cet aimable
Collé, si grand amateur du bon i^re, et auteur de
cette charmante pièce : La Vérité dans le Vice.
« Au commencement de ce mois, dit-il, (c'était
février 17S1) ou même dans les derniers jours de
janvier, une troupe de comédiens, qui est actuelle-
ment à Toulouse, donna la Métromanie. Les Gapi-
touls furent si choqués des plaisanteries qui se trou-
vent contre eux, dans cette pièce, qu'ils ont eu
l'esprit de s'en fâcher très sérieusement. L'un de
ces nobles messieurs envoya chercher l'entrepre-
(1) . Ce passage est fort curieux et donne toute raison à Paul
Bpurget qui, le premier, dans ses Essais de Psychologie, a
deyiné la sensibilité de Stendhal.
202 LETTRES INÉDITES ,
' . ■ k
neur, le traita cojmme un nègre, d'avoir Tinsotence
de faire jouer une pareille comédie et lui défendit
de la donner davantage. L'entrepreneur, soutenu par
la meilleure partie des gens de la ville, n'a point
voulu obéir, et présenta requête au Parlement, pour
qu'il lui fût permis de la faire jouer. Ces Capitouls
se sont opposés à cette demande; instance pour ce
fait au Parlement ; arrêt, enfin, qui laisse aux comé- .
diens la liberté de représenter la Métromanie,
« Vojlà ce fait dans sa plus grande simplicité et
qui est de notoriété publique.
« Voici, à présent, ce que Piron y ajoute et qu'il m'a
juré et protesté être aussi vrai que les grosses cir-
constances que je viens de dire. Il prétend donc,
qu'après que M. le Capitoul eût bien lavé la tête à l'en-
trepreneur, il lui demanda de qui était cette infâme
comédie. — De M. Piron, lui répondit-on. — Qu'on
me le fasse venir tout à l'heure, reprit-il, et je vais
lui apprendre à vivjge. — Mais, monsieur, il est à
Paris, lui répondifc-on. — Il est bien heureux, ce
coquin-fà, répartit-il, maïs je vous défends de donner
sa pièce. Tâchez, ]^ le drôle, de choisir mieux les
comédies que vous nous donne:?. La^ dernière fois
encore, vous nous donnez VAvare^ pièce de mau-
vais e'xemple, dans laquelle un fils vole son pèlre.
De qui est cette indigne comédie-là? — Elle est de
Molière, monsieur, répondit l'entrepreneur. — Eh!
est-il ici ce Molière? Je lui apprendrai *à avoir des
mœurs et à les respecter. — Non, monsieur, il y a
74 ou 75 aAs qu'il s'est retiré du monde. — Eh*
bien, mon petii monsieur, dit le Capitoul, en finis- ^
sant, pensez bien au choix des comédies que vous
nous donnerez par la suite; point de Molière, ni de
LETTRE^ INÉDITES . 203
Piron, s'il vous plaît! Ne pouvez-vous jouer fue des
comédies d'auteurs obscurs? Jouez-en (fue tout le
monde connaisse et prenez-y garde.
« On a joué la Métromanie nombre de fois depuis
l'arrêt du Parlement; on s'y portait; cette circons-
tance burlesque a fait la fortune de l'entrepreneur;
on applaudissait à tout rompre aux vers qui badi-
naient le» ^Capitouls, comme à ceux-ci :
Monsieur le Capitoul, vous avez des vertiges...
Apprenez qu'une pièce d'éclat
Ennoblit bien autant que le Capitoulat (1). ^
\ XXXI . j
A LA MÊME.
* ' Marseille, le 4 avril 1806. '
Tu as un grand bonheur, ingrate Pauline, en
Idéologie (science des idées), n'en ayant jamais eu
une fausse, tu n'auras point d'habitudes à vaincre.
Souvent là force des raisons entraîne l'assentiment
et commande le jugement réfléchi du moment, et
l'on sent ensuite les jugements habituels renaître
invinciblement. ^
Quand je suis sur un vaisseau qui approche du
rivage, il me semble évident que c'est le rivage qui
marche. Il faut effacer entièrement ces habitudes de
faux jugements.
Ce qu:e tu entends dire cïiaque jour doit t'en avoir
, (1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier).
— Copie de la niain de R, Colololj.., | • .
204 f LETTRES INÉDITES
don,né|plusieurs : fais ton examen de conscience par
écrit.
Le temps seul et la fréquente répétition de juge-
ments bien sains produiront chez toi cet état de
calme et d'aisance, nommé dans ce cas-ci, par les
hommes, bonne judiciaire (l).
XXXII
■ ■ i •
A, LA MEME»
Marseille, le 12 avril 1806.
Madame l'ambassadrice, on attend ^vec la plus vive
impatience, à cette cour, la lettre que V. E. a ordre
de nous écrire, sur l'état de celle auprès de laquelle
elle réside. Elle connaît trop bien nos relations poli-
tiques pour ne pas sentir que sa lettre peut modifier
ou détruire les projets du plus haut intérêt. S. M. est
»ersuadée, en conséquence, qu'elle se hâtera de nous
envoyer cette note intéressante, et qu'elle apportera
ses talents connus à la rendre on ne saurait plus
exacte. S. M. m'a donné ordre de lui dire qu'elle
l'attendait courrier par courrier.
Sur quoi, Madame l'ambassadrice, je ne puis que
me féliciter du rapport que les ordres de S. M. me
donnent avec V. E. Vous mettrez le comble à ma
haute satisfaction, si vous voulez croire aux profonds
sentiments d'estime, de vénération et de mépris, avec
lesquels je suis, Madame, votre très humble et obéis-
sant serviteur. Ant. Cardin.\l Alberoni.
(1) Lettre inédite. — {Collection de M. Auguste Cordier).
— Copie de la main de R.Xolomb.
LETTRES INÉDITES » 205^
Un petit secrétaire de S. E. Monseigneur le car-
dinal Alberoni a Thonneur d'exposer son cas à
Madame Tambassadrice. Peut-être elle ne lui trouvera
pas toute la bonne odeur possible; mais enfin, Ma-
dame, il ne vous la jettera pas au nez, au contraire,
il vous Texposera avec toute la discrétion possible.
Quelle que soit, cependant, l'étendue de cette
vertu, dont ledit secrétaire se pique plus que pos-
sible, puisque de toutes, elle est la plus utile dans le
monde vertueux au milieu duquel il se trouve, il ne
sait comment fixer l'attention d'une dame aussi vé
nérable dans les lettres officielles et autres pièces de
ce genre qu'on lui écrit sur des bas et un fromage
de Sassenage (1); car il faut finir la phrase, qui a
déjà malheureusement huit lignes et qui en aura
bientôt dix.
Oui, Madame, des bas de soie, faits à l'aiguille,
avec de la soie du pays, fins à peu près jusqu'au mol-
let, fins encore au cou-de-pied, mais gros au pied,
forment le" sujet indigne, sur lequel le susdit secré-
taire est obligé de fixer l'attention de V. E. Le sus-
dit n'est pas très pécunieux; cependant, il n'aurait
pas eu la hardiesse de parler de bas à V. E. si poiir
un peu d'argent, comme on dit très élégamment, il
en eut pu trouver de l'espèce dont il en désire, mais
c'est la chose impossible. Il a donc recours à vos
doigts d'ivoire, pour lui confectionner les dits bas.
Il sent que ce serait ici le lieu d'un compliment
galant et charmant ; mais comme il vient de déjeu-
ner, son génie se trouve un peu obstrué; il finira
(1) Sassenage^ petit village des environs de Grenoble, où Ton
vend des fromages réputés.
206 LETTRES INÉDITES ^
donc par vous dire tout pla^en^^t, qu'il lui faut un
fromage de Sassenage, mais un, froihage qui.... un
fromage enfin: .. '
Qui le goûte souvent, goûte urje paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Il a promis à une dame qui ii*a pas tout à fait la
plus bellefigure de Marseille, mais qui a la pli|s belle
moustache et Tamant le plus spirituel, de lui porter
ledit fromage sous quinze jours*. Le secrétaire prend
donc le^plus vif intérêt audit fromage de Sassenage
et espère que vous le choisirez avec toute la finesse
de votre sens olfactif ; se reposant sur vous, if s'at-
tend à le recevoir dans huit jours, par la diligjende
qui transporte les objets de Grenoble à Marseille. »
Adressez-le, il ose vous en supplier, à H. B., chez
Ch. Meunier, dans une boîte bien ficelée^ rue du
Vieux-Concert, près la rue Paradis, enveloppé d'une
toile cirée.
Ledit secrétaire (!)•
(Signature illisible).
XXXIII
A LA MÊME.
Marseille, le 6 mai 1806,
es
Ton fromage m'a fait le plus grand plaisir et j
t. arrivé à propos, au moment où j'allais' dîner
. (i) Lettre inédite. — (Collection de M. Auguste Cordiefjf
— Copie de la main de R. Colomb.
* \. LETTRES INÉDITES 207
chez Mme Pallara (1), qui m'avait invité ce jour-là.
Femme d'r.sprit, qui a beaucoup d'usage, ayant passé
presque toute sa vie à la Cour ; beaucoup de no-
blesse ; sait le grec, l'anglais, l'italien et le latin ;
déplaît à tout le monde par un air affectç et une
tournure orgueilleuse dans la discussion.
Il faut qu'une femme aitTairde tout faire par sen-
timent, qu'elle ait cette aimable inconséquence qui
dénote l'absence de tout projet. C'est l'unique moyen
de faire réussir les facultés qu'on possède. Nul être
n'a besoin de plus de finesse que la femme, et son
absencte n'est mortelle, au mêmë^point, ^ aucun autre
être*. Son bonheur fcènsiste à mener tout ce qui
Terftoure, et il faut que ses actions n'aient pas du
tout l'air enchainéeSy qu'on suppose qu'elle obéit
toujours à l'impression du moment; qu'elle ne sait
pas à dix »heures ce qu'elle fera à dix heures et
demie, et presque pas ce qu'elle a fait à neuf.
Recevez ce petit avis en passant (2).
*
XXXIV
t
Mélanie Guilbert a Henri Beyle.
Paris, 21 mai 1806.
Moi, je ne t'aime pas! moi, jfe fais lire tes lettres
par uft rival! Ah! moii ami, tu sais que mon cœur
est troj^ plein de toi pour être jamais à un autre,
"*
(1) Voè Journal de St., p. 308.
(2) Leàré inédite. {Collection de M. Auguste Cordier).
Copie de la main de R. Colomb.
i
SS08 LETTRES INÉDITES
mais il a besoin, ce cœur, d'être entièrement ras-
suré sur le tien.
Je me propose d'accepter un engagement à Na-
ples, malgré ma faible poitrine, et si tu n'obtiens
rien de tes parents, eh bien! tu viendras avec moi
et notre chère petite; si par malheur je mourais, je
te laisserais dix-huit à vingt mille francs qui pour-
ront encore me revenir de la succession de mon père,
en ne se pressant pas trop.de vendre; je suis sûre
aussi que tu pourrais avoir une place et quand elle
te ne rapporterait que cent louis tu vivrais; et ma pe-
tite, que tu mettrais en pension ne te coûterait pas
plus de huit cents francs ; tu aurais encore mille écus
en attendant un meilleur sort. *
Adieu, mon cher et bien cher ami, crois que je
t'aime et que je t'aimerai jusqu'au ^dernier jour de ma
vie. Je suis bien pressée, Dugazon m'attend; mais je
voulais t'écrire avant d'y aller. Je viens de recevoir
ta lettre et j'a,vais besoin d'y répondre (1).
•
XXXV
A Martial Daru.
Grenoble, 1" juin.
Mon cher cousin,
Me voici à Grenoble, mais ce n'est pas par incons-
tance ; je n'ai quitté instantanément Marseille que sur
des lettres terribles de mon grand père. Le commerce
(1) Monsieur Henri Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du
Vieux-Concert, à Marseille. — Lettre inédite. (Bibliothèque
de Grenoble) ,
LETTRES INÉDITES 209
humilie mon père, il ne fera rien pour un fils qui
remue des barriques d'eau-de-vie, tout au monde
pour un fils dont il verrait le nom dans les journaux.
C'est ce qui vous a procuré tant de lettres à M. D. (1)
et à vous.
Croyez-vous que M. D. veuille s'occuper de moi?
Me croit-U un peu mûri depuis le temps où je donnai
ma démission? s'il pense encore à moi : — deux ans
d'épreuves, après quoi il jugera.
Vous savez, mon cher cousin, pour combien de
millions de raisons j'aimerais mieux copier des
revues dans votre bureau (2) qu'une place de six mille
francs à deux cents lieues. Ne croyez pas que c'est
Paris queje désire, c'est la viede la CasacVAdela (3),
ce sont les bontés dont vous me comblez, c'est l'es-
poir de pouvoir acquérir quelques-unes de ces qua-
lités qui font le bonheur et qui vous font adorer par
tout ce qui vous entoure.
S'il vous faut un homme qui travaille dix heures
par jour, le voici. SU est auprès de vous, il n'a pas
besoin de parler de sa constance et il demande avant
tout deux ans d'épreuves.
t Adieu, mon cher cousin, auriez-vous le temps de
m'écrire une demi-ligne? Surtout ne vous gênez en
rien ; n'importunez pas M. D. Tout ce que je vous
demande, c'est de dire mille choses à toute la famille,
et à Mme Rebaffet en particulier, que j'ai bien des
choses à lui apprendre de la part de Mme de P., mais
que je ne lui écrirai que lorsque j'aurai perdu l'es-
poir de les lui dire.
(1) M. Pierre Daru.
(2) Martial Daru était sous-inspecteur aux Revues.
{3j A Milan, voir Vie de Henri Brulard.
i
2t0 LETTRES INÉDITES
Comment se porte Mme Adèle? elle doit être bien
affligée du chagrin de son amie (3).
• • • :
\ ' \ .
» ■ »
Mélanie Gui^ert a Henri Beyle.
Je.' ne t'écris qu'un içot, ma bonne minette, car je ^
suis ^ans mes jours de mélancolies et anîême plus que :
cela mais je veux pourtant le dire cctabipn je suis .
conteïite de te voir rapproché de moi et surtout quel
plaisir me fait l'espérance de te revoir. Je compte
que tu passeras un mois chez ton père et qu'ensuite
tu reviendras à Paris. Oh! mon ami, j'ai bien besoin
que «tu m'aimes!
Et ta sœur comment se porte-t-elle ! Pourquoi- ne
t'écrivaît-elle pas ? Il est tout simple qu'elle ne m'ait *
pas répondu, mais à toi ! qui pouvait l'en empêcher ?
Est-ce qu'elle était malheureuse ? Parle moi d'elle
avec beaucoup de détails.
• I Adieu, mon bon ami, je ne sais pas ce que j'ai :
je ne peux t'écrire.
Réponds à mes trois dernières lettres, je t'en prie.
J'ai besoin que tu me tranquillises': mes pressenti-
ments me disent depuis longtemps que je ne serai
jamais heureuse et sî tu ne m'aimes pas bien ils ne
seront que trop justifiés. Adieu (1).
(3) Lettre publiée dans le Journal de Stendhal, appendice
{Bibliothèque de Grenoble). — Brouillon.
(4) Monsieur, Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphiné. — Lettre
inédite {Bibliothèque de Grenoble).
-
^
LETTRES INÉDITES tM l
XXX^VII
Mélaî«e Guilbert a Henri Beyle,
a*
»> Paris. iO juih 1806.
• * Depuis six semaines, tu me répondras, dis-tu, de-
. main quand tu n'auras pas une heure, un moriient
d'ennui qui te trouble Tesprit. Bien, mon ami, il ne
• faut pas te presser. J'estimerais cependant davan-
tage une marche franche à ces petits' détours qui peu-
vent éluder ta réponse faut qu'il te plaira, mais non
pas m'en imposer longtemps.
Je t'ai demandé : 1*^ Si, dans le cas où je pourrais
suppléer par mes faibles talents à ce que te donnent
tes parents, si, dis-je, tu me portais assez d'attache-
ment pour sacrifier tes espérances de fortune dans le '
cas où il faudrait choisir entre ce sacrifice et celui de
ma personne.
2"" D'examiner lequel de nous a le sort le plus stable
afin que l'autre s'y abandonnât entièrement et que i
nous ne fussions plus forcés de nous séparer.
Z"" Si tu es: assei faible ou si tu m'aimes assez peu
pour me sacrifier à la volonté de tes parents, ou
bien à tes projets d'ambition.:
4*^ Enfin, si ton intention est bien de passer ta vie
avec moi, do me la consacrer entièrement, quelque
chose qu'il puisse en arriver, ' de me dire en galant
homme, et après y avoir mûrement réfléchi, si c'est
bien là ta volonté irrévocable et de m'avouer le con-*- J
traire, si cela n'était pas. ' J
■t
LETTRES ISâDITES
J'âltache ma Iranquillité à cet éclaircissement, jo
u donne les témoignages de la plus vive tendresse,
i ntos tenJre attachement. Je t'en ai même donné
J oreuve» incontestables, et à tout cela tu me ré-
^^ des lettres vagues, tu me dis que tu m'aimes
Ciours et que je le verrai bien dans quinze jours,
Slnie à laquelle tu le promets d'être près de moi,
•r*» . gy( jire que tu me feras beaucoup de ca-
*' 1; jflorotestatioDS, que tu seras bien aise de me
•** C'estpeutÉtrebeaucoupdanslonesprit, mais
j *5JjJ'^pourinoi,8urtout quand je songe à loute
~ B et infinie à ton caractère ; je n'en suis pas
jdéequetu m'aimes comme je le souhaite, et
*!^ai besoin pour être heureuse, pour avoir
i.ȕmtenl.G'eBt pourquoi j'aurais voulu unpeu
plue rien à présent, j'ai pu me faire
H certain point, mais mon cœur m'en
je n'en voudrais^ savoir. Tu m'aimes
homme dont la conduite présente ne
ice sur ta destinée future et dont
le temps le moins désagréable-
j'ai pu me croire aimée de toi
I de ta vie ? Eh bien I me trouves-
T!y peat-fitre que je me fâche ; non, je
•" ■ 'à Diè'"^ P*^ *^^ bonheur, j'ai une expé-
I tt^''".. du cfEUr humain, que si je m'étonne
I ^*'* ijj m'arrivent, c'est de ne les avoir
l i^^^lilï (le m'irritent plus. Je sais trop
(DiblioihX 1^œ»lhe»reu8e, et je me résigne à mon
H) Mo.iJv tl*"
inédile [Uib,, ^ . ^j^^oup ta sœur du petit mot qu'elle
LETTRES INÉDITES 213
m'écrit ; dis-lui que je sens 6e qu'elle fait pour moi
— et je sens aussi quelle reconnaissance je te dois
pour cette marque d'amitié et de complaisance.
Quoique toute ma conduite ait dû te prouver com-
bien tu m'es cher, que je te Taie sans cesse répété,
tu as cependant pensé que M. Blanc, étant devenu
puissant, m'attirait à Naples. Ces idées-là ne m'éton-
nent pas, mon bon ami, et je te les pardonne bien
volontiers. Je crois que tu ne peux connaître mon
cœur.
A propos de M. Blanc, j'ai toujours oublié de
répondre aux questions que^ tu m'as faites pour
savoir quelle est sa position.
Il est maintenant directeur et Inspecteur général
des douanes; c'est, dit-on, une place à argent. Il m'a
écrit il y a trois jours qu'il m'avait engagée au
théâtre de Naples pour 5,000 francs, d'ici à Pâques.
Il m'assure que l'année prochaine j'aurai au moins
8,000 francs, et il me presse de ratifier ce qu'il a
fait, mais j'avoue que je ne suis pas peu embarrassée.
Rien n'avance ici pour mes débuts, quoique l'on me
donne un peu d'espoir.
J'éprouve des choses qui me navrent le cœur, qui
me découragent entièrement, je n'ai plus aucun
repos, je ne compte plus sur aucun ami; ceux que je
dois regarder comme tels me conseillent des choses
auxquelles il m'est impossible de condescendre. Vous
ne réussirez donc pas, me dit-on, et cela n'est sans
doute que trop certain, mais je voudrais en être plus
sûre encore; dans ce cas, je partirais pour Naples.
Nul motif puissant ne doit plus maintenant m'atta-
cher à la France, je n'y ai pas eu un seul ami, d'ail-
leurs, toutes mes ressources sont épuisées ; je n'existe
^14 LETTRES INEDITES
qu'en vendant chaque jour quelques bagatelles qui
me restaient encore, mais qui ne peuvent me con- .
duire bien loin, et peut-être ferais-je bien de partir
tout de suite, npiais je np peux m'y résoudre. Je vais
écrira une lettre à MJ Blanc, dans laquelle je lui
demanderai un peu de temps pour réfléchir, je Veux •
encore tenter quelques démarches auprès de M» de
Rémusat (1); si elles ne réussissent pas, comme il est
k présumer, je ne prendrai plus la peine de soiiger
à mon sort, il deviendra ce qu'il plaira à Dieu; je
poiïrrai désirer encore quelque chose, mais jamais
plus ^espérer (2). /
?
XXXVIII
A SÀ SŒUR Pauline (3),
(180C)
Hé bien, ma chère Pauline, où en es-tu donc? Tu
' deviens d'un silence horrible. Je qujtte ce trou pour
un petit voyage, j'Mtendais toujours une de tes let-
(1) Surintendant des théâtres.
(2) Il eut été dommage, je crois, de laisser dans les cartons
ces lettres de Mélanie, qui nous révèlent unç femme littéraire,
habile et charmante.
Subscrip. : A Monsieur Henry Beyle, à Grenoble,^n Dau-
phiné.
Lettre inédite. {Bibliothèque de Qrenjoble.)
(3) Cette lettre doit être postérieure au mois d'octobre 1806^
époque à laquelle Beyle partit pour l'Allemagne à la suite de
ses cousins paru.
>^
t
1*.
LETTRES INÉDITES î 215
très avant que de partir. Elle n'a'trive point; et je
veux te la demander avant que de monter à cheval.
Je crois pour moi qu'un prêtre, un oui, 3 mots latins
vont fair^ de toi une heureusp femme, j'espère ; mais
il faut an finir.. Apprends-moi en détail où en est
cette affaire et dis mille choses tendres et fraternelles
à ton mari.
Qui plus est. Il paraît que je vais. aller en Espagne,
c'est-à-dire en Afrique. Fais-moi faire de3* chemises
de bonne toile de Voiron,pas trop grosse Cependant',
plus quelques mouchoirs. Je ferai prendre tout cela
en allant vous embrasser. Parle to our great falher
of letters which. I hâve (illisible) to Mistress. D. the
mother and tp the great sir D (1).
Adieu, embrasse tout le monde et donne-moi des
nouvelles de Grenoble, qui est aussi inconnu pour
moi, depuis 18 mois, que le faubourg Péra. ^ *"
Henri (2).
XXXIX
A Monsieur Mounier, auditeur au Conseil d'État,
SECRÉTAIRE DE S. M. l'EmPEREUR ET Roi, A ScHŒNBRUNN. .
Voici, monsieur, le protégé de Pascal (3) dont je
vous ai parlé avant-hier. J'avais une place pour lui ;
ii) Daru.
(2) A Monsieur Beyle pour Mademoiselle sa ûlle ainée.
Grenoble (Isère).
Lettre publiée dans le curieux ouvrage de M. Henri Cordier :
Stendhal et ses s^mis, p. 83-84.
(3) On lit dans la première lettre de la correspondance de
Beyle publiée par R. Colomb: c J'ai trouvé une occasion de j
216 LETTRES INÉDITES
l'armistice s'est conclu pendant son voyage, et une
chose très simple est devenue difficile. M. Rondet
connaît les formes de radminislralion. Je pense que
si, à défaut d'autre moyen, vous écrivez à M. Daru, il
nous sera plus facile d'obtenir un emploi de 150 ou
200 francs.
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma considé-
ration distinguée.
Vienne, le !•' septembre 1807.
De Beyle.
XL
A SA SŒiTR Pauline.
Brunswick (1), 25 décembre 1807.
Je pars aujourd'hui, jour de Noël, à 5 heures du
matin, pour Paris. Je t'écris cela bien pour que tu
aies à m'écrire bien vile à Paris, rue de Lille, n*» 55.
Je devais partir il y a huit jours, mais le Gouver-
nement et l'Intendant ont voulu attendre des miaté-
riaux plus étendus pour ma mission.
placer le protégé de M. Pascal ; mais j'avais oublié le nom de
cet ami. J'ai demandé une place pour M. Lepère : il a un nom
à peu près comme ça. Tâche de Vaccrocher sur ma table, avec
un bel exemple de son écriture et de m' envoyer ledit nom. >
(A M. F.-F., à Paris. Strasbourg, le 5 avril 1809.) (Note de
F. Corréard.)
(1) Beyle avait été nommé en novembre 1806, intendant des
Domaines, en résidence à Brunswick. Il est envoyé à la fin de
1807 en mission à Paris, pour conférer avec le ministre Dejean
au sujet des finances du duché de Brunswick.
. „ .\
LETTRES INÉDITES 217
Tous les préparatifs du voyage sont enfin finis. II
fait un temps affreux mêlé de pluie, de grêle et de
neige, il fait noir comme dans un four, le \ent éteint
les bougies dans les lanternes de la voiture. Hier,
à 7 heures du soir, je ne pensais plus à ce voyage;
il aura ses peines et ses plaisirs, revoir tant de per-
sonnes si chères ! mais les quitter au bout de huit
jours !
Je t'écrirai dès que j'aurai mis le pied en France,
à Mayence. Je vais par Gassel,Fulde, Francfort. Les
postes sont si indignement servies que nous ne rece-
vons point de lettres directement. Peut-être celles
que nous écrivons ont-elles le même sort. D... est
en bonne santé et en route de Posen sur Varso-
vie.
Porte-toi bien et aime-moi et écris-moi. Dis à nos
connaissances comme Mme Marnay que je saisis
Toccasion de la nouvelle année pour l'assurer que
quoique galopant de Brunswick à Paris, je ne Ten
aime pas moins que lorsque Colomb et moi allions
faire la partie chez elle.
Ainsi de suite, n'oublie pas.
Henri (1).
(i)Xettre publiée dans Stendhal et ses amis, par H. Cordier,
p. 84-85 ; fait partie aujourd'hui de la collection de M. P. -A.
Cheramy.
Monsieur Beyle,
pour Mademoiselle Pauline Beyle, sa fille
à Grenoble (Isère).
Vè
^
m
218 XETTRES INÉDITES
XLI
A M. Krabe, membre de la Chambre de Guerre et
Des Domaines.
Brunswick, 13 janvier 1808.
Le Ministre de la Guerre a donné Fordre, Mon-
sieur, qu'on constatât par procès-verbal Fétat des
casernes existantes à Brunswick et à Wolfenbuttel,
les bâtiments qui pourraient être disposés en caser-
nes, les dépenses à y faire pour les rendre propres
à cet usage, et enfin le nombre d'hommes et de che-
vaux qu'on pourrait y loger.
Personne plus que vous. Monsieur, n'est en état
de s'acquitterde cette opérationavec succès. Je vous
prie, en conséquence, de m' indiquer l'heure à laquelle
nous pourrons parcourir ensemble les casernes ac^
tuellement existantes et les bâtiments qui peuvent
le devenir. Nous dresserons, après cette visite, les
procès-verbaux demandés.
J'ai l'honneur de vous saluer avec considération.
Le Commissaire des Guerres^
De Beyle (1^.
(1) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, parH, Cor-
dier, pag. 31-32*
LETTRES INÉDITES 219,
XLII
m
A SA Sœur Pauline.
Le 19 janvier 1808.
Hé bien, petite bringue, tu mériterais bien que je
renouvelasse pour toi ce terme élégant et antique.
Peut-on être plus molle que toi, depuis quatre mois
tu ne m'écris pas un mot. Je n'apprends des nouvelles
de Grenoble que par les papiers publics..
Donne-moi les nouvelles de famille que je ne puis
trouver dans les papiers publics. Mon père recevra
incessamment un premier envoi de graines. Il y en
a une entre autres qui n'est que sublime, dis-lui mille
choses de ma part, et envoie-moi enfin trois em-
preintes du cachet de mon )père. Je suis obligé de ca-
cheter une acceptation de dîner avec l'Aigle impérial.
C'est trop pour un petit rien comme moi. Celui (1) qui
pourrait me faire quelque chose est à Cassel depuis
quatre jours et sera ici vers le 28 janvier, temps au-
quel il y aurait 25 ans que je t'aime, si je n'avais pas
l'honneur d'être l'aîné. Quoique aîné, je te per-
mets cependant de te marier la première. Fais
vite cette bonne affaire-là, mais rappelle-toi que si
jamais ton mari connaît la terrible vérité que tu as
plus d'esprit que lui, il te hait à jamais, et malheureu-
sement, quel que soit ton mari, cette vérité sera vraie.
Adieu, aime-moi et prouve-le moi en écrivant, cela
n'est pas difficile, tous les amants voudraient en être
(1) L'empereur.
■19!
220 LETTRÉS INÉDITES
là. Je voudrais bien que tu connusses assez Mlle V...
poui* lui demander quelques conseils envers le cher
époux et maître. Songe surtout à te faire humble
comme Ephestion à la cour d'Alexandre. Un mot de
réponse et dedans des cachets.
Embrasse pour moi ma bonne tatan Charvet, dis-lui
que je voudrais bien aller manger des cerises à Saint-
Egrève (1). Si Barrai est à Grenoble envoie-lui la
carte ci-jointe.
Mais écris.
H. B. (2).
XLIII
A FÉLIX Faure (3).
iDgoIdstadt, 21 avril 1809.
Je n'ai que le temps de t'envoyer cet étui que je te
prie de remettre à Mme de Bézieux ; elle y verra que
môme en gravissant les rochers d'Heidenheim où ces
sortes d'ouvrages vous sont présentés par de jolies
paysannes, je pensais aux bontés qu'elle a bien voulu
avoir pour moi. Ces jolies marchandes me servent de
transition toute naturelle pour te prier de présenter
mes hommages respectueux à Mesdemoiselles de Bé-
zieux.
Nous avons eu hier soir une petite victoire, quatre
(1) Charmant village des environs de Grenoble.
(2) A Monsieur, Beyle, pour mademoiselle sa fille aînée,
rue de Bonne, 6, Grenoble (Isère). — Lettre pi/bliée dans
Stendhal et ses amis, par H. Cordier, p. 85-86-87.
(3) 18, rue Jacob, Paris.
LETTRES INÉDITES 221
drapeaux, quatre pièces de canon, toutes les positions
de Tennemi.
Mes respects à M. Dùvernay.
Mille amitiés ; n'oublie pas la bibliothèque britan-
nique. Je ne me suis pas couché depuis trois jours^
Ingoldstadt a une drôle de mine. Le plus beau, au
milieu des canons, des fourgons, des soldats chantant
qui vont à l'armée, des soldats tout tristes qui en re-
viennent blessés, des curés, du tapage général et
infernal, le plus beau, c'est une troupe de comédiens
qui donne intrépidement des représentations : ce soir,
la Femme « volatile i^ (ça. veut dire volage), drame en
trois actes.
H. (1).
XLIV
Au Même.
Saint-Polten, le 10 mai 1809.
J'ai promené hier dans une des plus belles posi-
tions du monde : l'Abbaye de Molke, sur le Danube.
La physionomie du paysage est sévère et d'accord
avec le château où fut interné Richard Cœur-de-Lion
qui en fait un des principaux ornements.
L'immense Danube et ses grandes îles, sur les-
quelles on domine d'une hauteur de cent cinquante
pieds, forment un spectacle unique. Je n'y ti'ouve à
(1) Lettre médite. — {Bibliothèque de Grenoble), —
Brouillon.
i
\
222 LETTRES INÉDITES
comparer que la Terrasse de Lausanne et la vue de
Bergame. Mais Tune et l'autre étaient bien moins
sêriking, frappantes, avec une nuance de terrible
visant au sublime.
J*ai tant de choses à te dire que je tourne court.
Je me reproche depuis quinze jours de ne pas
écrire à Mme Z.
Envoie-moi des journaux.
Nous serons demain soir à Vienne ; Saint-Polten
en est à seize lieues. S. M. y est , très probable-
ment.
ftéunis, je t'en prie, tous les renseignements qui
peuvent servir à un journal de mon voyage.
Je ferai copier cela par quelque écrivain du coin
des rues, bien bête et ayant une belle écriture.
Le temps me manque pour tout.
Ce matin, en quittant cette belle abbaye, le ha-
sard m'a mis dans la voiture de Martial (1). Aussi-
tôt notre solitude : « Il m'est arrivé dernièrement
à Paris une chose plaisante, etc., etc. » Confiance
adorable, dirait un courtisan, je dis seulement con-
fiance parfaite.
Deux ou trois heures de penser tout haut avec
moi, et, sans que je le demandasse, promesse réité-
rée et veçant de lui, que je serais adjoint dans la
garde à la première vacance, vacance assea pro-
bable.
Je saute vingt autres choses ; en un mol, tout ce
que je pouvais désirer.
Entretiens moi dans le souvenir de Mme de Bé-
zieux, en lui racontant pompeusement quelques-unes
(1) Martial Daru.
LETTRES INÉDITES 223
des esquisses de mon voyage, d'après une lettre
reçue la veille, le tout convenablement enduit de
de compliments.
Ecris-moi donc sous le couvert de M. Daru.
Je n'ai encore eu (Je toi. qu'une lettre de quatre
pages upon Lewis' s love for Miss (1).... Fais aussi
penser à moi dans cette maison.
Il me paraît probable que nous ne resterons pas
à Vienne. Peut-être dans un mois serons-nous au
fond de la Hongrie.
Le pays de Strasbourg à Vienne est, aux lacs
près, tout ce qu'on peut désirer de plus pittoresque.
Il n'y a pas en France une telle route. Adieu.
H. (2).
XLV
A SA Sœur Pauline.
Rome (3], le 2 octobre 1811.
Je me porte bien et j'admire. J'ai vu les loges
de Raphaël et j'en conclus qu'il faut vendre sa
(1) Sur Tamour de Louis pour Mademoiselle..
(2) Lettre, publiée dans le Journal de Stendhal, Append»
.p, 463. — [Bibliothèque de Grenoble) — Brouillon.
(3) Beyle obtint un congé en 181 U et en profita pour faire
son second voyage d'Italie ; il ne connaissait que la Lombar-
die ; il alla cette fois jusqu'à Naples, en passant par Florence
et Rome. Voir JowrnaZ deStendhat, cahiers xxxi, xxxn xxxm.
Cette lettre laisse deviner tout ce que Beyle a su cacher aux j
indifférents de sensibilité, d'émotion et d'enthousiasme. j
W"
"^^^
224 LETTRES INÉDITES
chemise pour les voir quand on ne les a pas vues,
pour les revoir quand on les a déjà admirées.
Ce qui m'a le plus touché dans mon voyage
d'Italie, c'est le chant des oiseaux dans le Colisée.
Adieu ; secret sur le voyage, mais donne de mes
nouvelles à notre grand-père et à tutti quanti.
La nomination de M. le duc de Feltre prolongera
peut-être mon séjour à Milan. J'y serai le 25 octobre
pour y rester quinze ou vingt jours.
Je t'aime.
Henry (1).
XLVI
A LA Même
Ekalesberg, 27 juillet 4812. _
Hier soir, ma' chère amie, après soixante-douze
heures de voyage, je me trouvais, deux lieues plus
loin que la triste ville de Fulde, à cent-soixante-
et-onze lieues de Paris. La lenteur allemande m'a
empêché d'aller aussi vite aujourd'hui. Je viens de
m'arrêter, pour la première fois, depuis Paris, dans
un petit village, que tu ne connaîtras pas davan-
tage quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Ekatesberg,
ce qui veut dire ce me semble, la montagne d'Hé-
cate. Il est à côté de la bataille de léna et à douze
(1) Madame Pauline Périer, rue de Sauli, à Grenoble
(Isère).
Lettre inédite. — {Collectionlde M. Ed. Maignien).
LETTRES INÉDITES 225
lieues en deçà de la pierre qui marque l'endroit où
Gustave Adolphe fut tué à la bataille de Lutzen.
On sent, à Weimar, la présence d'un prince, ami
des arts, mais j'ai vu avec peine que là, comme à
Gotha, la nature n'a rien fait, elle est plate comme
à Paris. Tandis que la route de Stroesen à Eisenach
est souvent belle par les beaux bois qui bordent la
route. En passant à Weimar, j'ai cherché de tous*
mes yeux le château du Belvédère, tu sens pour-
quoi j'y prends intérêt. Give me some news of miss
.Vict(l).
Vais-je en Russie pour quatre mois ou pour deux
ans (2)? Je n'en sais rien. Ce que je sens bien, c'est
que mon contentement est situé dans le beau pays
Che il mare circonda
E che parte VAlpa e VApenin.
Voilà deux vers italiens joliment arrangés. Adieu,
ma soupe arrive et je passe mille amitiés à tout le
monde. Donne de mes nouvelles à notre bon grand-
père.
Henri (3).
(!)• VictorineBigillon. Voir Vie de Henri Drulard.
(2) Beyle prit part à la campagne de Russie, il revînt à
Paris, le 31 janvier 1813. Voir Journal de Stendhal, p. 420,
note 2.
(3) A madame Pauline Périer, rue de Sault, par Gotha, à
Grenoble, département de Tlsère. — Lettre inédile. — (Collec-
tion de feu M. Eugène Chaper).
. J- I..H,l.^U4.;i«l
â26 LETTRES INÉDITES
XLVII
A L\ Méme«
t Sagan, le 1» juin 1813.
à Je règne ma chère Pauline, mais comme tous les
rois, je baille un peu ; écris-moi et presse la D® (1).
J'espère être tiré de mon trou vers le 26 juillet,
écris comme à l'ordinaire. Mille choses à. Périer.
Ne fais-tu pas de voyage cette année ? Mon apparte-
ment t'attendait.
Adieu, je tombe de fatigue.
C^i Favier (2).
Donne-moi des nouvelles de notre bon grand-
père. Fais-lui parvenir des miennes.
XLYIII
A LA Même.
Venise (3), le 8 octobre 1813.
Ma chère amie,
Les premières années d'un homme distingué
sont comme un affreux buisson. On ne voit de toutes
parts qu'épines, et branches désagréables et dange-
reuses. Rien d'aimable, rien de gracieux dans un
(1) Peut-être la diligence.
' (2) A naadame Pauline Périer en sa terre de Tuélins, près
La Tour-du-Pin, Isère. — Lettre inédite. — {Coilection de feu
M. Eug. Chaper).
(8) Troisième voyage d*Italie.
LETTRES INÉDI TES 227
âge OÙ les gens médiocres le sont pour ainsi dire
malgré eux, et par la seule force de la nature. Avec
le temps, l'affreux buisson tombe à terre, Ton dis-
tingue un arbre majestueux, qui par la suite porte
des fleurs délicieuses.
J'étais un affreux buisson en 1801, lorsque je fus
accueilli avec une extrême bonté par Mme Borone,
milanaise, femme d'un marchand. Ses deux filles
faisaient le charme de sa maison. Ces deux filles
aujourd'hui sont mariées (1), mais la bonne mère
existe toujours; on trouve dans cette société un
naturel parfait^ et un esprit supérieur de bien loin
à tout ce que j'ai rencontré dans mes voyages.
D'ailleurs on m'y aime depuis douze ans. J'ai
pensé que c'était là que je devais venir achever de
vivre, ou me guérir si, suivant toutes les a'pparen-
ces, la force de la jeunesse l'emportait sur la désor-
ganisation produite par des fatigues extrêmes.
Je me suis placé à Milan dans une bonne au-
berge dont j'ai bien payé tous les garçons, j'ai
demandé le meilleur médecin de la ville, et je me
suis apprêté à faire ferme contre la mort. Le bon-
heur de revoir des amis tendrement chéris a eu
plus de pouvoir que les remèdes. Je suis à l'abri de
tout danger. Je me joue de la fièvre maintenant.
Elle ne me quittera qu'après les chaleurs de Tété
prochain, elle me laissera les nerfs extrêmement
irrités. Mais, enfin, je dois la santé à cette manœu-
vre. Quand j'ai la fièvre, je vais me tapir dans un
coin du salon, et l'on fait de la musique. On ne me
(1) L'une d'elles était Ângela Pietragrua, voir Journal et
Vie de Henri Brulard. '
■\-\J. ..i.J
228 LETTRES INÉDITES
parle pas et bientôt le» plaisir l'emporte sur la mala-
die, et je viens me mêler au cercle.
Il est possible que M. Antonio Pietragrua, jeune
homme de quinze ans et sergent de son métier, passe
en France. C'est le fils d'une des deux sœurs. Si
jamais il t'écrivait, fais tout au monde pour lui pro-
curer quelque agrément en France. J'y serais mille
fois plus sensible qu'à ce que tu ferais pour moi.
Tes bons services consisteraient à lui faire parvenir
une somme de deux à trois cents francs et à le faire
recevoir dans une ou deux sociétés de Lyon.
S'il va à Grenoble, je le recommande à Félix;
partout ailleurs je le dirigerai de Paris. Garde ma
lettre et, le cas échéant, souviens-toi de traiter
M. Antoine Pietragrua comme mon fils.
Je suis très content de Venise, mais ma faiblesse
me fait désirer de me retrouver chez moi, c'est-à-
dire à Milan. Il faudra bien rentrer en France vers
la fin du mois de novembre, si cela ne te dérange
pas trop, viens à ma rencontre jusqu'à Chambéry
ou Genève.
G. SiMONETTA.
Mille amitiés à François (1). Quels sont tes pro-
jets pour le voyage de Paris? tu logeras chez moi,
n° 3.
Recacheté par moi avec de la cire (^2), ne dis pas
to the father où je suis (3).
(1) François Périer, mari de Pauline.
(2) On voit fen effet que la lettre a été déchirée deux fois.
(3) A madamePauline Périer, en sa terre de Tuélins, près La
Tour-du-Pin, département de Tlsère. — Lettre inédite.— (Col-
lection de feu M. Eug, Chaper,)
LETTRES INÉDITES 229
IL
A Louis Crozet (i).
Rome, 28 septembre 1816.
Un hasard le plus heureux du monde vient de me
donner la connaissance o/*4 ou 5 Englishmen ofthe
first rank and under standing {2). Ils m'ont illu-
miné, et le jour où ils m'pnt donné le moyen de lire
the Edinburgh Review (3) sera une grande époque
pour l'histoire de mon esprit; mais en même temps
une époque bien décourageante. Figure-toi que
presque toutes les bonnes idées de VH (4), sont des
conséquences d'idées générales et plus élevées, ex-
posés dans ce maudit livre. In England, ifever the
H. (5) y parvient, on la prendra pour Touvrage
d'un homme instruit et non pas pour celui d'un
homme qui écrit sous l'immédiate dictée de son
cœur.
P. S. — Note à mettre au dernier mot du dernier
vers de la vie de Michel-Ange (6) :
(1) Louis Crozet, né à Grenoble, contemporain d'Henri
Beyle, Tun de ses fidèles amis (voir Journal, passim).
Louis Crozet était ingénieur des ponts et chaussées.
(2) De 4 ou 5 Anglais du premier rang et de la plus grande
intelligence.
(3) La Revue d^ Edimbourg ^ fondée en 1802 par Jeffrey,
Brougham, Sidney Smith.
(4) VHistoire de la Peinture en Italie qui fut publiée en
isn.
(5) En Angleterre, si jamais VH.
(6) Beyle parle de son Histoire de la Peinture en Italie^
comme d'un poème.
■T
230 LETTRES INÉDITES
On me conseille de mettre ici une note de pru-
dence. Il faut pour cela parler de moi. Sous la
Chambre de 1814, j'avais eu l'idée de faire imprimer
ce ballon d'essai, à Berlin où, en fait d'opinion reli-
gieuse la liberté de la presse est honnête. Mais ce
préjugé ridicule dans la monarchie, qu'on appelle
amour et patrie, m'a fait désirer de voir le jour à
Paris.
Toutefois, j'ai voulu, auparavant, acquérir la ce)^-
titude qu'on vend publiquement sur les quais et à
vingt sous le volume, la Guerre des Dieux, la Pu-
celle, le Système^ de la Nature, V Essai sur les
mœurs, de Voltaire, etc., etc.
Je ne savais pas une chose qu^ l'on m'écrit, l'im-
pression terminée, c'est que les délits de la liberté
delà presse sont jugés par des juges bien justes et
non pas par un jury. Or, ces Messieurs sont hommes,
et, comme tels, fort curieux d'orner leur petit
habit noir d'une croix rouge. On sait que les mi-
nistres mettent tout l'acharnement de la vanité pi-
quée contre la liberté de la presse, et,-au méyen du
fonds de réserve des décorations, ils sont ici accusa-
teurs et juges. Mon avoué aura beau dire que lors-
qu'on permet la Guerre des Dieux, il est ridicule
de s'offenser d'un livre spéculatif, fait peut-être pour
une centaine de lecteurs. Si le ministre a besoin ce
jour-là de paraître dévot, pour faire excuser quel-
que mesure anti -religieuse, les chanceliers Séguier,
les Omer ne sont pas rares (1).
(1) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble).
Lettres inédites 231
Au MÊME.
Rome, le 30 septembre 1816.
Raisons pour ne pas faire les troisième, quatrième, cin-
quième et sixième volumes^de THistoire de la peinture ea
Italie .
Depuis qu'à douze ans j'ai lu Destouches, je me
suis destiné tomake co, k faire des comédies. La
peinture des caractères, l'adoration sentie du comi-
que ont fait ma constante occupation. •
Par hasard, en 1811, je devins amoureux de la com-
tesse Simonetta (l)et'de l'Italie. J'ai parlé d'amour
à ce beau pays en faisant la grande ébauche en douze"
volumes perdue à Moladechino. De retour à Paris, je
fis recopier la dite ébauche sur le manuscrit origi-
nal, mais on ne put reprendre les corrections faites
sur les douze jolis voluipes verts, petit in-folio, man-
gés par leS| cosaques.
En 1814, battu par les orages d'une passion vive,
j'ai été sur leçoint de dire bonsoir à la compagnie
du 22 décembre 1814 au 6 janvier 1815 ; ayant le
malheurvde m'irriter du jésuitisme du bâtard (2), je
fme trouvais hors d'état de faire du raisonnable, à
plus forte raison du léger. J'ai donc travaillé quatre
à six heures par jour, et, eu deux ans de maladie et
(t) Yoir Journal.
(2) Le père de Beyle.
f
232 LETTRES INÉDITES
de passion, j'ai fait deux volumes. Il est vrai que je
me suis formé le style, et qu'une grande partie du
temps que je passais à écouter la musique alla Scala
était employé à mettre d'accord Fénelon et Montes-
quieu qui se partagent mon cœqr.
Ces deux volumes peuvent avoir cent cinquante
ans dans le ventre. La connaissance de l'homme,
si mon te^stament est exécuté (1) et si Ton se met à
la traiter comme une science exacte, fera de tels pro-
grès qu'on verra, aussi net qu'à travers un cristal,
comment la sculpture, la musique et la peinture tou-
chent le cœur. Alors ce que fait Lord Byron on le
fera pour tous les arts. Et que deviennent les conjec-
tures de l'abbé Dubos quand on a des Lord Byron,
des gens assez passionnés pour être, artistes, et qui
d'ailleurs connaissent l'homme à fond ?
Outre cette raison sans réplique, il est petit de
passer sa vie à dire comment les autres ont été
grands. Optumus quisque benefacere, etc.
C'est dans la fougue despassions quele feu de l'âme
est assez fort pour opérer la fonte des matières qui
font le génie. Je n'ai que trop de regrets d'avoir
passé deux ans à voir comment Raphaël a touché
les cœurs. Je cherche à oublier ces idées et celles
que j'ai sur les peintres non décrits. Le Corrège, Ra-
phaël, Le Dominiquin, Le Guide sont tous faits,
dans ma tête.
Mais je n'en crois pas moins sage, à 34 ans moins^
3 mois, d'en revenir kLetellier{2),et de tâcher de faire
(1) Voir Corresp. Inédite^ vol. I p. 6: Instruction pour
MM. F. Faure et L. Crozet.
(2) Pièce restée inachevée, voir Journal,
LETTRES INÉDITES 233
une vingCaine de comédies de 34 ans à54. Alors je pour-
rai finir la Peinture, ou bien, avant ce temps, pour me
délasser de Tart de Komiker. Plus vieux, j'écrirai
mes campagnes ou mémoires moraux et militaires (1).
Là, paraîtront une cinquantaine de bons carac-
tères.
At the Jesuifs death, if 1 can, I willgo in En-
gr/anrf(2)pour40,000fr. et en Grèce pourautant, après
quoi, j'essaierai Paris, naais je crois que je viendrai
finir dans le pays du beau. Si, à 45 ans je trouve
une veuve de30 qui veuille prendre un peu de gloire
pour de Targent comptant, et qui de plus ait les 2/3
de mon revenu, nous passerons ensemble le soir de
la vie. Si la gloire manque, je resterai garçon.
Voilà tout ce que je.fais de ma vie future.
Le difficile est de ne pas m'indigner contre le Bâ-
tard et de vivre avec i ,600 fr. Si je puis accrocher
30,000 fr. ou trouver un acquéreur pour une maison
de 80,000 fr., pour laquelle je dois 45,000 fr. je suis
heureux avec 4,600 fr^ et la comédie s'en trou-
vera bien.
Critique ferme tout cela. Peut-être que tu ne vois
en moi nul talent comique. Il est sûr que seul je suis
toujours sérieux et tendre, mais la moindre bonne
plaisanterie,cellede la table de l'o^zs/c, par exemple^
rfie'font mourir de rire pendant deux heures.
Il me faudrait deux ans pour finir l'Histoire, 4 vol.
D'autant plus qu'il faut inventer le beau idéal du co-
loris et du clair-obscur, ce qui est presque aussi dif-
(1) C'est la Vie de Henri Brulard,
(2) A la mort du Jésuite (c'est le père de Beyle), si je puis,
j'irai en Angleterre.
fi34 LETTRES- INÉDITES
ficile que celui des statues. Comme cela tieit de bien
plus près aux cuisses de nos maîtresses, les plats
bourgeois de Paris sont trop bégueules pour que je
leur montre ce beau spectacle.
Garde cette feuille en la collant dans quelque livre
pour que nous puissions partir de ces bases à la pre-
mière vue.
:' Alex, de Firmin.
I
P.-5. — De plus, en faisant quatre nouveaux volu-
mes, je ne gagnerai pas deuxfois autant de réputation
(si réputation il y a) que par Iqs deuji^premiers. Le
bon sera de voir dans vingt ans d*ici les Aimé Marti/i
continuer cette histoire. Moi-même je pourrai com-
poser un demi-volume de cette continuation dans leur
genre. Quel abominable pathos ; quelles phrases pour
la connaissance de Thomme !
Les copies me coûtent trop cher, 15 cent, par page,
et les copistes me font donner au dia;ble (1) !
LI
I
%
t
Au- MÊME.' ^
*
Milan, 1" octobre 1816.
Note romantique.
La supériorité logique des Anglais, produite par la
discussion d'intérêts chers, les met à cent piques au-
dessus de ces pauvres gobes-mouches d'Allemands
qui croient tout. Le système romantique, gâté par le
(1) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble).
t
f
LETTRES INÉDITES. ' 235
mystique de Schlegel, triomphe tel qu'A est çxpliqué
dans les vingt-cinq volumes de VEdinburQh Beview
^ et tel qu'il est pratiqué par Lord Ba-ï-rofnne (Lord'
Byron). Le Corsaire (trois chants) est un poème tel
pour l'expression des passions fortes et tendres que
Fauteur est placé en èe genre immédiatement après
Shakespeare. Le style est beau comme Racine.
Giaoïir et la Fiancée d'Aby dos ont confirme la répu-
tation de Lord Byron, qui est généralement exécré
comme rôriginal de Lovelace, et un bien autre Love-
lace que le fat de Richardson. Lorsqu'il entre dans
un salon toutes les femines en sortent. lia représenta-
tion de cette farce a eu lieu plusieurs fois à Coppet(l).
Il a trente ans, et la figure la plus noble et la plus
tendre. Il voyage accompagné d'un excellent maque-
reau, un médecin italien. On l'attend ici au premier
jour, je lui serai présenté. Le courrier part, sans quoi
j'avais le projet de dicter pour toi la traduction de
six pages de VEdinburgh, n*" 43, qui exposept toute
la théorie romantique. Tâche de glisser le commen-
cement de cet alinéa dans ma note roihantique.
|1 faut bien séparer cette cause de celle de ce pauvre
et triste pédant Schlegel, qui sera dans la boue au
premier jour. Une fois les mille ex.emplaîres impri-
més, en envoyer sur le champ cinq cents à Bruxelles.
Que dis-tu de cette idée? Le Corrège est impossibl^
' à faire. Je ne sais même si tu me passeras certains»
'morceaux de Michel-Ànge. — Il partira le 12octobre,
et moi vers le commencement de novembre pour la
patrie de Brutus. Ne dis rien de cela à personne.
^Toujours la mênçie adresse, n"^ 1H7. J'attends avec
(1) Gbez Mme de Staël.
230 LETTRES INÉDITES
impatience les premières feuilles. La lettre sur Coppet
court les champs; je n'ai pu la rejoindre (1).
LU
Au Même.
Milan, 20 octobre 1816.
Comment peux-tu douter de ma vive reconnais-
sance et quel besoin as-tu que Félix (1) te dise que
je me loue de toi? Toutes les "lettres que je reçois de
Grenoble sont toujours pleines de duretés. Je les
mets à part pour ne les ouvrir que le soir, et cepen-
dant elles m'empoisonnent encore un jour ou deux.
Les tiennes seules me sont une fête.
La fête a été double ce matin en voyant arriver
deux lettres. Mais un accès de nerfs par excès d'at-
tention pour Michel-Ange me force à sauter la moi-
tié de mes idées.
Je vais chercher partout quelqu'un qui ait des
connaissances à Rome. Cela m'est difficile, car aucud
de mes amis n'a de ces sortes de relations.
J'ai dîné avec un joli et charmant jeune homme,
figure de dix-huit ans, quoiqu'il en ait vingt-huit,
profil d'un ange, l'air le plus doux. C'est l'original
de Lovelace ou plutôt mille fois mieux que le bavard
Lovelace. Quand il entre dans un salon anglais»
toutes les femmes sortent à l'instant. C'est le plus
grand poète vivant, lord Byron. VEdinburgh
(1) Lettre inédite (Bibliothèque de Grenoble),
(1) Félix Faure.
**i-s
LETTRES INÉDITES 237
RevieWy son ennemi capital, co,ntre lequel il a fait une
satire (1), dit que, depuis Shakespeare, l'Angleterre
n'a rien eu de si grand pour la peinture des passions.
Tai lu cela. II a passé trois ans en Grèce. La Grèce
est pour lui comme l'Italie pour Dominique (2). Hors
de là, il fait des vers qui, de retour en Grèce, lui sem-
blent plats. Il y retourne.
Michel'Ange aura 180 pages de manuscrit, id est
127 pages imprimées. J'en suis à 104. Tout est copié.
Je corrige, mais le mal de nerfs est venu hier; au
lieu de travailler, — quatre heures sur mon lit.
Pas une note? — Cependant ne crois pas si peu
utiles les notes, cela accroche les sots, les benêts,
les gens qui ne comprennent pas le texte. D'autres
fois la chose difficile est jetée en note. J'avais le
projet de n'en point faire, j'ai vu fair island (3),
Lappy, Mich., Alex., my brother-in-law (4), qui
sont bien loin d'être sots, et j'ai fait les notes. Tu
n'as pas d'idée combien nous sommes en arrière pour
les arts et d'une présomption si comique. La pré-
somption rend les trois quarts de nos livres ridi-
cules à Vétranger. Si jamais tu écris, songe à lire
YEdinburgli RevieWy pour voir le ton des autres na-
tion. Ce pauvre Travel ! si la médecine qu'on lui
donne ne le guérît pas, il est mort. On attend l'efTet.
(Sa femme pleure).
Wi#ikclmann, c'est Mlle Emilie racontant l'his-
toire d'Héloïse et d'Abélard.
(1) English Dards and Scotch Reviewers^ violente satire,
publiée en 1809.
(2) Beyle.
(3) Bellisle, voir Journal.
(4) Mon beau-frère.
L.
I.
r.
238 LETTRES INÉDITES
Je ne suis pas en train 'de relever cet admirable ,
ridicule. Il y aurait de .la prétention. Tous les gens
à sensiblerie citent Winkelmann; dans vingt ans, si
Vopus réussit, on citera Vopus.
Religion. — Pour n'être pas un enfonceur déportes
ouvertes, Dominique voulait respecter la religion. //
avait déjà fait un morceau là dessus. Mais il a étudié
l'histoire, ilacruquelaseulelégislationduxv*' siècle en
Italie élaitrEnfer et que Michel- Ange avait été forcé à
être peintre juré de Tinquisition. Forcé, poussé par
r histoire (Pignatti, Machiavel, Varchi, Guichardin,
etc.) il a été forcé de mal parler dans la vie de M.(l);
il a jeté aufeu hier sept à huit feuilles atroces. II craint
encore que tu n'en trouves trop. Mais on ne se doute
pas de cela à Paris. Il faut bien faire entrer cette
idée. Au reste, la nouvelle Chambre, au moyen de
deux voix et de quatre places par député, sera pro-
bablement modérée, et Ton aura en janvier d'autres
chiens à fouetter. Comment rendre discrètes les s/iep-
hetderies (2)^ etFair island ? Si tu le peux, fais-le.
Si tu trouves réellement6â^se,pWe,ladédicace(3),
pouvant faire rougir Dominique en 1826, supprime-
la. Il m'a consulté, je ne la trouve pas plate. Item, .
primo panem, deinde phUosophari. Avec 1,200 fr.
par an au Cularo (4^ je serai le plus malheureux des
êtres, avec 4 ou 6 ici, vei^y happy (5).
^1) Michel-Ange. •
(2) Mot forgé par Beyle, de shepherd, berger (bergerie).
(3) La célèbre dédicace à Napoléon. t ^
(4) A Grenoble.
(5) Très-heureux. — Lettre inédite. — (Bibliothèqrte de Gre-
noble),
•r
i
LETTRÉS INÉDITES 230
LUI
Au Même.
Milan, 21 octobre 18 !6.
Sais-tu que Touvrage petdra infiniment s'iKn'y a
pas de titre à gauche. Pour fair island, le père Mar-
tin, etc., etc, le sujet est intéressant, mais la manière
fatigante, désagréable. Ils fermeront le livre; puis,
poussés par la curiosité, le rouvriront et parcourront
les titres à gayche. S'il en est temps encore, le moyen
est bien simple, diminue de moitié les titres à gauche.
Ils sont trente, je suppose, n'en mets que dix. Les
annonces les plus générales, alors quelque borné que
soit le prote, il les placera. Il y aura quelque bévue?
Hé bien, j'aime mieux deux ou trois bévues et avoir
ces titres qui excitentrattention, facilitent les recher-
ches, etxî. Je viens d'en sentir tout l'agrément dans le
Voyage en Angleterre^A^ M. Siméon. Donc, s'il en
est temps, etc.
Epigraphe du second volume, sur le titre: Tothe
happy few (1).
Pour que mes feuilles ne courent aucun risque, ne
m'envoie qu'une ou deux feuilles à la fois. Tu n'as
qu'à faire deux ou trois, enveloppes avec du papier ^
opaque. Je ne te renvoie pas la lettre du bossu
que j'ai déchirée. Mets la lettre de Mme Périer (2) à
(1) Pour quelques élus. Epigraphe f^tVûrite de 6eyle«
(2) Sa sœur Pauline,
T^^^?t3^
240 LETTRES INÉDITES
la poste. Ou bien monte lui la tête en lui interceptant
la moitié de ses lettres. Mes respects à Mme Prax(l).
Prie-la de ne pas me voler tout ton cœur (2).
Dubois du Bée,
LIV
Au MÊME.
Livourne, le 15 novembre 1816.
Je n'ai pas voulu t'assassiner de lettres. Tu as
autre chose à faire. La dernière que j'ai reçue de toi
est celle de Mâcon. Au moins la moitié des lettres
sont jetées au feu.
Le trop d'attention pour Michel, m'a donné des
nerfs si forts que, depuis dix jours, je n*ai rien pu
faire.
J'ai lu devant moi ledit Michel, copié en 192 pages, '
En deux jours de santé, je donne le dernier poli et
j'envoie.
Il y aura quatre lacunes pour des descriptions qui
doivent être faites par celui qui décrit- et qui a vu ce
grand homme sous un jour nouveau. Ce que les
auteurs vulgaires blâment comme dur^ je le loue
comme contribuant à faire peur aux chrétiens ; cette
(1) Mme Praxède Crozet, femme deLoufs Crozet.
(2) Monsieur le chevalier Louis Crozet, chez M. Payan Tainé,
à Mens», par. Vizille, Isère. — Lettre inédite {Bibliothèque de
Grenoble).
LETTRES INÉDITES 241
peur salutaire qui conduit en paradis fut le grand but
de Michel-Ange. .
Tu es problablement très heureux pour le cœqr,
figure-toi que je suis le contraire uniquement à cause
de Cularo(l). Que faire ? Je suis forcé de contempler
le laid moral. Je voudrais ne pas avoir si fort raison
contre Thomme (2) qui abuse du droit du plus fort.
Si le bâtard n'avait rien, je prendrais un parti vigou-
reux, probablement professeur en Russie.
* *
On laissera tranquille un homme qui raisonne obsr
curément sur les arts. La religion est la cause unique
du dur et du laid que les sots reprennent dans Michel-
Ange. Laisse le plus que tu pourras le développement
de ce ressort secret. Mets des points quand tu sup-
primeras. En un mot, M. le chimiste, cette espèce
d'écume qu'on nomme beaux-arts est le produit né-
cessaire d'une certaine fermentation. Pour faire
connaître Técume, il faut faire voir la nature de la
fermentation.
J'ai lu les vieilles histoires en originaux, j'ai été
frappé de Tignorance où nous sommes sur le Moyen-
Age et de la profonde stupidité et légèreté des soi-
disants tistoriens. Prends pour maxime de ne lire
que les originaux et que les historiens contem-
porains.
Pour me rafraîchir le sang, donné-moi quelques
détails sur ton bonheur.
(\) Grenoble. ^ 'f
(2) Son père. . .
*
.■^^". '": ■^' <
'/^ : -^
242 LETTRES INÉDITES
Présente mes respects à-Mihe Praxôfle et prie la de
ne pas me voler tout ton cœur (1).
LV
Au Même.
Milan, le 26 décembre 1816.
I
Ta lettre du 28 novembre, que je reçois à l'ins-
tant, m'a fait le plus vif plaisir, au milieu de l'iso-
lement moral où je me trouve.
Je marche constamment de huit heures du matin
à 4, à pied et pour cause. Je suis si harassé que je
m'endors à 6 heures jusqu'à 8 le lendemain. Du.
reste, pas d'attaques de nerfs depuis onze jdurs que
mon extrême curiosité me fait courir. L'économie
ine jette dans une petite auberge où 'û n*y a pas
même de plume. Je ne te noterai donc pas la cen-
tième partie des idées que m'a données taMtre«
Farcis Michel- Ange, que tu auras reçu le 14 dé-
cembre, de notes pieuses et révérencieuses. Tâche
de ne pas supprimer de vers, cardans mon illusion,
il me semble que tout se tient dans ce poème. Michel-
Ange, pour la douce religion de la Grèce, eût
Phidias. Tu recevras dans trois jours, ce qui manqAe
à Michel- Ange. Je n'ai pas eu le temps dépolir yiûgi
(1) Monsieur le Chevalier Louis Groizet, ingénieur des PQÎlrts
et Chaussées, chez M. Payan Tainé, à Mens, départemenl^dA
risère. ^
Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble.) . :î|
.-4
LETTRES INÉDITES 243
pages de détails à la fin de Michel. Efface les détails
ridicules par leur peu d'importance. J'aurais eu be-
soin de laisser dormir deux mois et de revoir en-
tité. A F histoire de Saint-Pierre, après ces mots : le
signe d'aucune religion n'a jamais été si près du
ciely il y a une longue note sur les temples de
rinde. Cela n'est pas exact : mets seulement pour
toute note : en Europe.
Avant cette cruelle révolution qui a tout boule-
versé, en France, on mettait le nom d'une ville
ville étrangère aux books (1) tolérés. Comme une
sage imitation doit toujours conduire l'autorité, je
propose de faire faire un nouveau, titre au poème
des arts. Mettre: par M, Jules-Onuphe Lani (2), de
Nice, et pour lieu d'impression: Bruxelles ou Edim-
bourg. Car, si Ton connaît Dominique, ceU incen-
die èon rendez-voUs, ce qui piquerait fort ce jeune
homme amoureux. Ensuite dès que l'opération de
cet infâme itionstre d'incorrection. Le Bossu, aura
produit mille, je te prie instamment de lui ordon-
ner d'envoyer huit cents à Bruxelles, dormir en
paix et à l'abri de M. Le Bon, huissier à verge. On
fera cadeau de soixante ou quatre-vingts ; on ne
mettra en vente que dix jours après les. cadeaux.
Par ce moyen l'opinion publique sei*a dirigée, en
quelque sorte par les quatre-vingts gens d'esprit
que Seyssins (3) aura gratifiés et dont je lui
laisse le choix. Je lui ai envoyé jadis une liste (4)
. (1) Livres.
(2) V Histoire de la peinture en Jiah>parut sans nom d'au-
Heur. — Béyle se désigne simplement sous les initiales B. A. A.
(3) Grozet
'•* (4) Voir cette liste plus loin, p. 253.
244 LETTRES INÉDITES
qui pourra le guider. II faut y ajouter, madame
Saussure, née Necker, à Genève, M. de Bonstet-
ten, à Gevève; â Paris, Mme la comtesse de Saint-
Aulaire, M. le comte François de Nantes, M. le gé-
néral Andreossy. N'oublie pas la note comique de
Schlegel qui voudrait couper le cou à la littérature
française. Il faut cela pour me différencier de ce
pédant pire que les La Harpe. The work of Mme
de Staël which I Know fera bien un autre scan-
dale. Cette pauvre dame qui, au fond, manque d'i-
dée et d'esprit pour l'impression, quoiqu'elle en ait
beaucoup pour la conversation, me semble vouloir
avoir recours au scandale pour faire effet. Elle par-
lait ofgoing to America after this book (1) qui paraî-
tra la veille de son départ de Paris pour Goppet.
Immédiatement après les vers sur le beau-moderne
vient le Michel- Ange. Le cours de cinquante heures
est après Michel-Ange. Les volumes seront assez
gros, ce me semble. La paresse m'empêche de faire
l'appendice. Nos yeux sont si en arrière! je vis ici
avec dix ou douze impossible, dix mille fois im-
possible de faire sentir les arts à ce qu'on appelle à
Paris un homme d'esprit parlant bien de tout; j'ai
eu beau les mettre en fonctions de la connaissance
de l'homme — lettre close par les Français. Après
avoir remué toute la journée hier pour avoir des bil-
lets pour la première représentation du grand Opéra,
ils ont fait de l'esprit sur les costumes pendant la
première demi-heure, ont parlé continuellement, et
enfin l'ennemi les a chassés avant le tiers du spec-
(1) L'ouvrage de Mme de Staël que je connais.
(2) D'aller en Amérique une fols ce livre paru.
LETTRES INÉDITES 2tô
tacle. C'était le Tancrède du charmant Rossini,
jeune homme à la mode.
Je pourrais tout au plus t'envoyer quatre pages de
noteç précises sur la richesse de Florence au 13"^ siè-
cle à mettre à la ^m an first vol (1). Cela est aussi
curieux qu'ignoré. Mais, au total, je désespère de
faire sentir les arts à ces monstres de vanité et de
bavardage. Ils sont de bonne foi quand il disent:
cela est mauvais, leur âme sèche ne peut sentir le
beau. Je vois partout des Mlle Emilie. Je ne crains
qu'une chose, c'est que, trouvant de la duperie à
faire quoi que ce soit, je ne finisse par me dégoûter
du seul métier qui me reste. Je me suis tué h la
lettre for this work (2) par le café et des huit heuT
re§ de travail pendant des trente ou quarante jours
d'arraché pied. Je réduisais par là à vingt pages ce
qui en avait d'abord cinquante. J'ai usé le peu
d'argent disponible, j'ai donné les soins les plus
minutieux et les plus ennuyeux à un excellent ami,
je risque d'incendier mon rendez-vous avec la mu-
sique, et tout cela pour offrir du rôti à des gens
qui n'aiment que le bouilli. Y a-t-il rien de plus
bête (3)?
(1) Premier volume.
(2) Pour cet ouvrage.
(2J Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble). .
^\
21$ » LETTRES INÉDITES
.4-
r /
LVJ
r
f
Au Même. ^
Rome, 31 décembre ^16.
•
•- Monti raisonnait un jour sur la philosophie de la
poésie (levant le célèbre Lord Byron et M. Hobhouse,
l'historien. Il m'adressait la parole et débitait toutes
les vieilles théories : qu'il valait mieux que le poète '
•peignît Minerve qui arrête le bras d'Achille, que de
montrer les anxiétés d'un héros emporté tantôt par la
colère, tantôt par la prudence. ,M. Hobhoiîse s'écria
tput à coup : He knows not how he is ^poet ! (1)/
. Il en était tout honteux, et me fit répéter plusieurs
fois l'assurance quQ Monti» n'entendait pas l'anglais. .
Je vois que cette remarque s'applique â Canova. Cet
homme, q^ui, avec le ciseau, donne des sentiments si
sublimes, avec la parole n'est qu'un Italien vulgaire»
Voilà ce qui,- pour la première fois, je te le jure, m'a
donné un peu de vanité. Les gens qui expliquent les
règles, et surtout qui les font sentir, sont donc bons à
quelque chose. « ^
Accuse-moi la réception d'une feuille ridicule, si on
la trouvait, intitulée : Raisons pour ne pas faire les
3e, i% etc., volumes de 1'^. (2).
Tu as dû recevoir, de Turin, un blanc-seing avec un
projet de lettre. Je persiste, excepté pour le mot :
Ballon d'essai qui me semble ridicule. Corrige et fais
(1) Il ne sait pas comibent il est poète I
(2) Voir plus haut, p.* 231. .
1
LETTRES INÉDITES ^ ^ 247 '
transcrire ijfioyennant trois sous la feuille'. Je liens
assez à la signature dissemblame pour ne pas incen-
dier le rendez-vous sous le^ grands marronniers où
Ton entend de si douce musique. Cependant on en
recevra une^ seconde où il n'y a d'altéré que le mot
Londres. • V
Mais, maudit bavard, envofe-moi donc les omis-
sions de -fl/ic/ie/-i4n^6.'
J'ai lu le livre de M. Jules Onuphro Lani (de Nice),
Edimbourg 1817. Cela me paraître plus prudent. Le
livre de Mme de Staël couvrira l'autre. Mets Domi-
nique à même de^solliciter la dispense. Ne peux-tu
pag te placer à* l'Ecole des Mines ?
Dis-moi au moins l'effet que Michel-Ange a produit
sur toi. Sans note, je crains que. oela ne soit trop pour
les F air islands (i). , ■ * .. ?
LVII
Au Même
Rome, 6 janvier 1811,
J'espère, mon cher Louis, que tu, es le plus con-t
tant des. Dauphinois depuis le 26 décembre. F.élix me
lè fait entendre. Cette idée-là me rendrait topt con-
tent sans la mort de ce pauvre Périer (2). k
f
{{) Lettre hiédiie. — (Bibliothèque de Grenoble).:,
(2) Le mliri de sa sœur Pauline.
• 1
\
♦
"•f^w-^n
248 ' LETTRES INÉDITES
Ce matin, en revenant de la villa Albani, où j'avais
été tourmenté par le soleil que j'avais fui sous une
allée sombre de chênes verts, j'g.i appris la triste
nouvelle.
J'avais reçu 2,100 fr., ce qui, avec 240 que j'ai en-
core, me permettrait (Je rester six mois à Rome ou à
Naples. L'amitié que j'ai pour Pauline me, rappelle
à Cularo (1). Je pars. Quand ? Je ne suis pas encore
résolu.
Si j'avais quelque espoir raisonnable de t' embras-
ser, je t'assure que je me hâterais, mais tu seras
parti.
Il m'arrive un accident étrange, mais j'avais juré
de ne rien prendre au tragique, ne songeant pas
qu'une véritable tragédie me tomberait sur la tête.
Mes, deux malles mises au roulage à Florence le 12
et qui devaient être ici le 18 décembre, ne sont pas
encore arrivées le 6 janvier. Dans ces malles est tout
le style de Michel- Ange.
Que faire? J'ai fait le plafond de la Sixtine ; sans
faute le premier convoi te l'apportera écrit par moi,
bien large. 11 suffira de le coudre en son lieu dans le
volume vert.
Il n'y a rien à dire à la chapelle Pauline, attendu
que la fumée des cierges a fait justice de la chute de
saint Paul et du saint Pierre.
Reste uniquementla lacune du Jugement dernier.
Si cela est plus commode au bossu qu'il laisse
huit pages ou une demi-feuille en blanc et qu'il
finisse son ouvrage en mettant après Michel-Ange, le
cours de cinquante heures (1), plus une table.
(1) Grenoble.
(1) Epilogue de V Histoire de la. Peinture,
j
LETTRES INÉDITES 2^9
Quarante-huit heures après avoir reçu mes malles
je t'expédie un jugement terrible. Je suis plein du
physique de la chose ; il me manque tous les ,petits
détails critiques et techniques que j'ai renvoyés là,
pour les faire passer à Tai^e d'un morceau célèbre.
Je t'enverrai cela en toute hâte. T'envoyer un ju-
gement sans détails techniques, les amateurs ma-
niérés ne manqueraient pas de dire plus haut
encore : « C'est un monsieur qui fait, fort bien la phi-
losophie, la politique, et même un peu de peinture. »
Les amateurs que j'ai vus ici enterrés dans la
technique me montrent à la fois et le comment de
la médiocrité actuelle et les critiques que, l'on fera
du pamphlet de Dominique.
Parle-moi un peu de toi. Les Zii se conduisent
bien, c'est là l'essentiel.
Ma sœur est plus accablée que je ne l'aurais cru^
Elle me dit pas même s'il y a testament. Périer en
avait fait un qui donnait tout à ma sœur, sous la
condition de payer 90,000 fr. aux neveux. Cela lui
ferait 120,000 ou 100,000 francs en un domaine, à
deux lieues de La Tour-du-Pin, dans des bois pit-
toresques. Avec ces 4,000 fr. de rente et les 4 ou
5,000 de Dominique, ils pourraient vivoter ensemble
dans quelque coin. Ce coin sera-t-il à Paris ou à Milan?
Adieu, il y a de beaux yeux qu'il vaut mieux re -
garder que ihes pattes de mouche. Que ces beaux
yeux n'étaient-ils ce matin à la villa Albani de-
vant le Parnasse de Raphaël Mengs !
Onuphro Lani (1).
(1) Monsieur Louis Crozet, ingénieur du corps royal des
ponts et chaussées, chez M. Payan Taîné, à Mens (Isère). Lettre j
inédite*. — {Bibliothèque de Grenoble). 't j
m
>
250 LETTRES INÉDITES
f
LVIII
Au Même.
RQme, le 13 janviep 1817.
Comme je suis né malheureux, le ciel, qui veut que
je passe pour le contraire d'un homme d'ordre à tes
yeux, a retardé jusqu'au 12 janvier l'arrivée des ma*
tériaux du Jugement dernier. Je t'envoie la Sixtim
copiée d'après nature. Couds-moi tîela en son lieu, et
place avec une aiguille préparée par une belle madiil'
Je la supplie de me rendre ce service. Elle sera ainâ
la marraine de l'ouvrage. Plut à Dieu que Tenfant
eût la fraîcheur de la marraine !
Reste le Moïse et le Jugement. Ce Moïse est uil
morceau bien dur. Je ne sais comment Tapproximer
de ces petits oiseaux à l'eau de rose qu'on nomme
des Français aimables. Ceux que je vois ici me jFont
désespérer et m'ôtent tout courage. Les fonctions
analytiques de Lagrange seraient plus claires pour
eux.
Mais parlons de ton bonheur. Dis moi quand le
destin cruel te fera quitter Mens pour Plancy. C'est
■■K
^ ■ i-
LETTRES INÉDITES ; 25i
de là que j'attends les critiques. Elles seront un peu
tardives.
Je pense que tu vas envoyer Michel au Bossu. Pour
ne pas ennuyer par cJent pages continues à la Bos-
suet; j'ai mis une couleur de prosopopée. Je ne sais
si cela fait bien. J'^i mis la chambré obscure et les
'trois paysages pour faire sentir les styles, le portrait
.de mon duc d'après nature ; mais ce portrait est-il
assez fondu ? .
Je l'ignore. Mon homme va être bientôt duc. Si
j'ai manqué de tact, corrige-moi. Si décidément cette
couleur de prosopopée te choquait, renvoie-moi les
deux pages; il n'y a qu'à ôter en trois traits de plume,
tout' est rentré dans le style sublime. As*tu décidé
pour Jules Onuphre.Làni de Nice, à Edimbourg?
As-tu reçu deux ou trois lettres piquées ? Mais il fau-
drait que cet animal n'en fit usage qu'au moment de
la mort. Autrement le charmant rendez- vous que
j'ai avec sweet music serait incendié. Paris est un
. théâtre plus curieux, mais je suis si amoureux^ et tu
sens la force de ces termes, de ma charmante musi-
que que je doute si Paris pourra jamais me conve-
nir.
Ce problème va se présenter. Ce pauvre P. (1) a
faussé compagnie bien mal à propos. Je vais être
obligé d'aller me rinfrangere en février. Je perdrai
deux mois sans plaisir ni utilité. Que deviendra the
good'sister (2)? Je la laisserai religieusement libre,
mais je pense qu'elle verra qu'à trente et un ans, il
lui convient d'habiter avec Dominique. Leurs deux
(1) Périar.
(2) La bonne sœur (PauÙne).
^
,«
252 LETTRES INÉDITES
petites lampes réunies pourront jeter une honnête
clarté, mais comme les déplacements sont mortels à
d'aussi frêles fortunes, il s'agit de choisir pour tou-
jours. Si à Plancy, il te vient quelque pensée là-des-
sus, communique-la moi. Depuis la lettre sur
Dotardy y ou know my self as / (1).
Mais revenons. J'insiste pour envoyer 5 ou 600
exemplaires respirer Tair natal à Bruxelles. Vu le
bâtard (2), il faut tâcher de rentrer dans nos fonds^
et vaincre un peu de paresse.
Je suis passionné pour ta critique, tu me connais
intus et in cute. Ne ménage rien, donne le mot le
plus cruel à la plus cruelle nouvelle, comme dit
notre ami Shakespeare.
R. le 21 j. 1817.
Comme je suis né malheureux, observant trop
longtemps les loges de Raphaël au Vatican le 16,
par un temps froid, je suis au lit depuis le 16 ausoir,
cum grandi dolore capitis. Cela ne retarde que de
4 ou 5 jours le Moïse et le jugement, car le médecin
m'annonce la fin de la fièvre pour demain. Fais
pousser le Bossu jusqu'au jugement. L'ouvrage, à
son égard, sera comme fini.
Recommande au Bossu de ne faire feu qu'à pro-
pos, autrement il incendie mon rendez-vous, i^p-
pelle Jules Onuphro Lani, surtout envoie à BruxëUçs
600. Je serai à Cularo pour la fin de février. Je craiûa
que le timbre n'ait ébruité la grossesse de cette
(1) Tu me connais comme je me connais moi-même.
(2) Le père de Beyle.
LETTRES INÉDITES 253
pauvre Dominique. Dieu sait quel scandale dans
Landerneau, outre que l'envieux Alexandre nous a
déjà vu lire le gros volume Tannée dernière (1).
LIX
Note pour le Libraire.
(Envois de V Histoire de la peinture en Italie).
Le 15 septembre 1817.
Nota : n'afficher et n'envoyer aux journaux que
quinze jours après avoir adressé des exemplaires
aux personnes nommées ci-après.
Ne pas envoyer d'exemplaires à la Quotidienne,
di\xx Débats, au Bon Français, à la Quinzaine.
Envoyer à :
M. le duc de La Rochefoucault-Liancourt, rue
Royale-Saint-Honoré, 9;
M. le duc de Ghoiseul-Praslin, rue Matignon, 1 ;
M. le comte de Tracy, rue d'Anjou-Saint-Ho-
noré, 42;
M. le comte de Volney, pair de France, membre
de l'Académie française, rue de La Rochefoucault,
H;
M. le comte Garât, rue Notre-Dame-des-Champs ;
M. le lieutenant-général, comte, pair de France
Dessoles, rue d'Enfer-Saint-Michel, 4 ;
M. le lieutenant-général Andreossy, rue de la
Ville-rEvêque, 22;
(1) Lettre inédite. — {Bibliothèque de Grenoble),
254 LETTRES INÉDITES
M. (le Gazes, ministre ;
M. le duc de Broglie, pair de France, rue Lepel-
letier, 20. Et le duc de Broglie, de la Chambre des
députés, rue Saint-Dominique, 19;
M. de Staël fils;
M. Benjamin Constant (Mercure) ;
Sir Francis Eggerton ;
M. le duc de Brancas-Lauraguais, pair de France,
rue Traversière-Saint-Honoré, 45;
M. Terier de Monciel;
Mme la comtesse de Saint- Aulaire ;
M. le comte Boissy-d'Anglas, pair, rue de Choi-
seul, 13;
M. le comte Chaptal, membre de l'Institut, pré-
sident de la Société d'encouragement, rue Saint-
Dominique-Saint-Germain, 70;
M. Thénard, membre de l'Académie des Sciences,
rue de Grenelle-Saint-Germain, 42;
M. Biot, membre de l'Institut, au Collège de
France, place Cambrai. Absent de France ;
M. le chevalier Poisson, membre de l'Institut, rue
d'Enfer-Saint-Michel, 20 ;
M. le comte La Place, pair de France et .membre
de l'Institut, rue de Vaugirard, 31 ;
M. de Humboldt ;
M. Maine-Biran, rue d'Aguesseau, 22;
M. Manuel, avocat ;
M. Dupin, avocat, rue Pavée-Saint-Andrérdes-
Arcs, 18 ; •
M. Berryer, avocat, rue Neuve-Saint-Augus-
tin, 40; .
M. Mauguin, avocat de la Cour royale, rue Sainte-
Anne, 53.;
LETTRES INÉDITES 255
M. de Jouy, de Tlnstitut, rue des Trois-Frères, H;
M. Say, du Constitutionnel]
M. Villemain, chef de division à la Police ;
M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémo-
nies, rue Duphot, 10 ;
M. de Lally-Tollendal, pair, membre de l'Institut,
Grande-Rue-Verte, 8;
M. Laffîtte, banquier, député, rue de là Chaussée-
d'Antin, 11;
M. le maréchal duc d'Albuféra, rue de la Ville-
FEvêque, 18 ;
M. le prince d'EckmûU, rue Saint-Dominique-
Saint-Germain, 107 ;
M. Béranger, auteur du Recueil de chansons ;
Mme Récamier ;
M. Récamier (Jacques), banquier, rue Basse-du-
Rempart, 48 ;
M. Dupuytren, chirurgien en chef, vis-à-vis la
colonnade du Louvre ;
M. Talma, rue de Seine-Saînt-Germain, 6 ;
Mlle Mars, rue Neuve-du-Luxembourg, 2 bis ;
M. Prud'hon, peintre d'histoire, rue de Sor-
bonne, 11 ;
M. Gœthe, ministre d'État, à Francfort-sur-le-
Mein ;
M. Sismonde-Sismondi, à Genève ;
Sir Walter Scott, poète, à Edimbourg (1),
{1) Document inédit. — {Bibliothèque de Grenoble.)
250 LETTRES INÉDITES
LX
Au BARON DE MaRESTE.
Milan, le 15 octobre 1817 (1).
Jugez du plaisir que m'a fait votre lettre, je n'ai
pas encore de journaux ! — Je suis ravi de la dé-
faite des jacobins Manuel, Laffîtte et consorts. Dites-
moi comment on a mis le désordre parmi eux. En-
suite, je ne conçois pas la peur du bon parti. Que
feraient cinq ou six bavards de plus? — La géné-
ralité de la France a nommé de gros Lutors, qui
seront toujours du parti de notre admirable Mai-
sonnette (2). Je suis peiné à fond de ce que vous
me dites de Besançon (3) , qui n'a pas encore
son affaire . Ceci est un exemple pour Henri.
Il est résolu à ne prendre de place qu'à la dernière
extrémité. Or, il a encore 6,000 fr. pour six ans.
Cependant voici son état de services. Je vous prie de
mettre tous vos soins aux articles. — Maisonnette va
croître en puissance et, en ayant le courage d'atten-
dre cinq ou six mois, nous serons articulés^ id est
vendus. Ne pourrait-on pas essayer de faire passer
au Constitutionnel et au Mercure, l'article de Cro-
zet? — En attendant, faisons parler le Journal
général, ou même les Lettres Champenoises, Quant
(i) Il existe une autre lettre du 15 octobre 1817, datée de
Thuélin, tome !•' de la correspondance, page 43.
(2) Lingay.
(3) Mareste, lui-même.
' LETTRES INÉDITES 257
t
aux Débats^ Maisonnette pourrait se réduire à les
prier de parler, même en mal. Je finis p.ar répéter
qu'en en parlant à Maisonnette tous les quinze jours,
d'ici à six mois nous obtiendrons l'insertion. Quand
ce serait d'ici à un an, mieux vaut tard que jamais.
Je suis bien fâché de la paresse de Crozet. Ça
vous aurait fait une maison charmante ; sa femme
est pleine d'esprit naturel ; vous y auriez présenté
deux ou trois hommes de sens ; c'était un excellent
endroit pour être les pieds sur les chenets. Grondez-
le ferme afin qu'en dépit de la grande maxime, il
se repente.
Adieu, parlez de moi à Mme Chanson et à Mai-
sonnette. Je parle de vous à Hélie, qui est tout à
fait supérieur (1).
LXI
Au MÊME.
Milan, le 12 septembre 1818.
Enfin, vous voilà on pied, mon cher ami, et dis-
tribuant des passeports aux voyageurs ébahis, qui
viennent d'être renvoyés de commis en commis,
pendant vingt minutes, et avec sept mille francs!en-
core (2). Je vous assure que cet heureux événement
m'a donné une joie sincère. Est-il vrai qu'il date du
(1) Lettre iaédite (Collection de M. Auguste Cordier),
copie de la main de R. Colomb.
(2) Mareste avait un poste à la Préfecture de police.
258 LETTRES INÉDITES *
f
d®*" janvier dernier? C'est le cas de dire : chila dura
la vÈice. Rien de nouveau. Un ballet d'Olello archi-
sublime; trois opéras de suite archi-plats. Le der-
nier de SoUivaestle plusr mauvais de tous. Nous
allons en avoir un de Wintier et uii de Morlachi.
Ici, les Romantiques se battent ferme contre les
Classiques; vous sentez bien que je suis du parti de
VEdinburgh Review. A propos, remettez à M. Jou-
bert le n*" 56, il me l'enverra par la poste. Ne pour-
riez-vous pas risquer la même voie pour les autres
livres?
J'ai vu avec plaisir cet homme d'esprit, M. Cour-
voisier, recevoir le prix de son .z^le désintéressé.
Lyon en i8i7, fait grand bruit hors* la France.
Nous aurons ici Marie Stuart^ ballet de Vigano.
Comment s'en va votre Opéra buffa? Dites à vos
plat^ journalistes de vanter un peu les ballets de Vi-
gano et l€?s décorations de Milan. Nous en avons eu
cent-vingt-deux de nouvelles en 1817; chacune
coûte vingt-quatre sequins.
Vous n'avez pas le temps dé lire ; mais le samedi,
chez Maisonnette, vous devez apprendre des nou-
velles littéraires. Je pense qu'il peut bien paraître à
Paris, six volumes par an, dignes de vous. Faites-
moi connaître ce qui vous semble bon.
Voyez-vous quelquefois M. Masson et M^. Bus-
che (l) ?
(1) Lettre inédite [Collection de M. Aug. Cordier). ^ '
Copie de la main de R. Colomb.
LETTRES INÉDITES 259
LXII
Au Même..
Grenoble, le 9 avril' 1818.
(Maison fiougy, place Grenette, n"* 10.)
Mon aimable ami, le procès et la maladie de ma
sœur me tiendront ici un long et ennuyeux mois.
J'espère, comme moyen de salut, quelques lettres de
vous. Je vous expliquerai la position de Milan et
vous me comprendrez ensuite à demi-mot. Je vous
décrirai les merveilles de lios arts. Cela faisait la
seconde partie de ma réponse à votre délicieuse
lettre de dix-huit pages, que je sais par cœur. Vous
aurez trouvé, sans doute, trop de politique dans la
mienne. Comme vos agents vous flattent, j'ai copié
la manière de voir de plusieurs Anglais qui ont
passé chez nous en dernier lieu. Je suis d'avis qu'il
faut garder l'armée d'occupation et s'en tenir au
Concordat de 1801, plus une ordonnance du Roi
qui, pour dix ans, défende tous les titres, une
suspension provisoire de la noblesse, comme nous
avons une suspension provisoire des trois quarts de
la Charte.
Vous reconnaîtrez la sottiste de mon cœur ; le
discours de M. Laffîtte, lu hier à Chambéry, m'a
pénétré de douleur. Je pense qu'il exagère pour tâ-
ter du ministère. Je pense de plus, avec Jefiferson,
qu'il faut faire au plus vite et proclamer la ban-
queroute. Sans les emprunts, on n'aurait pas payé
260 LETTRES INÉDITES
les Alliés. Ils auraient divisé la France ? Où est le
mal ? — faut-il être absolument 83 départements, ni
plus ni moins, pour être heureux ? Ne gagnerions-
nous pas à être Belges ?
D'ailleurs, il faudrait une garnison de vingt mille
hommes par département, pour garder, au bout de
cinq ans, la France démembrée. Si Ton avait déclaré
que les dettes contractées sous un roi, ne sont pas
obligatoires pour son successeur, voyez Pitt impos-
sible et l'Angleterre heureuse.
Comme votre aimable ami (Maisonnette), poursuivi
par la politique, jusque dans sa tasse de chocolat,
doit-être non moins poursuivi par les flatteurs, com-
muniquez-lui ces idées américaines.
M. Gaillard, consul à Milan, fut invoqué dernière-
ment par quelques Français qui, à la Police avaient
des difficultés pour un visa oublié syr leurs passe-
ports : il répondit en refusant d'intervenir. Je suis
Consul du Roi et non « des Français. » — Le comte
Strassoldo, indigné du propos, fit lever la difficulté.
Vous maintenez de tels agents et vous renvoyez l'ar-
mée d'occupation.
Je trouve ici un préfet un peu jnéprisé, pour
n'avoir pas répondu, en Français^ aux provocations
entendues par ses oreilles au Cours de la Graille (1),
devant cinq cents témoins. Je suppose qu'il avait
ses ordres. D'après mes idées, chez un peuple étiolé
par deux cents ans de Louis XIV, il est utile d'avoir
des autorités personnellement méprisées. Cependant,
je vous engage à renvoyer M. de Pina.
J'envoie à l'aimable Maisonnette les tragédies de
(1) Quai de Grenoble.
LETTRES INÉDITES 261
Monti; c'est le Racine de Fltalie, du génie dans l'ex-
pression . La tragédie des Gracques (1) peut être
une nourriture fortifiante pour un poète classique.
Mais le classicisme de notre ami ne cède-t-il pas à
la connaissance des hommes, qui s'achète quaiMa-
laquais (2)? Se tue-t-il toujours de travail?
Si le couvert du ministre n'est pas indiscret, je
vous enverrai, pour vous, deux petits volumes, bien
imprimés, contenant plusieurs poèmes de Monti.
Comme cette digne girouette n'a changé de parti
que quatre fois seulement, ses poèmes sontrares(3).
LXIII
Au Même.
Paris, le 4 mai 1818.
Cher tyran, enfin, hier soir, en rentrant, je havé
trouvé une letter du duc de Stendhal : elle est telle-
ment excellente que je crois devoir vous faire bien
vite cadeau d'une copie d'icelle.
(Schmit).
(1) La tragédie de? Caio Gracco, composée iK)stérieurement
à 1800, lorsque Monti avait le titre d'historiographe du royaume '
d'Italie.
(2) Sous M. le duc Decazes, le ministère de la police était
dans un hôtel du quai Maiaquais.
(3) Lettre inédite (Collection de M. Auguste Cordier). — ]
Copie de la main de R. Colomb.
262 lettres inédites
Copie :
Grenoble, le 1*' mai 1818.
Mon aimable compagnon, que votre longue lettre
m'a fait de plaisir! Elle m'a attendu vingt-quatre
heures, parce que j'étais dans nos montagnes, la
seule chose qui puisse rompre l'ennui dans ce pays
d'égoïsme plat.
C'est aussi bien plat l'avantage en question.
ciel! faut-il qu'un Moscovite s'avilisse à ce point!.
Mais comme Besançon dit que l'on perd la moitié de
son bon sens dès qu'on est seulement à quarante
lieues de Paris, je prends le parti de faire comme lui
dans cette circonstance ; s'il en veut, j'en prends, et
demain je vous envoie l'extrait de baptême. En me
priveiiantquin:^e jours d'avance, ce qui me vaudra
une autre lettre de vous, je ferai compter les 200
francs à Paris.
Parlez-vous sérieusement? Le vicomte (1) en
queue de morue ! Le vicomte dîner aw^ Frères pro^
vençaûx ! C'est trop fort, c'est incroyable ! Je le
voyais au troisième degré du marasme moral. Il m'é-
crivait autrefois des lettres délicieuses et, depuis un
an, il n'est rien sorti. Portez-en mes plaintes à la vi-
f ^comtesse.
Je vous approuve de tout mon cœur, dans votre
dos à dos silencieux avec quelque pour cent. Il faut
apprendre à ces coquines-là qu'elles ne sont bonnes
que quand omles désire. Et Mina? Dites à Besançon
' que je compte partir d'ici le 10 mai> au plus tard :
qu'il me dépêche encore une secousse électrique
avant mon départ.
(1) M. Louis de Barrai.
-V-
1 ' ^
liSrrrRESjIKlSDITBS 26^
Ne plaisantez pas mon tyran Milanistey songez
qu'il n'y a point eu de réaction. Depuis la chute des
brigands, en tout 23 arrestations ; pesez cela. Je fi-
nis parce que je m'ennuie tant dans ce pays que je
suis éteint.
Quand vous écrirez à Dessurne (1), demandez-lui;
comment vont les ventes. On lui a envoyé trois mar-
chandises, savoir : Vie de Haydn^ Y Histoire de la
peinture^ Voyages de Stendhal {2). Le n'^S? de l'J?-
dinburg-Review, parlant de ce dernier, on a dû en
vendre. Savez-vous que Besançon vous remettra
300 francs avec prière de les faire passer Fleet,
street, 203, pour acheter une Edinburg Review de
rencontre, plus 2 volumes de table, Paternoster
roWy chez Longmans. ■■
Adieu, mon cher secrétaire d'ambassade. Je vous
somme de me donner des nouvelles. Alors quel est
le moins plat des Annales ou du Journal générait
Je suis chargé d'abonner mes amis à quelque chose
qui ne soit pas les Débats. — Je ne suis pas taillé en
solliciteur; j'ai la jambe trop grosse.
Yours, Tavistock(3).
(1) L'éditeur Delaunay. ^
(2) Rome, Naples et Florence.
(3) Lettre inédite. — (Collection de 'M. Auguste Cordier).
— Copie de la main de R. Colomb.
■J- r
264 LETTRES INÉDITES
LXIV
Au Même.
Milan, le 20 novembre 1818.
Il est plus facile pour Henri d'avoir des Books{i)f
traduits en Anglais, que de les avoir annoncés à
Paris. Voilà le voyage traduit (2), avec dix pages
des plus grandes louanges (en mai 1818).
C'est vous qui m'avez donné l'anecdote de Gré-
court. J'avais des nerfs ce jour-là et l'ajoutai tant bien
que mal au livre que je corrigeais. Refaites-moi ce
conte ainsi que celui de la Bisteka (3) gran francesi
grandi in êuêto, et ajoutez-le au manuscrit, quand il
passera sous vos yeux. Vous savez bien que
je ne ne suis pas auteur à la Villehand (4). Je fais de .
ces niaiseries le cas qu'elles méritent ; çà m'amuse ;
j'aime surtout à en suivre le sort dans le monde,
comme les enfagit mettent sur un ruisseau des ba-
teaux de papier. Vous ai-je dit que Stendhal a eu un
succès fou ici, il y a quatre mois. Par exemple,
l'exemplaire du Vice-Ring fut lu au café par quatre
personnes qui ne voulaient que le feuilleter et qui se
trouvèrent arrivées à une heure du matin, croyant
qu'il était dix heures du soir, et ayant oublié d'aller
prendre leurs dames au théâtre, etc. On a découvert
trois faussetés.
(i) Livres.
(2) Rome, Naples et Florence en 1817, 1™ édition.
(3) Voir pour rexplication la !»•• édition de Rome, Naples
et Florence en iSil, p. 182-183.
(4) à la Yillemain.
^^^VT"'-;
LETTRES INCITES 265
Je vois qu'il va y avoir une Revue encyclopédique.
Au fait, il n'y a plus de journaux littéraires, ce be-
soin doit se faire sentir. Je pense sincèrement que
tout ce que nous avons à désirer en politique, c'est
que les choses continuent du même pas, dix ans de
suite. Il n'y a plus d'alarmes à avoir. Donc, l'intérêt
politique doit céder un peu à l'intérêt littéraire.
D'ailleurs, les discussions politiques commencent à
être si bonnes, c'est-à-dire, si profondes, qu'elles en
sont ennuyeuses. Qyi pourra, par exemple, suivre
celle sur le Budget? Voyez donc si vous pouvez
obtenir accès à \d, Revue enclyctopédique, qui a une
division intitulée : Peinture. Voilà pour V essentiel.
Le luxe, pour ma vanité, serait un vrai jugement, en
conscience, par Dussault, Feletz ou Daunou.
Il y a ici huit ou dix excellents juges des Sensa-
tions du Beau, qui ont un- mépris extrême pour M.
Quatremère de Qaincy et les connaisseurs de France.
Le Jupiter Olympien de M. Quatremère est d'un ri-
dicule achevé, par exemple. — 1** Quels sont à Paris,
les gens qui passent pour connaisseurs? — 2*" pour
grands peintres ? — 3° pour bons sculpteurs ? Ne me
laissez pas devenir étranger dans Paris.
Ch. Durif(1.)
7 Décembre 1818. •
(1) Lettre inéditç [Collection de M. Auguste Cordier).
^ — Copie de la main de R. Colomb.
'=fi^
- • ■■^'■'?'w;
26C LETX&JSS IN^DITJES
LXV
A Madame *** *
Grenoble, le i5 août {819.
Madame,
J'ai reçu votre lettre il y a trois jours. En i|pvoyant
votre écriture j'ai été si profondément toucha que je
n'ai pu prendre encore sur moi de vous répondre
d'une manière convenable. C'est un beau jour au mi-
lieu d'un désert fétide, et, toute sévère que vous êtes
pourmoijje vous dois encore les Heuls instants debon-
heur que j'aie trouvés depuis Bologne. Je pense sans
cesse à cette ville heureuse où vous devez être depuis
le 10. Mon âme erre sous un portique que j'ai si sou-
vent parcouru, à droite au sortir de la porte Majeure.
Je vois sans cesse ces belles collines contournées de
palais qui forment la vue du jardin où vous vous
promenez. Bologne, où jen'ai pas reçu de duretés de
vous, est sacré pour moi; c'est là qqe j'ai appris l'évé-
nement qui m'a e.\ilé en France, et tout cruel qu'est
cet exil il m'a encore mieux fait sentir la force du
lien qui m'attache à un pays où vous êtes. Il n'est au-
cune de ces vues qi|[ ne soit gravée dans mon cœur,
surtout celle que Ton a sur le chemin du potit, aux
premières prairies que l'on rencontre à 'droite après
être sorti du portique. C'est là que, dans la crainte
d'être reconnu, j'allais penser à la personne qui
avait habité cette maison heureuse que je n'osais
presque regarder en passant. Je voi]^ écris après avoir
transcrit dl ma main deux longs actes destinés, s'il se '
i
I
I
• LETTRES INÉDITES 267
peut, â me garantir des fripons dont je suis entouré.
Tout ce que la haine la plus profonde, la plus impla-
cable et la nfieux calculée peut arranger contre un
fils, je rài éprouvé de mon père (1). Tout cela est
revêtu de la plus bellf hypocrisie, je suis héritier et,
en apparence, je n'ai pas lieu de me plaindre.
Ce testament est daté du 20 septembre 1818, mais
Ton était loin de prévoir que le lendemain de ce jour
il devait se passer un petit événement qui me ren-
drait absolument insensible aux outrages de la for-
tune. En admirant les» efforts et les ressources de la
haine, le seul sentiment que tout ceci me donne, c'est
que je suis apparemment destiné à sentir et à ins-
pirer des passions énergiques. Ce testament est un
,objet de curiosité et d'admiration parmi les gens
^d'affaires ; je|Crois cependant, à force de méditer et
de lire le code. civil, avoir trouvé le moyen de parer le
coup qu'il me porte. Ce serait un long procès avec
mes sœur», l'une desquelles m'est chère. De façon
que, quoique héritier, j'ai proposé ce matin à me#
sœurs de leur donner à chacun le tiers des biens de
mon père. Mais je. prévois que Ton me laissera pour
ma pfirt des bien chargés de dettes et que la fin de
deux mois de peines, qui nie font voir la nature hu-
maine sous un si mauvais*' côté, sera de me laisser
avec très peu d'aisance et avec la perspective d'être
un peu moins pauvre dans une extrême vieillesse.
J'avais remis à l'époque où je me trouve les projets
de plusieurs grands voyages. J'aurais été cruellement
désappointé si tous ces goûts de voyages n'avaient
disparu depuis longtemps pour faire place à une pas-
•
(1) Voir leUre suivante.
I •-' f-wi^-V
t T
268 LETTRES INÉDITES .
sion funeste. Je la déplore aujourd'hui, uniquement
parce qu'elle a pu me porter dans ses folies à déplaire
à ce que j'aime et à ce que je respecte le plus sur la
terre. Du reste, tout ce que porte cette terre est
devenu à mes yeux entièrement indifférent, et je dois
à ridée qui m'occupe sans cesse la parfaite et éton-
nante insensibilité avec laquelle de riche je suis
devenu pauvre. La seule chose que je crains c'est de
passer pour avare aux yeux de mes amis de Milan
qui savent que j'ai hérité.
J'ai vu, à Milan, l'aimable L...,auquel j'aidit que je
venais de Grenoble et y retournais. Personne que je
sache, Madame, n'a eu l'idée qu'on vous avait écrit.
Quand on n'a pas de beaux chevaux, il est plus fa-
cife qu'on ne pourrait l'imaginer d'être bien vite
oublié. *
Ne vous sentez-vous absolument rien à la poitrine?
Vous ne me répondez pas là dessus et vous êtes si
indifférente pour ce qui fait l'occupation des petites
àmcs que tant que vous n'aurez pas dit expressément
le non, je crains le oui. Donnez-moi, je vous prie, de
vos nouvelles dans le plus grand détail, c'est la seule
chose qui puisse me faire supporter la détestable vie
que je mène. ,
J'ai la perspective de voir ma liberté écornée à Mi-
lan, je ne puis me dispenser d'y conduire ma sœur
qu'Otello a séduit et qui, dans ce pays, est toujours
plus malade..
Je finis ma lettre, il m'est impossible de continuer à
faire l'indifférent. L'idée de l'amour est ici mon seul
bonheur. Je ne sais ce que je deviendrais si je ne
passais pas à penser à ce que j'aime le temps des
longues discussions avec les gens de loi. •
LETTRES INÉDITES 269
Adieu, Madame, soyez heureuse; je crois que vous
• ne pouvez Têtre qu'en aimant. Soyez heureuse, même
en aimanl un autre que moi.
Je puis bien vous écrire avec vérité ce que je dis
sans cesse :
La mort et les enfers s'ouvriraient devant moi,
Phédime, avec plaisir j'y descendrais pour toi.
Henri (1).
LXVI
ff
A M. LE Comte Daru ,
Pair de France,
Rue de Grenelle, n. 82, faubourg Saint-Germain,
Paris.
Grenoble, le 30'août 1819.
Monsieur,
J'ai eu le malheur de perdre mon père en juin.
J'arrive d'Italie, et je trouve que la plupart des let-
tres que j'ai écrites depuis six mois ne sont pas par-
venues en France. Je désire qu'une lettre que j'ai eu
l'honneur de vous adresser au mois d'avril ait été
•plus heureuse. Je me féliciterais, comme Français,
qu'on vous eût rendu, quelque influence sur la chose
publique; comme particulier, je prends une part
bien vive à ce qui peut vous être agréable. Je dois
aux dignités dont vous avez été revêtu de n'être pas
un petit bourgeois plus ou moins ridicule, et d'avoir
(i) Lettre inédite (Bibliothèque de Grenoble.) — Brouillon,
23.
I
x
270 I^TTTWB INÉDITCS
r*
VU l'Europe, et apprécié )jps avantages des places (1).
Mon père laisse des (&ttes énormes. S'il me reste
4,000 francs de rante ent€frre, je retournerai vivre
à Milan ; dans le cas contraire, j'irai faire à Paris,
le pénible métier de sblMciteur. Comme la liquida-
tion marcheientemeût^j^ aurai le temps d'aller pas-
ser quelques semaines i Paris ,^ et de vous renouve-
ler de vive voix, l'assurance de toute ma réconnais-
sance et du respect avec lequel j'ai Thoiineur
d'être. Monsieur, votre tires humble et très obéissant
serviteur. , ,
> H. Beyle(3).
f
LXVII
A Madame ***
* 8 juillet 1820.
Permettez-moi, madame, de vous remercier des
jolis paysages suisses. Je méprisais ce pays depuis
1 813, pour la manière barbare dont on y a reçu nos
pauvres libéraux exilés. J^étais tout à fait désen-
chanté. La vue de ces belles montagnes que voils
■ avez eu sous les yeux, pendant votre séjour à Berne,
m'a un peu réconcilié avec lui.
;, (1) La bibliothèque de Grenoble possède le brouillon de
celte lettre ; on y lit: des places amphibologiques; etau-des:-
sous de : les avantages des plSLceSy etc., apprécié l'avan-
. tage de V ambition.
;^ (2) Lettre publiée dans : Stendhal et ses amis, par Henri
: Cordier, p. 46-47.
\ .
f^:-.
(t.
LETTRES INÉDITES 271
J'ai trouvé, dans les mœurs dont parle ce livre,
précisémebt ce qu'il me fallait pour prouver, ce
dont je ne doute pas, c'est que pour rencontrer le
bonheur dans un lien aussi singulier, et j'oserai3
presque dire aussi contre nature, que le mariage,
il faut au moins que les jeunes filles soient libres.
Car au commun des êtres il facùt une époque de li-
berté dans la vie, et pour être bien solitaife il |piut
avoir couru le monde à satiété.
J'espère, madame, que vos yeux vont bien ; je se-
rais heureux de savoir de leurs nouvelles en détail.
Agréez, je vous prie, l'assurance des plus sincères
respects.
H. B. (1).
LXVMI
Au- BARON DE MaRESTE.
• ' Milan, le 20 octobre i820.
Ai-je besoin de vous répéter que vous avez le
pouvoir despotique sur Love (2).
Si vous trouvez du baroque, du faux, de l'étrange,
laissez passer; mais si vous trouvez du ridicule^
effacez. Consultez l'aimable Maisonnette, qui, erf
corrigeant les épreuves, est prié de tenir note des
passages ridicules.
(i) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble), brouillo^.
^2) Le livre ; De VAmour.
i
"«içt' ^;»r
272 LETTRES INÉDITES
Le faux, l'exagéré, Tobscur, sont peut-être tels à
vos yeux et%ion aux miens. Corrigez aussi les fautes
de syntaxe française.
J'attends avec impatience que vous m'annonciez
l'arrivée du manuscrit ; je n'en ai pas d'autre. Dès
qu'il y aura une feuille d'épreuvi, envoyez-la moi à
l'adresse ordinaire. Je m'amuserai, à la campagne,
à corriger, le style pour une seconde édition. — Vous
aurez la comédie romantique (1) dans six mois.
Si vous avez la patience 4© lire Love y dites-moi
franchement ce que vous en pensez. Maisonnette le
trouvera obscur, exagéré, trop dénué d'orne-
ments.
Je voudrais qu'il n'arrivât aucun exemplaire aux
lieux où je suis. La jalousie de la peinture (2) a
porté plusieurs personnes à me calomnier. Il paraît
que la calomnie est presque entièrement tombée.
J'ai la plus entière confiance dans le cynique
comte Stendhal; je le crois parfaitement honnête
homme.
Je pense beaucoup à votre idée d'aller à Rome.
La principale objection, c'est que j'aime les lacs, mes
voisins. J'y passe économiquement plusieurs se-
maines de l'année. Je crois les gens d'ici moins co-
quins que les Romains et plus civilisés. Quatre
heures de musique tous les soirs me sont devenues
ijn besoin que je préférerais à Mlle Mars et Talma.
Voyez combien nous sommes différents! Enfin, j'ai
pour ce pays une certaine haine ; c'est de l'instinct,
cela n'est pas raisonné ; à mes yeux il est le repré-
(1) Racine et Shakespeare, publiée en 1823.
(2) Il s'agit de son Histoire de la peinture en Italie,
f
II
LETTRES INÉDITES 273
sentant de tout ce qu'il y ^a de bas, de prosaïque, de
vil, dans la vie; mais brisons.
Je viens de lire Byron sur les lacs. Décidément les
vers m'ennuient, comme étant rfioins exacts que la
prose. Rebecca, dans Ivanhoe, m'a fait plus de plai-
sir que toutes les Parisina de lôrd Byron. Que
dites-vous de ce dégoût croissant pour les vers ?
Gomme ie fais une comédie en prose, serait-ce la
jalousie de l'impuissance?. Éprouvez-vous ce dégoût ?
Crozet le ressent-il ?
Nonîmez-moi les trois ou quatre bons livres qui,
chaque année, doivent montrer le bout de leur nez à
Paris. — Par exemple, on ne se doute pas ici qu'il
existe un Sacre de Samuel. Le beau talent de Crozet
périra-t-il d'engourdissement à Troyes? Je le crois né
pour écrire l'histoire.
Il est chaud, anti-puéril, libéral, patient, exact. J'ai
lu avec plaisir les lettres de A. Thierry dans le Cour-
rier, Cela est conforme au peu que j'ai entrevu de
l'histoire de France. Surtout, j'estime beaucoup le
jésuite Daniel et méprise le libéral Mézeray ; comme
hommes, ce serait le contraire.
Tout est fort tranquille ici, quoiqu'en disent les li-
béraux. ^
Mes compliments au courageux Sel gemme, je
suis ravi de son opuscule. Ah ! si je pouvais lui faire
avaler le commentaire de Tracy et le Bentham qu'on
vient d'imprimer chez Bossange (1) !
(1) Lettre inédite {collection de M. Aug. Cordier), copie
de la main de R. Colomb .
274
i
' S
LETTRES INÉDITES
1
LXIX
-
. 1
f Au MédIe.^
Milan, le 13 novembre 1820.
t Cher ami, ajoutez la pensée ci-après, auxÇTS peii-'
sées que yous avez déjà, pour' mettre à la fin de MA-
mour. ,
Je vois dans le journal de ce matin [Le Courrier
« Français n' 492, du 24 0(ttobre 1820), que M. de
Jouy, un écrivain distingué, dit encore (1) du mal
d'Helvétius. Helvétîus a eu parfaitement raison
lorsqu'il a établi que le principe d'utilité ou t intérêt,
était le guide unique de toutes les actions de Thomme.
Mais, comme il avait l'âme froide, il n'a connu ni Ta-
mour, ni. Tamitié, ni les: autreâ passions vives qui
créent des intérêts nouveaux et singuliers.
Il se peut qu'Helvétius n'ait jamais deviné ces in-
térêts; il'y a trop longtemps que je n'ai lu son ou-
vrage, ppur pouvoir l'ajBsurer. Peut-être que, par
ménagement pour la facilité, que montre le bon pu-
*■ blic à se'laisser égarer, ij aurait dû ne jamais em-
ployer le mot intérêt et le remplacer par les mots
plaisir ou principe d'utilité.
Sans nul doute, il aurait dû commencer son livre
par ces mots : « Régulus retournant à Carthage pour
« se livrer à d'horribles supplices, obéit au désir
« du plaisir, ou à la voixf de r|ntérêt. »
(1) Voir de VAmour, Edition Michel Lévy, p. 251' et 252.
LETTRJSS INÉDITES ' 275
M. de LoizeroUes marchant à la mort, pour sau-
ver son fils, obéit au principe de rintérôt. Faire au-
trement eût été pour cette âme héroïque, une insigne
lâcheté, qu'elle ne se tût jamais pardonnée; avoir
cette idée sublime crée à l'instant un devoir.
Loizerolles, homma Taifionnable et froid, n'ayant
point à craindre ce râmofds, n'eût pas répondu, au
lieu de^ son fils, à Tappél jdu bourreau. Dans ce sens,
on peut dire qu'il faut de l'esprit pour bien aimer.
Voilà l'âme prosaïque et l'âme passionnée (1).
LXX
A Métilde . . . . fî)
'■ ' (1821?) .
Madame, ■?
Ah ! que le temps me semble pesant depuis que
vous êtes partie I Et il n'y a que ciçq heures et demie!
Que vais-je faire pendant ces quarante mortelles
journées? Dois-je renoncer à. tout espoir, partir et
me jeter dans les affaires publiques? Je crains de ne
pas avoir le courage de passer le Mont-Genis. Non,
je ne pourrai jamais consentir à^ettre les montagpes
entre vous et moi. Puis-je espérer, à force d'amour,
de ranimer un cœur qui ne peut êti'e mort pour cette
passion ? Mais peut-être suis-je ridicule à vos yeux,
ffia timidité et mon silence vous ont ennuyée, et vous
k
•(i) Lettre inédite (C^' ' ig. Cordier), copie de
la main de R. Goloml ."■ ■
*
i. -
•
276 LETTRES INÉDITES
regardiez mon arrivée chez vous comme une calamité.
Je me déteste moi-même ; si je n'étais pas le dernier
des hommes ne devais-je pas avoir une explication
décisive hier avant votre départ, et voir clairement
à quoi m'en tenir?
Quand vous avez dit avec l'accent d'une vérité si
profondément sentie : ah! éant rnieux qu'il soit
minuit ! ne devais-je pas comprendre que vous aviez
du plaisir à être délivrée de mes importunités, et me
jurer à moi-même sur mon honneur de ne vous re-
voir jamais ? Mais je n'ai du courage que loin de vous.
En votre présence, je suis timide comme un enfant,
la parole expire sur mes lèvres, je ne sais que vous
regarder et vous admirer. Faut-il que je me trouve si
inférieur à moi-même et si plat (1) !
LXXl
A Madame ***
>
Berne, le 28 iuin 1822.
Je ne vous ai pas encore adressé VAmour, ma-
dame, parce que je ne suis pas allé à Paris. Après
vous avoir quittée, la pluie et le froid vinrent com-
pléter le malheur commencé par l'absence d'une
société si bonne et aimable pour moi. Je n'ai trouvé
la chaleur qu'à Cannes, où j'ai passé trois jours à
me promener au milieu des orangers en pleine terri^. ,
Me voici en Suisse, paysages admirables, mais i'ai
fl) Lettre inédite {Bibliothèque de Grenoble)^ brouillon.;
LETTRES INÉDITES 277
froid. N'oubliez pas, madame, Tauberge de la Cou-
ronne, à Genève, bâtie depuis deux ans. Demandez
une chambre au troisième, ayant vue sur le lac; on
ferait payer ces chambres dix francs par jour, que
ce ne serait pas cher. Rien de plus beau au monde,
(elles coûtent d^ux francs) (1).
LXXII
Au BARON DE MaRESTE.
Rome, le 23 janvier 1824.
Ce n*est pas ma faute, mon cher ami non marié, si
vous n'avez pas reçu une longue lettre sur la divine
laideron Pisaroni. Je veux vous reporter votre mot
trop court du 7 novembre dernier, avec le timbre
douze janvier 1824; je l'ai reçu, je crois, le 13 jan-
vier. Il pleut, pour la première* fois, depuis le 4. —
Temps sublime! Grandes promenades avec M. Cha-
banais et M. Ampère (2), et de nouveaux amis.
Demandez une communication à M. Stricht ou au
docteur Shakespeare (M. Edwards).
Mille amitiés à la Giuditta (3), à son aimable mari,
à son excellente mère. Gomment se porte le cheva-
lier Michevaux (4)? Que j'aurais de plaisir à bavarder
(1) Lettre inédite. {Bibliothèque de Grenoble,) Brouillon.
(2) J.-J. Ampère.
(3) La i^asta. .' .
(4) Voir Souvenirs d*égotisme, p» 84 et suivatxteS.
•i4
278 LETTRES INÉDITES
avec lui! Dans la Naissance de Parthénope (l),.il y
a eu huit premiers partis à Naples. — Plate musigue,
exécution délicieuse. On attend à Rome la Ferlotti,
jolie chanteuse, qui vaut 25,000 francs pour Paris.
— Mauvais spectacles à Rome. — Hier, charmant
spectacle français *chez M. Demidoff. Mme Dodwell,
la plus jolie tête que j'aie vue do ma vie (2).
LXXIII
Au Même.
!•
' * .' Piris, les mai 1824.
> ■ _ ■
Monsieur et cher Compatriote,
Vous devriez bien me faire une histoire de l'établis-
sement de Topera bouffe à Paris, de ISOff à 1823. Gelar
ferait un beau chapitre de la Vie de Rossini. P^ous
mettrions en note: Ce chçipitre est de M. Adolphe de
Besançon. i
La négociation pour l'impression dudit Rosiini
prend une bonne tournure. J'ai envoyé unf conven-
tion signée de moi ; j'en attends le retour.
Dans cette histoire de l'opéra bouffe à Paris, vous
pourrez fourrer toutes les méchancetés q\ji compo-
sent l'article que La Baume néglige. Leur eoup sera
(1) Titre d'un opéra de Pavesi.
(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier,) Copie
de la main de R. Colomb. ^
\
i v\
LETTRES INÉDITES ^9
biea plils sensible à cet animal de Papillon (1) placé
dans une espèce d'ouvrage historique, où il y a des
faits.
* Vous pourrez donner plus d'étendue et de largeur
à vos accusations de conspifatilon contre le dU opéra.
Je vous conseillerais même d'insérer la*leltre du dit
Papillon à Pcllegrini, Ztiehelli et Cie.
Si vous ne faites pas ce chapitre, il me donnera une
peine du diable à moi qui* ayant été absent, n'ai nulle
mémoire des faits. Vous aurez à épancher vbtre bfle
sur les sottises de radministration de Mme Gatalani
et à montrer votre génie, en esquissant un projet de
constitution J)our cet Opéra; Le bon Barilli, qui a^ous
voit de bon œil, vous donnera tOHs les petits rensei-
gnements dont vous pourrez avoir besoin, entre deux
fottre^ au ph^aon, ,
Si j'avais à proposer une constitution, je nomme-
rais un comité composé de dix hommes louant des
loges à Tannée, ÏFortifîés d'un membre de l'Académie
• et d'un italiep riche établi- à. Paris. Voilà un comité
•de douze personnes qui se réunira une fois tous les
quinze jours. Sur les douze, il y en aura neuf de pré-
sents. Us fieront un rapport au ministre sur les faits et
gestes de T entrepreneur^.
j. Il y aura un entrepr-eneur auquel on donnera Vim-
l presa du théâtre. On ooligera à. fournir le spectacle
> actuel ; spectacle que Ton décrira en vingt articles. Il l
\ recevra 150,000 fr. par an, par 24e, tous les quinze j
?; jours. Or, ces 24®^ né lui' seront pas payés que sur le *
Vu bonà-payer^ président dii comité des amateurs, ^
(1) M. le vicomte Papillon; dé là Pérté, intendant dn mobilier
^•^e la couronne, sous Charles X. .
r
/
/■A
^I-Ç-T».^
28a LETTRES INÉDITES
président élu pçtr eux, de six mois en six mois. Ce
comité présidera aussi au choix des pièces et à l'enga-
gement des acteurs.
Le grand avantage est que ce comité de douze per-
sonnes riches comme le Bailly de Ferette, le duc de
Ghoiseul, M. Gros, peintre, M. de Sommariva,
M. Montroud, défendra dans les salons les faits et
gestes de Tadministration de l'Opéra. Ces discus-
sions feront que les salons* bavarderont de TOpera
buflfa et s'y intéresseront.
Méditez cette idée ; modifîez-là ; prenez l'avis de
La Baume. Tel jeune homme de vingt-six ans lira
notre brochure qui sera ministre dans dix ans. Alors,
il aura la fatuité de croire que nos idées sont les
siennt'S (1).
Tamboust (2).
LXXIV
Au Même.
• Paris, le n décembre 1824.
Que dites-vous de cette préface (3) ? Qu'en diriez-
vous si vous ne me connaissiez pas?
J'ai l'idée de réunir les articles du Salon ainsi que
ceux sur l'Opéra buffa, insérés dans le Journal de-
Paris ,
(1) Voir au sujet de ces questions : Utopie du Théâtre
Italien (Vie de Rossini, chapitre XLIII).
(2) Lettre inédite {Collecïion de M. Aug. Cordier), copie
de R. Colomb.
(3) Probablement la préface placée en tête de la Vie de
Rossini, ire édition en 1824.
LETTRES INÉDITES 2fJl
Pour plaire à la haute société il faudrait :
V Ne jamais imprimer. Tout livre, si petit qu'il
soit, nuit à l'aristocratie ;
2'' Il ne faudrait pas défendre un régicide (1).
Mais jamais je ne pourrais plaire à qui a 60,000 francs
de rente ; car je me fiche sincèrerpent d'un homme
qui a 60,000 francs de rente et cela perce (2),
LXXV
Au Même.
Paris, le 10 novembre 1825*
Que dites-vous.de la chute du 3 pour 0/0?
Je pense que vous êtes mort pour nous, mon cher
ami. Rapportez-moi, en passant, la diatribe contre
V Industrialisme {S), je veux la publier c/iawûf, après
l'emprunt d'Haïti.
M. Ternaux a été aussi Gassandre.
M. Laffitte aussi peu délicat que deux ducs de la
Cour, se disputant un ministère. De plus, je sais par
expérience, qi^e j'aime mieux dîner avec M. le duc
de Laval qu'avec une Demi-Aune, comme Gassan-
dre-Ternaux. Les Thierry a^ppellent cela de l'aris-
tocratie, mais je pense que Victor Jacquemont a
9
(1) L'abbé Grégoire, député de Tlsère en 1819; Beyle lui
donna sa voix comme électeur.
(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier), copie
de la main de R. Colomb.
(3) D'an nouveau complot contre les Industrielsi bro-
chure, Paris, 1825.
24,
2f2' ^ LETTRES iNÉDITES^^
trop d'esl^ril, pour' rester longtemps dans cette
bande .
Df La Palice-XaintrailleS Aîné (1). .
LXXVI , ■;
A V. DE LA Pelouze, r
*
I
Ce mardi, 20 mate 1827.
Monsieur,
Vous souvie'tit-il que vous avez bien \^ouIu nje pro-
mettre, dans le temps, une annonce pour mon voyage
en Italie (2) ?
L'imprimeur de la For est s'est trouvé le très hum-
ble serviteur de la Congrégation, il a mis 50 cartons.
Les Mhambres vont être bien plates pendant un
un mois jusqu'à la discussion de la loi dAmoùy^ à la
Chambre des Pairs/ Ne pourrait-on pas profiter du
moment ? • ^
Je prie M. (Châtelain, M. Mignet ou celui de vous,
Messieuj's, qui fera l'annonce, de me traiter a^èc :
Sévérité,
Impartialité, *
Ju^ce.
L'auleur. a passé 10 ans^.en Italie; au lieu de décrire
des tableaux ou des statues,' il décrit d^ mœurs,
des habitiules morales^ l'art d'aller à la chasse au
bonheur en ftalie.
(1) Lettre inédite {Collection de M.Aug. Cordier). Copie
de'lamairi de R. Colomb.
(2) Son livre : Rome, Naples et Florence en 1817. •
f
9
■ I 1-
LETTRES INÉDftTES 283
/ ■' . '
Je vous sofihslite, Monsieur y^bien dé& succSb dans
cette chassé, -«t suis votre ^
Très humble et très 0bligeant serviteui^ ,
H. BEyLE(l). ^
LXXVIfJ
A Alphonse Gonsolin (2).
Isola Bella, le 17 janvier [iSâSj.
C'est une des îles Borromées où se trouve iine
auberge passable à l'enseigne du Delfino^ nom cher
à tous les Français. C'es^pour cela que je m'y arrête
depuis deux jours à lire' Bandello (3) et un volume
compact de V Esprit *des lois. J'ai assisté au fiasco dé
rOpéra, à Bologne, le 26 décembre, car if y avait
opéra quoiqu'on nous eût assuré le contraire à Flc^
rence. Croyez après cela à ce qu'on nous dit sur ce
qui s'est passé il y a cent ans ! ^ ?
J'ai été enchanté du spectacle de Ferrare. Il n'y
avait de mauvais que la partition du maestro* C'était
Vlsolina de ce pauvre Morlacchi (4). Cet hoihme e^
(1) AM. V. de le Pelouze, rueSainIrHçnoré n* ^40 ou H-i
vis à vis la rue de la Sourdière. '
Lettre publiée par Henri Cordier, dans Stendhal et ses
amis, p. 6 et 7^
(2) AlVornaHssime signore il signor Alphonse Gonso^
lin, piazza Santa Croce^ casa del Dalcone, n* 7671, in
Firenze,
(3) Conteur italien mort & Agen vers 1562. C'est & Bandello:
que Shakespeare emprunta le sujet de Ti^elfth Night. ;,
(4) Fr. Morlacchi 1784-1841, son opéra de Tebaldo et Iso^
lina eut un grand succès.
284 LETTRES INÉDITES
en musique ce qu'est en littérature M. Noël ou
M. Droz. J'ai trouvé Thiver à Ferrare» Ce sont les
plus obligeants des hommes. Un ami de diligence
voulait me présenter partout. L'étranger est rare sur
le bas Pô.
Avant de quitter les environs de Bologne, il faut
que je vous prie de remercier M. Alph. de L. (1)
de toutes les bontés qu'il a eues pour moi. J'ai
trouvé qu'on donnait à Bologne pour 10 écus des
tableaux dont on voulait 200 écus il y a quatre ans.
Si jamais M. de L. M. est curieux du plaisir d'ache-
ter ou de marchander des tableaux, il peut deman-
der à Bologne M. Fanti, marchand distributeur de
tabac et de plus père de la prima donna Fanti. Ce
M. Fanti a un ami qui possède cinq cents croûtes.
On peut se faire un joli cabinet passable avec
10 tableaux de 40 écus pièce, entre autres une
esquisse du Guide.
En arrivant à Milan, la police du pays m'a dit
qu'il était connu de tous les doctes que Stendhal et
B. étaient synonymes, en vertu de quoi elle me
priait de vider les Etats de S. M. apostolique dans
douze heures. Je n'ai jamais trouvé tant de ten-
dresse chez mes amis de Milan. Plusieurs voulaient
répondre de moi et pour moi. J'ai refusé et. me voici
au pied du Simplon.
Venise m'a charmé. Quel tableau que V Assomption
du Titien (2) I Le tombeau de Canova (3) est à la fois
le tombeau de la sculpture. L'exécrabilité des statues
(1) Alphonse de Lamartine» alors à l'ambassade française de
Florence.
(2) A l'Académie de Venise .
(3) A TEglise des Frari.
LETTRES INÉDITES » 285
I • '
I
prouve que cet art est mort avec ce grand homme-.
M. Hayez(l), peintre vénitien à Milan, me semble
vieux moins que le premier peintre vivant. Ses cou-
leurs réjouissent la vue comme celles de Bassan et
chacun de ses personnages montre une nuance de
passion. Quelques pieds, quelques mains sont mal
emmanchés. Que m'importe ! Voyez la Prédication
de Pierre V Ermite, que de crédulité sur ces visages!
Ce peintre m'apprend quelque chose de nouveau
sur les passions qu'il peint. A ^propos de bons ta-
bleaux j'ai oublié mon tableau de Saint-Paul chez
M. Vieusseux. Si vous y songez, rapportez-moi ce
chef-d*œuvre, mais surtout remerciez infiniment
MM. Vieusseux, Salvagnoli, etc., de la bonté avec la-
quelle ils ont bien voulu me faire accueil. Faites, je
vous prie, trois ou quatre phrases sur ce thème et
avec quatre dièzes à la clé.
Dites à Mesdames les marquises Bartoli que je n'ai
rien trouvé à Venise ou à Milan d'aussi aimable que
leur accueil. Là aussi faites des phrases, surtout en-
vers cette pauvre jeune marquise qui s'est imaginé
trouver dans la patrie de Cimarosa les douces mélo-
dies de Mozart.
Que n'avons-nous pas dit de Madame de Tévas avec
Miss Woodcock? J'ai raconté toute Tintrigue de.... ;
j'ai longuement parlé à Gertrude. Figurez-vous que
le roman attendu avec tant d'impatience n'est pas
encore arrivé à Milan, que je me suis repenti de ne
l'avoir pas apporté. Mlle Woodcock me demandait si
son caractère était peint à propos d'une des trois hé-
(1) Fr. Hayez, né k Venise en 1792. Voir aussi Promenadi
dans Rome, H. page 321.
1 * ^ . ?
i
t
1
i 286 ^ LETTRESÛNÉblTES >
i- ■ % '
rdïneji. .I«» vois <|ue non, ïui ai-je dît. Ai-je deviné?
^ Demandez à Madame de 'Kvas ?•
C'est vous îipparemment, Monsieur et cher ami, ou
cherami lout court, si vous le pern\ettez, que je dois
\ remeiviierj^our deux épîtres de fi&ancfes que j'ai reçues
; . à Venise. 1'enez compte dos ports de lettres que vous
' ont coulés les dites épîtres. Quand vous revoirez le
• pays de la vanité, n'oubliez pas que M. de Barrai,
• rue Favart ji' 8, placée des Jtaliens, vous flonnera
; l'adresse dp votre très humble serviteur. J'ai passé
mes soirées à Venise, avec le grand poètç*Bi**atti.
i Quelle différence de cet homme de génie à tous nos
î gens à chaleur artificielle! Jamais j$ ne rapportai à
;: Paris un plus profond dégoût pour ce qu'on y ,ad-
mire ;^ oilà ce qu'il faudra bien cacher. Hayez me
; semble l'emporter même sur Schnetz. Que dire de
[ M. Buratiiycomparé àM. Soumet ou à Mme Tastu (1)?
LXXVÏII
Au Baron, de Mareste.
Paris, le 6 juillet 1828.
Vous: savez que dfe M. de Boisberti m'avait comme
nommé à une place de 1,700 ^ancsaux Archives ^u
royaume. .
Les Aj'chives ont passé à M'.. le vicomte Sîméon.
(y Lettte publiée dan'i là>iiét)ue^ d^s Ùpcuments Histori-
que^, décembre iH'H. ■ '. î
%
« n
' LETTRES IXÉD]i;rES 287
M. Palhuy m'a recommandé à son colIèi,^ue,.Ie chef
de bureau qui a hérité des archives.
Cela posé et bien compris, M. Gilmerl, .chef de
bureau aux Archives, vient de mourir.
Faut-il demander une place de 1,700 francs aux
Archivée? M. Siméon ne s'impatientera-t-il point?
Je rêve à cela depuis deux jours, osj^érant vous
voir au café. ,
Comté DE i/EspjNE (1).
LXXIX
Monsieur Viollet-le*-Duc,
Chef de Divi3ion à 1& Maison du Roi.
(Novembre 182i<i (2).
■■r
Cher et obligeant. ami,
Perihettez que je vous présente M. JLolpt, moi\x
' aiixi. C'est l'un des principaux .propriétaires de la cé-j .!
lèbre fabricjue de cristaux établie à Bâirarat. Le Roi i-
y est allé, on lui a fait des cadeaux, il ne veut pas A
être en re^te. On a emballé iÇ.es jourè-ci dos objets ,
d'art destinés aux propriétaires. de l^acarat. M. Lolot
voudrait avoir quelques détails à ce sujet, trahissez
(1) Lettre inédite {Collection de. M. Aug. Curdiér), copie
de la main de R. Colomb.
(2) La date de cette lettre a pu être fixée, gràc<* à l'allusion,
au discours de M; de Barante. M. de Barante, fut revu à TAca/
demie française, le 20 novemtore 1 828 ; il lit reloge de apn
prédécesseur le comte de Sèze ^(C.S.).
288 LETTRES INÉDITES
en sa faveur le secret de l'Etat et comptez en revan-
che sur toute ma reconnaissance.
Delécluze est invisible cette année, mais si vous
êtes visible le vendredi, j'aurai l'honneur de faire
ma cour à Madame Leduc. Viendrez-vous jeudi à
l'Académie, M. de Barante doit y dire du mal de feu
M. de Robespierre, qui n'a pas de cordons à donner.
Je vous suis dévoué comme si vous en aviez les
mains pleines.
H. Beyle(I).
Ce lundi malin, 71, rue Richelieu.
LXXX
A Alphonse Gonsolin.
N« 71, rue de Richelieu, 10 février [1829].
Enfin voilà signe de vie de votre part. Nous crai-
gnions pour votre santé. Je fais la commission.
M. Duret va faire le buste de madame Bleue (2). Je
le crois assez bien dans cette cour. Ce soir, on joue
^enri ///de M. Dumas. C'est un acheminement au
véritable Henri III politique. Ceci est encore Henri III
à la Marivauji.. Victor Hugo, ultra vanté, n'a pas de
succès réel, dumoins pour les Orie7itales (3). Le corh"
(1) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, par Henri
Cordier. p. 105-106.
(2) Mme Azur. Voir Vie de Henri Brulard.
(3) Comp, € M. Victor Hugo n'est pas un homme ordi-
naire mais il veut être extraordinaire^ et les Orientales
m*ennuient, > Corresp. inéd. II, p. 68.
LETTRES INÉDITES 289
damné fait horreur et me semble iaférieur à cer-
tains passages àQ^ Mémoires de Vidocq (1). Le re-
gistre de la police Delavau (2) a été volé chez un
pauvre vieil espion qui est mort, et Moutardier
rimprime tel quel.
Les Mémoires de M. Bourienne me semblent une
trahison domestique. Il fut renvoyé pour avoir vendu
le crédit du premier consul. Les salons sont indignés
de Terceira (3). La délivrance de l'Islande est assu-
rée. L'extrême gauche a failli se séparer; le grand
citoyen (4) lui a fait entendre raison. Peignez-moi
exactement une de vos journées, sans rien ajouter ni
retrancher par vanité. Ayez la vanité d'avoir de l'or-
gueil et de tout dire.
Relisez la huitième section de l'homme^ par Hel-
vétius, et vous serez considéré
de votre dévoué
COTONET (1).
(1) Les Mémoires de Vidocq avaient paru depuis peu. (Paris
Tenon, 1828-1829, 4 vol.) et Le Dernier jour d'un con-
damné venait d'être mis en vente.
(2) Préfet de police tombé avec Villèle (janvier 1828). — Cor-
resp. inéd., II, p. 68.)
(3) Expédition des réfugiés portugais pour Terceira (18 jan-
vier 1829).
(4) La Fayette. {Corresp. inéd., II, p. 68).
(6) Lettre publiée dans la Revue des documents histori-
ques. Deuxième année.
'iSk
'■ ■■■• ■■-;!
290 LETTRES INÉDITES
LXXXI
Au BARON DE MaRESTE.
Paris, le 17 février 1839.
Voici l'état de la librairie.
Ambroise Dupont a remis ou va remettre son
bilan. Dans cette pièce éloquente, M. Tastu figure
pour 45,000. francs.
Ladvocat aurait fait banqueroute ; lui ou les per-
sonnes dont il est le nom officiel. Mais un spécula-
teur fait paraître sous son nom les Mémoires de
Boiirienne, Ladvocat ou sa maison, totalement
étranger à cette affaire, aura 25 cemtimes ou 40 cen-
times par volume. " >
Docagne et Lefèvre^ sont peut-être sur le point
de remettre leur bilan. Il résulte de ces renseigne-
ments, qu'il y a une grande fortune à faire dans la '
librairie. Les libraires ne pouvant payer comptant,
payent cent francs à l'imprimeur et au marchand de
papier, pour ce qui vaut 50 francs.
Ensuite, le libraire en boutique qui reçfcit réelle- *
ment votre argent et le mien, obtient un rabais de
55 pour cent sur les romans, par exemple. Ce détail
ne mène à rien, il a pour but de vous mettre au
fond de cette affaire. Trois Colombs se réunissent,
apportant 50,000 francs chacun et payant tout comp-
t ant, pourront donner de superbes volumes, comme
les Mémoires de l'Etoile, de Foucauld, que vous
m'avez prêtés, pour trois firancs; car, à qui payerait
comp tant, ces volumes coûteraient trente sous, ou
LETTRES INÉDITES 291
plutôt vingt-huit sous (nous venons d'en faire le
calcul).
La papier d'un seul libraire est bon ; c'est celui de
notre ami Delaunay.
M. Dondey-Dupré passe pour un peu truffatore (1)
Du papier donné par lui ne passerait pour bon qu'au-
tant qu'il aurait une autre signature. On pense que
le jour où il aurait intérêt de manquer^ il le ferait
sans peine.
Je viens de passer Une matinée amusahte avec
l'homme d'esprit (2) qui estimait 4,000 fr. le manus-
crit que vous savez (3). Les deux hotames qui de-
vaient donner 2,000 francs comptant et un billet de
2,000 francs sont en déconfiture. M. Tastu aurait été
charmé de l'ouvrage ; il désire imprimer du. bon et il
estime cet auteur ; mais il est dans une crise hor-
rible. Calburn ne payant pas ce qui est échu le
i^^ janvier dernier, j'aime mieux toucher quelque
chose aujourd'hui que de renvoyer à l'année pro-
chaine.
Vos occupations vous permettent-elles de voir
Delaunay? S'il dit non, pouvons-nous, avec hon-
neur, renouer avec Dondey-Dupré ?
Dans l'état des choses, voilà le seul parti à prendre.
Si j'étais plus jeune, j'approfondirais les idées que je
vous présente, plus haut et je me ferais libraire.
Deux bons et sages amis, comme Colomb et moi,
nous pourrions donner de beaux in-octavo à trois
francs ou deux francs cinquante centimes et gagner
vingt sous par volume vendu. Le public achète énor-
(1) Fripon. — Filou. — Fourbe. — Trompeur,
(2) M. Hector de Latouche.
(3) Celui des Promenades dans Rome.
- ..^-.V" '>•
292 LETTRES INÉDITES
mément; tout sot qui a 8,000 francs de rente se fait
une bibliothèque ; il n'y songeait pas en 1780, ou
même en 1812.
Ghoppier des Ilets (1).
LXXXII
Au Même.
Paris, le 1 mars 1829.
Voulez-vous voir la mine de ces gens faibles et
empesés, qui ont gagné un gros lot à la loterie de la
fortune?
Venez avec moi lundi, vers les onze heures du
matin, au transport du corps de M. le duc Charles
de Damas.
Il habitait le faubourg Saint-Honoré et Saint-Phi-
lippe-du-Roule priera pour lui. Je dis onze heures;
mais j'ignore le moment précis ; tâchez de le sa-
voir.
Venez me prendre au café Teissier (place de la
'Bourse), ou au nouveau café de M. Pique (l'ancien
café de Rouen), qui s'est réfugié au coin de la rue du ^
'Rempart et de la rue Saint-Honoré.
M. Z. m'a fort bien reçu ce matin. Quelle rai-
son supérieure (2) I
(1) Lettre inédite {Collection de M.Aug. Cordier), copie
de la main de R. Colomb.
(2) Lettre inédite (Collection de M. Auguste Cordier),
copie de la main de R. Colomb.
'r"\
LETTRES INÉDITES ' 293
LXXXIII
Au Même.
ft
«. ■
Paris, le 10 mars 1829.
(Café Teissier, vis-à-vis là Bourse).
Je vous remercie sincèrement; je vois que vous
suivez avec intérêt ma pauvre petite affaire. J'ai re*
fait, depuis six semaines, tous les morceaux de l'iti-
néraire de Rome qui me semblaient manquer de
profondeur. II. n'y a pas d'amour-propre à vanter ce
livre, dont les trois quarts sont un extrait judicieux
des meilleurs ouvrages. Si j'avais épousé la fille sans
jambes de M. Berlin de Vaux, j'aurais six mille
francs de ces deux volumes (1). M. de Latouche m'a
dit quatre mille.
Si M. Ladyoca^t en donne quatre mille francs, ce
ne sera que trois mille six cents, à cause des escomp-
tes à payer à M. Pourra. Je pense que nous serions
heureux d'en avoir trois mille. Comme j'ai besoin
d'argent^ suivant laphrase dés vendeurs de meubles,
je le donnerai même à moins ; mais réellement c'est,
dommage. Aucun être, bien élevé, n'ira à Rome,
sans acheter cet itinéraire.
Il faudrait que vous eussiez la bonté de voir
Mirra (2), je ne l'ai pas assez cultivé; il m'écrit avec
un Monsieur en tête.
(1) Tout ceci concerne les Promenades dans Rome.
(2) C'était le fils de Brunetf le célèbre acteur des Variéti
fi ?
294 '. LETTRES INÉDITES
Le brave Colomb pioche ferme avec moi^ tous les
matins (1). Je suis prêt à livrer les deux volumes ;
j'ai de quoi en faire trois. --.^
Je puis, comme disent les marchands, ffircer en \\
anecdoleSy ou forcer dans le genre instruetif. '
J'étais avec Âmica (2) à la représentatiott: Bouffé ;
c'est une attrape incroyable. II semble qi^une des
nouveautés, la Recette, n'a pas été terminée.
M. Ladvocat devrait placer vis-à-vis le titrèjProme- ',
nades dans Rome, une vue de Saint- Pierrç (3), cela
soulagerait beaucoup l'attention du lecteurqui n'est
pas à Rome. J'espère que vous serez contint de la
description du Vatican et de Saint-Pierre. A cela, il
n'y a d'autre mérite que la patience.
Le général Claparède était en grande loge avec là
Noblet (4) ; cela m'a choqué. — J'ai été content de la
figure napolitaine de la duchesse d'Istrie. — Félieie,
des Variétés, avait l'air d'un mulet de Provence, fier
de porter son panache.
P. F. PiouF (5).
LXXXIV
Au Même.
Paris, le 19 septembre 1830.
Avez-vous touché quelque argent? Moi, j'ai
cent francs le 1®^ octobre et cinq cents le 8, mais, en
(1) Cela a duré pendant près d'une année (Note de R. C.)
(2) Mme de Ménainville.
(3) C'est ce que fit M. Delaunay, pour la !■'" édition en
2 volumes in-8®.
(4) Danseuse de TOpéra; elles étaient deux tours. (R. C.)
(5) Lettre inédite (Collection de M> Auguste Cordier),
«copie de la main de R. Colomb.
i
■ V»
lETTRES INÉDITSS
295
attendant, je suis comme la cigale qui a chanté.
Les apparences sont toujours superbes du côté du
Consulat. — Mme de T.., (4) est admirable pour moi ;
je lui devrai tout^ tout simplement.
MicHAL père {2\,
%
LXXXV
ÂD Même.
Paris, le 26 septembre 1830.
Cher ami, mardi il y avait une ordonnance qui
nommait Dominique, consul à Livourne. Probable-
ment le crédit d'un M. de Formont Ta fait déchirer.
Par ordonnance d'aujourd'hui, Dominique est nommé
consul à Trieste. In mezzo ai barbàri (3). Par un reste
de bonté, le Ministre a fait porter les appointements*
à quinze mille francs (4).
LXXXVl
A M. LEVÂVASS^^R, Editeur a Paris.
PariB, novembre 1830.
En vérité. Monsieur, je n'ai pluala tête.à co.rriger
des épreuves.
(1) Mme Victor de Tracy.
(2) Lettre inédite (Collection de M. Aug. Cordier)» copie
de la main de R. Colomb.
(3) Sous Vœil des barbares^ comme dirait le stendhalien
Maurice Barrés.
(4) Lettre inédite {Collectton de M. Aug. Cordier), copie
de la main de R. Colomb.
\
WK -I
I
296 LETTRES INÉDITES
. Ayez la bonté de bien faire relire les cartons.
G*est avec le plus grand des regrets que je me prive
:du plaisir de dîner avec vous et avec M. Janin. Que
j'aurais voulu avoir une plume pour adoucir la gros-
sesse de Mathilde!
Puisse ce roman être vendu, et vous dédommager
des retards de l'auteur. Je croyais qull serait imprimé
à deux feuilles par semaine, comme Armance^
Je vous demande comme preuve d'amitié. Mon-
sieur, de ne pas laisser vendre un exemplaire sans les
cartons.
• Veuillez envoyer les lettres à M. Colomb, n"* 35,
rue Godot-de-Mauroy.
Agréez tous mes regrets de ne plus vous revoir
cette année, et tous mes remerciements pour vos
bons et aimables procédés. H. Betle.
Bien des compliments au puissant M. Courtepi..,
aristarque du quaiMalaquais (1).
LXXXVII
Au BARON DE MaRESTE.
' Venise, le 3 février 1831.
Grand Sbaglio (2).
* Dominique n'a jamais été assez courtisan pour
avoir la ^ aux affaires étrangères. Il a dit : « Tôt
(1) Cette lettre a été écrite avant le 6 novembre 1830, date
du départ de Beyle pour l'Italie. Le Rouge et le Noir, dont il
est question, a paru chez Levavasseur, en novembre 1830,
daté 1831. — Cette lettre fait partie de la collection StassarU
h TAcadémie royale de Belgique, Bruxelles, -et m'a été obli-
geamment communiquée par M. le vicomte S. de Lovenjoul.
(2) Grande bévue*
LETTRES INÉDITES 297
OU tard un ministre de l'intérieur homme d'espHt,
dira au King : « Les Bignon, les Ancelot, les Ma-
c litourne, tous les gens de lettres, un tant soit peu
c au-dessus de la médiocrité, ont eu la ^ de Char-
f les X. Je propose à V. M. de la donner à MM. Bé-
X ranger, Thiers, Mignet, Dubois, du Globe ^ Ar-
« taud, traducteur d'Aristophane^ Beyle, Mérimée,
« Vatout, »
Voilà toute l'étendue de ma présomption, comme
dit Othello. Par le ministère de l'intérieur unique-
ment. — Tant mieux si Apollinaire (1) a parlé au gé-
néral Sébastian!. Sûrement à mon ministère, si Von
compte les campagnes (à moins que votre envie
ne me nie Moscou), j'aurais un peu droit; mais ja-
mais je n'ai eu cette idée. — Toujours par un mi-
nistre de l'Intérieur, homme d' esprit j et je parie
•qu'avant deux ans, nous aurons des gens d'esprit.
Les bêtes ne peuvent pas durer dans une machine
où il faut INVENTER dcs mesures, des arrestations de
MM. SambacetBlanqui, etenGn des proclamations.
Ne vous plaignez pas de ma mauvaise écriture, je
suis dans un pays barbare. Hier, j'achète de la cire
pour cacheter une lettre à Colomb, avant d'être à la
poste, la lettre s'était décachetée dans ma poche.
Que vous dirai-je, de l'encre, de la plume? — Je
suis de votre avis sur le nouveau et futur séjour de
Dominique. Comme vous êtes des rétrogrades en-
croûtéSyje ne vous écris rien là-dessus depuis un
mois. Marie-Anne d'Autriche, ou une autre reine,
disait au cardinal de Retz : € Il y a de la révolte à
c tinnoncer qu'on se révoltera. »
(1) Comte d'Ârgout.
■ ■■■ ^'5
298
LETTRES INÉDITES
Je pense comme vous; votre frère n'ayant déve-
loppé aucune individualité, ayant été convenable
comme M. de Croisenois et rien de plus, ne peut
inspirer aucun attachement. Il n'y a p^ de magie
dans son nom, dirait M. de Salvandy. Dofnc, tout fi-
nira par six mois à! extrême-gauche. Ihync Apolli-
naire, s'il a quelque bienveillance pour Dominique,
ce dont il est permis de douter, profitera des. mo-
ments que le destin lui laisse, pour dire au général
Sébastiani :
« Le pauvre garçon vient de recevoir Un fier souf-
flet; il quitte la première ville de commerce du con-
tinent (900 vaisseaux entrés, 890 sortis en 1830,
sans compter un immense cabotage. Cette paren-
« thèse est pour vous). Donc, on le renvoie d'une
< ville superbe,: pour le jeter dyis un trou, qui res-
< semble fort à Saint-Gloud ; si ce n'est qu'il esfroeau- .
« coup plus laid. C'est un ancien serviteuijj il a»
« quarante-huit ans, dont quatorze à l'àrrriiëe ; il
« a vil Moscou et Berlin, comme vous, général^ donc
« la ij^. » '
Toute plaisanterie à part, vous n'avez pas d'idée de
la supériorité dont jouissent les Consuls crucifiés sur
les autres. Rien ne se fait que pour le bonheurd'être
admis souvent aux dîners et aux soirées du Gouver-
neur (1). -,
(1) Lettre inédite (Collection de M. Aug, Cordier), copie de
la main de R. Colomb.
1
j
LETTRES INÉDITES 299
LXXXVIII
Au Même.
Trieste, le 16 mars 1831.
Enfin, cher ami, ce matin j'ai reçu la lettre de
voyage, dont voici copie.
Paris le 5 mars 1831.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous annoncer que le
Roi a jugé utile au bien de son service de vous nom-
mer (Consul de France à Civita-Vecchia, et que S. M.
parla môme ordonnance, en date du S de ce mois,
a déèigné pour vous remplacer M. Levasseur, qui se
dispose à se rendre prochainement à Trieste. Vous
voudrez bien, toutefois. Monsieur, ne pas quitter ce
poste avant l'arrivée de votre successeur, et sans lui
avoir fait la remise régulière des papiers delà chan-
cellerie du Consulat. Je vous:' préviens en même
temps. Monsieur, que je vais envoyer votre brevet à
l'ambassadeur du Roi à Rome, en l'invitant à vous le
^ transmettre directement à Civita-Vecchia, aussitôt
que, par ses soins, il aura été revêtu de Texequatur
: du gouvernement pontifical. Sa Majesté ne doute pas
.. du zèle, etc. IL Sébastiani.
«
Pas un mot des appointements ; sans doute, ils
V: sont barbarement réduits à 10,000 francs ; sur quoi
■'.' îl faut entretenir un Chancelier. La Chancellerie
; rend 475 francs, au plus.
Maintenant M. de Sainte-Aulaire m'aimera comme
I
t
300 LETTRES INÉDITES
M. Guizot m'a aimé. La rancune d'auteur se fera
sentir, h* Histoire de la Fronde est fort modérée
comme les écrits politiques du Guizot.
Mais l'influence de l'excellent Apollinaire me
semble suffisante pour que Sainte-Aulaire ne me
fasse pas de mal. Il passera là un an, tout au plus.
Un gouvernement à bon marché aura à Rome un en-
voyé avec 30,000 francs et un Consul général pour
les Etals Romains, avec 8,000 francs. L'essentiel,
comme vous l'aurez vu, si vos occupations vous ont
permis de parcourir la lettre au grand peintre (1),
l'essentiel est que Régime (2) me permette de passer à
Rome le carnaval et quinze jours par mois, pendant
le reste de l'année, excepte dans les grandes cha-
leurs. M. Dumoret, consul à Ancône jadis, passait
six mois à Rome.
Civita-Vecchia, malheureusement, est un peu
révolté ; j'aurai bien à souffrir du mauvais esprit des
habitants. On chassera les plus égarés. Je pense
qu'on se sera assuré d'avance de l'exequatur de Do-
minique. On a une dent bien longue contre tout
animal écrivant. Pourquoi écrire? Si tous les impri-
meurs étaient chapeliers ou tailleurs de pierre, nous
serions plus tranquilles.
Je vous prie d'engager Apollinaire de me recom-
mander à M. Régime, s'il est encore à Paris. « Ce
(( pauvre diable, dira-t-il, est tombé. Permettez-lui
« de se consoler en admirant les ruines de la ville
« éternelle. Lui-même est une ruine, quarante-huit
« ans d'âge et triste débris de la campagne de Russie
« et de dix autres, Vienne, Berlin, etc. » Mais je ré-
(1) M. Horace Verne t.
(2) Le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Rome.
1
LETTRES INÉDITES 301
fléchis : Régime a, cependant, dû être jeune une
fois. Par exemple, en 1800, quand j'étais dragon,
que diable était-il, lui (1)?
LXXXIX
A Jv. . •
' Trieste, le 1 mai 1831
Monsieur et cher ami.
Le 5 mars dernier, j'ai perdu le tiers de mon petit
avoir, j'ai été nommé consul à Givita-Vecchia. Pour-
riez-vous écrire à M. de Sainte-Aulaire, pour qu'il ne
me fasse pas de mal.
Vous savez, Monsieur, qu'un jour, M. Guizot
était fort bien pour moi, deux jours après il était in-
différent, vingt-quatre heures plus tard hostile.
Donc j'ai un ennemi dans la société doctrinaire.
On a toujours permis au consul de Civita-Vecchia
d'avoir un pied à terre à Rome. La tempête me poussa
en 1817, à Givita-Vecchia. Gela est un peu plus
grand que Saint-GIoud et la fièvre y règne deux mois
de l'année. 11 n'y a que 14 lieues de ce beau port de
mer à Rome. Aussitôt l'arrivée à Trieste de M. Le-
vasseur, mon successeur, je partirai pour Rome. M.
le comte Sébastiani m'annonce qu'il envoie mon bre-
vet à l'ambassadeur du roi, à Rome, avec prière de
(1) Lettre inédite (Collection de M, Aug, Cordier), copie 1
de la main de R. Colomb.
; r
»
302 LETTRES INÉDITES
me le transmettre directement à Civita-Vecchia, aus-
sitôt qu'il aura été revêtu de Texequatur du gouver-
nement pontifical.
■: H Si flous pouvons obtenir que M. de Sainte-Aulaire
V ne me fasse pas de mal, ce sera un grand point. Au '
bout de quelques mois , nous pouvons avoir un chargé
d'affaires non doctrinaire, non hostile à mon chétif
individu. M. de Latour-Mauhourg, par exemple eût
; été excellent pour moi ; il n'est point écrivain et écri-
- vain dans le genre emphatique.
Je vous remercie sincèrement de ce que vous avez
■ fait pour la ^. Je vous demande votre bienveillance
auprès du successeur, qui peut-être ne tiendra pas
an Globe, dçntj'ai çu letort^de me moquer.
Je lis vos œuvres avec grand plaisir dans le Moni-
teur. ' ' -
Je vous félicite de la croix donnée à ce pauvre
diable de Corréard et autres naufragés.
Agréez mes remerciem^cnts et mes respects.
H. Beyle (1).
XG
»
Au BARON DE TVIaRESTE.
■
Civita-Vecchia, le lo mai 1831.
Malgré l'imprudence, je vous dirai une bouffon-
nerie déjà ancienne, mais vérissime. Contez-là à iDe
Fiorë.
(1). «Lettre publiée ddns Stendhal et ses amis par HeDri
Gordier, p. 60-61.
ji
*
%
r
LETTRES INÉDITES 303
Il y avait disette abominable dans tout TEtat. Ar-
rivent à Civita-Vecchia, quatre vaisseaux chargés de
blés d'Odessa. Au lieu de les envoyer faire quaran-
taine- à Gênes, le gouverneur les fait mettre à la Rota
(on jette une ancre; le vaisseau s'y attache avec une
^ corde et tourne, selon le vent, rotay autour de Tan-
cre). Lé gouverneur écrit au ministre ces précieuses
paroles :
« Les quatre bâtiments chargés de blé sont arrivés.
« Ils ont passé à Constantinople ; leur patente est
< done des plus sporche (douteuses). Mais vu la
« disette, je les ai mis à la Rota, et je prends la bar-
^ « diesse d'envoyer un courrier à V. E., pour lui de-
« mander des ordres. »
Réponse : « J'ai reçu votre courrier, etc.. etc.
« Puisque les quatre vaisseaux sont à la Rota, nous
« attendrons la décision de ce très saint tribu -
« nal (1). »
N'est-ce pas Arlequin ministre (2)? '
XCI
Au MÊME.
Rome, le 30 juin 1831.
L'opium a suspendu les douleurs plutôt qu'il ne
m'a guéri; je suià très faible. J'ai passé plusieurs fois
(1) Le célèbre tribunal de la RotSt à Rome, est composé de
douze prélats de différentes nations catholiques, revêtus du titre
d'auditeurs (R. G.)
(2) Lettre inédite {Collection de M. Aug. Cordier), copie
de la main de R . Colomb.
.-r—'wr^"
804 LETTRES IN.^DITES
six jours avec un verre de limonade. J'ai eu uneln-
flammaUon d'estomac me donnant horreur pour
toute espèce d'aliments ou de boissons. Je n'ai pas de
grandes douleurs depuis le 15 juin. — Dissolution
complète et sans remède chez vos amis. Si j'avais un
secrétaire, je vous en dirais long. Le malade ne peut
vivre. Mille tendresses à nos amis. Qu'ils me voient
faible et non froid.
Baron Relguir (1).
XCII
V
A Henri Dupuy.
r
CivitA-Vecchia, le 23 juio 1835.
Je suis extrêmement sensible, Monsieur à votre
offre obligeante. J'ai pris la résolution de ne rien pu-
blier tant que je serai employé par le gouvernement.
Mon style est malheureusement arrangé de façon à
blesser les balivernes, que plusieurs coteries veulent
faire passer pour des vérités.
Dans le temps, j'ai eu le malheur de blesser la
coterie du Globe. Les coteries actuelles, dont j'i-
gnore jusqu'au nom, mais qui, sans doute, veulent
faire fortune, comme le Globe, nuiraient par leurs
articles à la petite portion de tranquille considéra-
tion qui doit environner un agent du gouverne-
ment.
(1) Lettre inédite {Collection de M. Aug, Cordier)^ copie
de la main de R. Colomb.
LETTRES INÉDITES 305
' Si nous devions entrer en arrangement, je ne
vous dissimulerais pas un obstacle terrible : je ne
suis pas un charlatan, je ne puis pas promettre à un
éditeur, un seul article de journal.
Si jamais je change de dessein, j'aurai Thonneur,
Monsieur, de vous en prévenir. L'action du roman
esta Dresde en 1813. Avant de traiter avec toute
autre personne, j'aurai l'honneur de vous prévenir,
mais je compte me taire huit ou dix ans.
Agréez, Monsieur, les assurances de la parfaite
considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être.
Votre très humble et très obéissant serviteur.
H. Beyle.
P; S. — Si vous rencontrez cet homme de tant
•d'esprit. M***, je vous prie de lui dire que bien sou-
vent je regrette sa piquante conversation (1).
XCIII
A Sutton-Sharp, Londres (2).
Rome, le 24 novembre 1835.
En échange des nouvelles intéressantes que vous
me donnez, cher ami, je vous envoie quelques cro-
quis biographiques ; ils vous donneront une idée de
{{} A M. Henri Dupuy, imprimeur-libraire, 14, rue de la
Monnaie, Paiis. Lettre inédile {Bibliothèque de Grenoble).
(2) Cette lettre figurait dans la copie fournie par M. Romain
Colomb pour les deux volumes de Correspondance inédite,
désignés sous le titre d'Œuvres posthumes, dans l'édition
26.
306 LETTRES INÉDITES
la manière dont on traite ici les affaires. D'ailleurs,
pendant un voyage en Italie, vous pouvez rencon-
trer ces individus dans quelques salons, et alors ces
renseignements acquerraient un véritable intérêt. ,
i
TARTARIE CHINOISE
PRI^XIPAÛX HONNÊTES GENS DU PAYS.
#
.Probité. — Talents. — Lumières. ^— Naissance*
^, M... était conducteur de fiacre à Rome. Créé
chevalier par Pie VU pour avoir affiché les excom-
munications contre Napoléon à la porte de Sainte
Jean-de-Latran, on lui donna en outre la ferme du
des ŒAvres complètes de Stendhal, publiée par là maison
Michel Lévy frères, en 1854-1855.
Elle portait le No CCCXX1, et était paginée^sîir l'épreuve :
p, 2?0, 221, 222, 223, 224, 225. t. ii.
M* Julien Lemer, chargé par l'éditeur du classement et de la
revision de l'œuvre complète, avait lu cette lettre en manuscrit
et en épreuve. Surpris de ne plus la retrouver dans Jes volumes
définitifs lors de leur mise en vente, il parviné à trouver, à
l'imprimerie Simon Raçon, une épreuve en première de ce
curieux morceau, criblée de corrections typographiques, qu'il
fit encarter et relier dans l'exemplaire de sa bibliothèque.
C'est d'après cet exemplaire uni^uei que nous reproduisons
ici cette lettre, grâce à Tamabilité de M. Lemer. -^
LETTRES INÉDITES 307
1
tnacinato (de 'la fariiie), source de gains énormes
pour c^ fermier général. Riche, superbe, prepotente
(abusant de son crédit), protecteur de celte affreuse
canaillç, inconnue hors de Tltalie, nommée les sbirri;
chef des Transie vérins en mars 1831, lors de la ré-
volte de Bologne.
M. M... (Paul), maestro di casa^ intendant du
comte F... et maître absolu du cœur de ce ministre^
possède un grand nombre d'emplois. Ami intime
de M...., qu'il aida jadis à afficher les excommuni-
. cations, action qui n'était pas réellement périlleusey
mais qui, sans doute, le paraissait beaucoup à leurs
yeux.
* M. M..., vend les grâces, escamote les adjudica-
tions, prélève une part sur le prix des fermes adju-
gées par le gouvernement. Les sels et les tabacs, qui
rendaient douze cent mille écus, ont été adjugés à
MM. T..., M... et Gie pour huit cent mille écus. Il est
vrai qu'à monsieur il en rend quelque chose : on
comprend que ce monsieur est M.... M. M... a rendu
des services grands, aux yeux du ministre actuel, en
enrôlant les Tranfeteverins et la canaille de toute
espèce, lors de la révolte en mars 1831, M. M... était
uni à M..., N... et G... le B....
Comte F..., quelque esprit naturel, sans talents
administratifs, chargé de dettes qu'il voudrait payer.
Son jugement est assez sûr pour voir qu'il en est au
commencement de la fin. Le beau sexe est Tobjet de
ses attentions ; ami du brio de la princesse D...,
F... est rusé et fin politique.
Monseigneur V... G..., gouverneur de Rome et dir
recteur général de la police, furieux, arbitraire, sans
aucun talent, adonné au yin.
m\ j.jii
310 LETTRES INÉDITES
ainsi que de grosses sommes de Léon XII; il les ga-
*gnait, assure-l-on, par des crimes ou plutôt, ce me
semble, par d'affreuses injustices.
Le comte V... d... de S... y directeur àel Botto e
Registre, a plusieurs autres^ emplois : homme à ren-
voyer bien vite; jésuite, fripon, ennemi de toute
pensée libérale.
T... M..., bon dessinateur, jésuite, espion, il s'in-
troduit dans leç maisons comme maître de dessin ;
Tun des grands affîdés du cardinal B... et du gouver-
neur ; il rend de nombreux services à ces messieurs ;
un des principaux agents de la haute police du pays ;
coquin complet ; un des grands prêtres du culte
grec.
M. L..., cardinal de V..., eut le talent de s'intro-
duire dans les loges des francs-maçons et ensUite
révéla les secrets, s'il y en a, et donna la liste tles
frères. Dévoué aux jésuites, rusé politique, grand
ami et confident du cardinal B...; du reste, employé
supérieur à l'administration del Botto e Registre.
Les frères G..-, J..., présidents du tribunal de com-^
merce, insignes fripons. J..., ennemi jusqu'à la.fù-
reur^de tout sentiment généreux ; ne respirant que
des supplices pour les partisans du progrès ; entre-
preneur de l'éclairage de Rome. Espions politiques,
les deux frères fréquentent habituellement le cabinet
littéraire de Cracos al Corso. Outre les deux frères
G..., on rencontre dans ce cabinet l'abbé S... de G...
de T..., espion, le comte M..., l'avocat don D... d'A...
de F..., et beaucoup d'autres individus dévoujés -au
gouvernement qui, en récompense des services qu'ils
lui rendent, leur donne les moyens de voler impu-
nément.
LETTRES INÉDITES 311
Voyons maintenant ces coquins en action.
Il existe beaucoup de tribunaux civils et criminels,
et Faujtocrate suprême en crée au besoin. Ce sont de
véritables coinmissions, comme celles du cardinal
de Richelieu.
UUditore santissimo est le grand ministre de
cette partie de l'administration si funeste au public ;
un rescrit santissimo, on interrompt le cours de la
justice, on impose silence au bon droit.
L'un des tribunaux les plus pernicieux est le tri-
bunal du commercé, composé de deux imbéciles, et
d'un des voleurs les plus effrontés et les plus adroits,
qui en est le président. Son principal moyen de faire
k ^e l'argent est de protéger les banqueroutiers frau-
duleux; il leur vend, d'abord, un sauf-conduit ^ et
ensuite un provisoire (une pension alimentaire),
jusqu'à la formation dello slato j)atrimoniale^ ou
bilan définitif de la banqueroute. Par exemple, dans
la banqueroute Santangeli et Paccmci, ils ont accordé
^ à ces messieurs un provisoire de soixante écus par
I mois. On calcule que, sans compter ce que les juges
obtiennent de cette manière, leurs droits patents
absorbent environ le tiers de l'actif de la banqueroute.
Les négociants honnêtes n'obtiennent jiistice qu'au
moyen de leur crédit particulier ; c'est-à-dire par
fa l'injustice.
'. > C'est encore par le moyen de Vuditore santissimo
\ -^ que des familles patriciennes ou d'autres, après s'être
-[.rainées par leurs fortes dépenses, obtiennent un
,'fùdministrateur. Elles indiquent ordinairement le
^iajet qu'elles désirent et .qu'on leur accorde toujours.
, |3'est, en général, un cardinal, qui délègue un mon-
* \îgnor avec les plus amples pouvoirs. Ce prélat com-
312 LETTRES INÉDITES
mence par suspendre toutes les procédures dirigées
contre son administré ; il ne paye personne, mais, en
revanche, force tout le monde à payer ce qui est dû
à son administré ; tout le crédit du cardinal et du
prélat est employé à activer les rentrées; qui pourrait
résister à une telle puissance ?
Monsignor F... avait tous les goûts dispendieux;
il fit environ trente mille écus de dettes. Pressé par
ses créanciers, il eut recours au pape, qui lui fit
cadeau de trois mille écus pour faire un voyage, et,
par un rescrit sanlissimo, il fut défendu aux créan-
ciers d'agir contre la personne sacrée de monseigneur
ou contre ses propriétés. Monsignor N..., indice di
signatura, obtint un semblable rescrit santissimo.
Feu monsignor M..., de la secrétairerie d'état,
vola une grande partie de leurs biens à ses pupilles ;
il achetait les juges par des emplois, ou les gagnait
au moyen de son crédit; tout cela a été prouvé
par pièces authentiques.
Il est presque inutile d'ajouter que le régime le
plus arbitraire règne dans les formes de procéder de
tous les tribunaux criminels; ils ne se font pas faute
de perquisitions, de détentions préventives, etc., etc.
Le plus infâme de ces tribunaux est, sans contre-
dit, celui du vicaire, qui a conservé les formes em-
ployées par rinquisition espagnole. Ainsi, le procès
est secret et l'accusé ne peut avoir de défenseur;
on y envoie aux galères, ou on condamne à de for-
tes amendes ceux qui oublient de faire leurs pâques.
Il est vrai qu'avec un protecteur ou, à défaut, avec
de l'argent, on parvient souvent à adoucir les ri-
gueurs des terribles juges du tribunal du vicaire. .
Le cardinal D... a chez lui la femme d'un co'
i ^
\ ■
LETTRES INÉDITES 313
îF, qu'il fait retenir aux galères pour un léger dé-
La moindre affaire de ce genre serait semère-
nt punie chez un laïque, à moins, cependant, que
aïque n'eût de puissants protecteurs, auquel cas
tlui est permis.
XCIV
A Paul de Musset.
Juin 1839.
e pense bien, Monsieur, qu'il vous est assez égal
plaire à un lecteur de plus, mais permettez-moi
me donner le plaisir de vous dire combien je suis
hanté d'Un Regard (1). Cela est délicieux et ce
semble parfait. Dans un sujet si scabreux, et
tant naturellement à l'emphase, il n'y a pas une
ces lignes sublimes qui inspirent si bien au lec-
r la volonté de fermer le livre.
Ille Rachel a su charmer le public, parce que
is le siècle de l'exagéré, elle a su marquer la pas-
1 sans Toutrer. Votre conte de ce matin présente
ctement le même mérite. Si vous avez le cou-
e de continuer, et de ne jamais tomber dans
aphase, vous atteindrez sans nul effort et sans
le image exagérée à une place qui se trouvera à
i près unique dans notre littérature,
lais quel besoin avais-je de cette lettre, direz-
is ? C'est moi. Monsieur, qui avais le besoin de
) Un Regard, roman par Paul de Musset, 1839.
27
314 LETTRES INÉDITES
IJ2 VOUS dire combien je suis étonné . d'une tel
semce d'emphase, et peut-être y a-t-il bien
[nen< personnes à Paris qui pensent comme moi.
conti • rester simple.
rêva On paraît froid quand on s'écarte de raffecta
à so la mode, mais aussi rien de plus ridicule que 1(
prél illisible) de Tan passé et T homme qui ose le bn
résii un vernis charmant d'originalité. Je pense qu
M souvent vous êtes tenté par l'apparition de qi
il fi ' belle phrase emphatique, songez alors qu'il y
ses nombre de gens qui aiment le simple, le natu
cad ' style des Lettres de Pline, traduites par M. de
par Depuis J.-J. Rousseau, tous les styles sont e
cie: .sonnés par l'emphase et la froideur,
ou Agréez les hommages et les compliments de
^^S CoTONET (i;
vo
il
P . XCV
P A. H. DE Balzac.
te
d • (185
^ . Mon portier, par lequel je voulais vous envo;
^' Chartreuse comme au Roi des Romanciers di
P sent siècle, ne veut aller rue Cassini, n° 1 ; il pi
LETTRES INÉDITES 315
de rObservatoire, en demandant, voilà ce qu'on
m'en a dit.
Quelquefois vous venez, Monsieur, en pays chré-
tien, donnez-moi donc une adresse honnête, par
exemple chez un libraire (vous direz que j'ai l'air de
chercher une épigramme).
Ou bien envoyez prendre le dit roman rue Godot-
de-Mauroy, 30 (Hôtel Godot-de-Mauroy).
Si vous me dites que vous l'enverrez quérir, je le
mettrai chez mon portier. Si vous le lisez, dites-m'en
votre avis bien sincèrement (1).
Je réfléchirai à vos critiques avec respect.
Votre dévoué,
Frederick (2).
Rue Godot-de-Mauroy, n° 30.
Vendredi 27.
XCVI
Au D^ Laverdant (3).
Civita-Vecchia, 8 juillet 1841.
Je vous prie, Monsieur, d'excuser le long retard de
ma réponse. M... (4) m'a remis la lettre que vous
■n'avez fait l'honneur de m'écrire au moment où l'on
me soumettait àhuitsaignées.C'estunaccèsde goutte.
Je n'ai presque plus la faculté de penser.
(1) Voir l'article que Balzac écrivit sur la Chartreuse dans
la Revue Parisienne, p. 278.
(2) Lettre publiée dans Stendhal et ses amis, par Henri
Cordier, p. 70-71.
(3) N*' 6, rue de Tournon, à Paris.
(4j En blanc dans Toriginal.
316 LETTRES INÉDITES
Puisque le hasard a fait tomber mes idées sous vo
yeux, je vous dirai que la décadence de la langue la
tine(l) après Claudien me représente l'état dufran
çais de 1800 à 1841.
On ne disait plus par exemple : « Les pauvre
« assiégeaient le palais des riches, mais la pauvret
« assiège le palais de la richesse. »
Faute d'idées, on s'attachait à Ségur. Voilà le gran*
vice du moment. Ou je me trompe fort, ou la proli
xilé de nos grands prosateurs ne sera que de l'ennu
j)ourl880.
Si vous aviez des doutes, monsieur, supposez 1;
première paf2:o du Henri IV de Tallemant des Réau:
trathiite en français de 1841 par un des grands pro
sateurs actuels. Cette page de Tallemant produirai
six pages de M. Villemain. Je choisis exprès ui
homme de talent.
(^ette idée m'a porté à faire attention au fond e
non à la forme. Plût à Dieu, au milieu de l'ennui ac
tuel, qu'il nous arrivât un bon livre écrit en patoii
auvergnat ou en provençal. Voyez ce que produi-
raient nos prosateurs traduits en allemand ou en ita-
lien .
Adieu, monsieur, je me réserve de vous répondre
encore quand je serai moins tourmenté.
Agréez l'hommage de mes sentiments les plus dis-
tingues.
H. Beyle (2).
;i) La lettre n'est de la main de Beyle qu'à partir de ce mot.
12) Lettre publiée dans la Vie littéruire (6 juillet 1876),
journal fondé par un stendhalien bien connu, M. Albert Colli-
}^non, auquel Ton doit une étude très consciencieuse : VArt e
ta vie de Stendhal, 1 voL, Germer-Baillière, 1869.
TABLE
lendhal et les Salons de la Restauration
SOUVENIRS D'ÉGOTISME
tiapitre premier , i
tiapitre ii 10
hapitre m 21
hapitre iv 26
bapitre v 34
bapitre vi 55
bapitre vu 60
hapitre viii 84
bapitre ix 99
hapitre x 107
hapitre xi 120
hapitre xii 124
LETTRES INÉDITES
I . — A sa sœur Pauline 131
II. — A la même 133
m. — A Edouard Mounier 130
IV. — Au même 141
V. — A sa sœur Pauline 144
VI. — A Edouard Mounier • 146
VII. — Au même 147
Vm. -^ Au môme 150
318 TABLE DES MATIERES
IX . — Au môme
X. — A son père
XL — A Edouard Mounier
XII . — Au même
XIII. — Au même
XIV. — Au même
XV. — Au même
XVI. — Au même
XVII . — Au même
XVIII. — Au même
XIX. — A Mélanie Guilbert
XX . — A la même
XXL — Mélanie Guilbert à Henri Beyle
XXII. — A sa sœur Pauline
XXIII. — A la même
XXIV. — A la même
XXV. — A la même
XXVI. — A la même
XXVIL — A Edouard Mounier
XXVIII. — A sa sœur Pauline
XXIX. — Mélanie Guibert à Henri Beyle
XXX . — A sa sciiur Pauline
XXXI . — A la même
XXXII. ~ A la même
XXXIII. — A la même
XXXIV. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle
XXXV. — A Martial Daru
XXXVI. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle
XXVXH. — Mélanie Guilbert à Henri Beyle
XXVXIII. — A sa sœur Pauline
XXXIX. — A Monsieur Mounier, auditeur au
Conseil d'Etat, secrétaire de S. M.
l'Empereur et Roi, à Schœnnbrunn. .
XL . — A sa sœur Pauline
XLL — A M. Krabe, membre de la Chambre de
Guerre et des Domaines
XLIL — A sa sœur Pauline
XLHL — A Félix Faure
XLIV. — Au même
XLV. — A sa sœur Pauline
s»
TABLE DES MATIERES 319
; XLVI. — A la même 224
', XLVII. — A la même 226
:.| XLVIIl. — A la môme 226
^1 IL. — A Louis Crozet 229
■> L. — Au même 23i
LI. — Au môme 234
LIL ^ Au même 236
. ^ LUI. — Au même 239
:. LIV. — Au même 240
'} LV. — Au même 242
T LVI. — Au même 246
LVII. — Au même 247
LVIII. — Au même 250
LIX . — Note pour le libraire 253
:£ LX. — Au baron de Marestc 256
'* LXI. — Au même 257
'-^ LXII. — Au mcnie 259
' "' LXIIl. — Au même 261
' / LXIV. — Au môme 264
• ^ LXV. — A xMadame *** 266
;) LXVI. — A M. le comte Daru 269
; LXVU. — A madame *** 270
LXVIII. — Au baron de Mareste 271
LXIX. — Au même 274
tLXX. — A Métilde *** 275
LXXI. — A madame *** 276
l LXXII. — Au baron de Marestc 277
^ LXXllT. — Au même 278
• LXXIV. — Au même 280
LXXV. — Au même 281
LXXVL — A V. de la Pclouze 282
'' LXXVII. — A Alphonse Gousolin 283
' LXXVIIL — Au baron de Mareste 28G
LXXIX. — A M. Viollct-le-Duc 287
LXXX . — A Alphonse Gousolin 288
LXXXI. — Au baron de Mareste 290
'' LXXXIL — Au même 292
%.XXX1IL — Au même 293
•'LXXXiv. — Au même 294
■' LXXXV. — Au même 295
aiO TABLE DES MATIERES
i"
1
(
I
G
F
c
o
t.
I
vj. LXXXVL — A M. Levavasseur, éditeur à Paris.
fi- LXXXVII. — Au baron de Mareste
f ' LXXXVIII. — Au môme
V"' LXXXIX, — A X***
^* : XC. — Au baron de Mareste
'•^„ ... XCI. — Au même
;■■•• ■ XCII. — Allenri Dupuy
V;^ XCIIL — A Sutton-Sharp, à Londres
XCIV. — A Paul de Musset
' XCV. — A II. de Balzac
^' XGVI. — Au D-^ Laverdant
• •
»
Imp. F. Imbert, 7, rue des Canettes.
I.
!■
H'
STANFORD UNIVERSITY LIBRARIES
CECIL H. GREEN LIBRARY
STANFORD, CALIFORNIA 94305-6004
(415) 723-1493
Ail books may be recalled after 7 days
DATE DUE
I
PQ 2436 .A2 .37 1892
^«'^•n»^ cf egotltme
Stanford
PQ
2436
.A2.S7
1892
3 6105 035 369 425
i
STANFORD UNlVERSfTY UBRARIES
STANFORD, CAUFORNIA
94505